Madame Gabrielle Lefèvre arracha lenveloppe dun geste si brusque que les convives sautèrent, les cuillères rangées sur les assiettes sentrechoquant. Ses doigts, vernis dun rouge éclatant, senfoncèrent dans le papier comme des ongles. Le notaire, maître Leclerc, posa fermement et calmement sa paume sur elle.
Je suis désolé, madame, dit-il dune voix posée, cet acte ne vous revient pas.
Un silence funèbre sabattit dans la salle. Seul le tictac de lhorloge murale se faisait entendre, accompagné du cri lointain dun enfant qui jouait dans la cour. Antoine se recroquevilla sur sa chaise comme sil voulait disparaître; la femme à côté de lui le regardait avec curiosité, sans rien comprendre.
Je restai immobile. Il y a dix ans, je tremblais, je suppliais pour ne pas être humilié. Aujourdhui, je savais que leur emprise sur moi était terminée.
Le notaire déchira lenveloppe et sortit quelques feuilles. La première portait la signature de mon beaupère, Henri Duval, décédé il y a quelques mois. Sa voix, claire et autoritaire, annonça :
Le testament a été rédigé trois mois avant le décès. La seule héritière est Marion Dubois.
Les parents se mirent à parler à haute voix. Les tantes séchangèrent des regards, les oncles toussèrent, un petit garçon gloussa sans saisir la portée des mots.
Quoi! sécria Madame Lefèvre. Cest une imposture! Il naurait jamais fait cela!
Tout est écrit noir sur blanc, poursuivit le notaire. «Je lègue lensemble de mes biens, y compris la maison et les terres, à lancienne épouse de mon fils, qui na pas quitté la famille de son plein gré mais a été expulsée.» Il a même ajouté les raisons de son geste.
Antoine se leva discrètement. Sa nouvelle épouse séloigna brusquement, comme une inconnue.
Je pris une profonde inspiration. Javais connaissance du testament bien avant ce jour, mais le prononcer à haute voix, devant tous, avait une toute autre gravité.
Donc cétait marmonna la bellemère. Tu nous as toujours épargnés! Et maintenant tu veux nous arracher la maison?
Je me redressai. Ma voix était calme, mais ferme comme lacier :
Je ne prends rien. Vous mavez volé dix années de ma vie en me chassant. Mais votre mari a tout vu et a décidé autrement.
Nose pas! sécria-telle. Tu nes rien!
Je suis la propriétaire de cette demeure, rétorquaije sans hésiter.
Le silence salourdit. Tous les regards se plantèrent dans les miens.
Mais ajoutaije après un instant, je ne vous chasserai pas. Jai ma maison et mon commerce. Tout ce que je veux, cest la justice.
Antoine leva les yeux, incrédule :
Alors tu nous la laisses?
Je vous accorde le droit dy habiter, expliquaije. Mais le bien mappartient. Vous navez plus le pouvoir de me rabaisser.
Madame Lefèvre semblait brisée. Sa voix trembla, se réduisant à un chuchotement :
Tu veux me détruire
Je la regardai droit dans les yeux :
Non. Je veux que tu comprennes ce que cest que de dépendre de la volonté dun autre.
Le notaire rassembla les documents et se redressa.
Tout est en règle. Dès aujourdhui, la propriétaire est Madame Marion Dubois.
Je lui donnai un baiser rapide, puis sortis. Lair était frais, le soleil se couchait derrière le vieux poirier du jardin. Je marchais léger, presque comme en apesanteur.
Rex nétait plus là depuis longtemps, mais jentendis à nouveau le cliquetis de ses griffes sur le gravier, comme autrefois. Cette fois, ce nétait pas une femme battue qui senfuyait, mais une victoire.
Je souris et continuai mon chemin, car plus personne ne pouvait me qualifier de «rien». Jétais moi-même, et cela suffisait à regagner mon honneur et ma vie.







