Le téléphone dAndré Dupont narrêtait pas de sonner. SMS, appels, messages vocauxune dizaine par jour.
«Mélisande, je ne sais plus ce qui ma pris, jai perdu la raison»
«Tu ne peux pas me faire ça, tout ce que jai, cest grâce à moi!»
«Sans moi, tu nes rien!»
Moi, je restais assise dans la petite cuisine de la chambre louée, une tasse de thé au citron à la main, tandis que la neige tombait doucement dehors.
Je ne sentais ni haine, ni pitié. Seulement le calme. Pour la première fois depuis vingt ans, le calme.
Un mois après quil meût expulsée, je suis revenue en ville. Pas chez lui, mais à la mairie.
Dans mes mains, un dossier mince: acte de mariage, acte notarié, demande de partage de la maison.
La maison quil avait tenté de me déloger était en copropriété. La moitié mappartenait.
Il était persuadé que jétais une femme simple, naïve face aux papiers. Mais je me souvenais de chaque centime économisé pour les réparationsles gardes de nuit, les prêts, les primes.
La fonctionnaire du service de la propriété, une vieille dame à lunettes, ma souri :
Bravo, madame Lefèvre. Vous avez tout fait comme il faut. Cet homme na aucune chance.
Pendant que les avocats préparaient le dossier, je recommençais ma vie.
Dans la clinique privée où je fus embauchée, tout le monde était courtois. Pour la première fois depuis des années, on me disait: «Merci, Mélisande».
Devant la clinique, un petit magasin de fleurs. Le vendeur, un grand homme aux cheveux gris, nommé Stanislas Moreau, aux yeux chaleureux, me tendait chaque jour une fleur.
Prenez, madame Lefèvre. Les fleurs blanches vous vont bien.
La première fois, jai refusé. La deuxième aussi. La troisième, jai accepté.
Après tant dhumiliations, un simple geste de bonté valait un miracle.
Un soir, le téléphone a sonné. La voix au bout du filtante Valérie, la voisine qui avait vu mon expulsion.
Mélisande, viens il est mal. Il est seul, il boit, il dit des bêtises.
Je ne voulais pas y aller. Mais je suis partie, non par pitié, mais pour voir. Pour vérifier que le passé était vraiment derrière moi.
Le jardin était envahi, le porche écroulé, des trous béants dans les fenêtres.
Sur les marches, André, barbe de trois jours, vieux costume, une bière à la main, mattendait.
À ma vue, il bondit comme sil venait de voir un fantôme.
Mélisande! Mon Dieu, que tu es belle
Toi, tu vieillis, ai-je répliqué dun ton calme.
Il lâcha la canette, baissa la tête. Puis, dune voix tremblante :
Jai compris à quel point jétais idiot. La maison est vide, il ny a plus damis Pardonnemoi. Reviens.
Je le regardais, indifférente. Aucun ressentiment, aucune pitié. Seulement un froid détaché.
André, je ne suis pas venue pour revenir. Je suis ici pour parler de la maison.
Quelle maison? Cest mon domicile!
Non. La moitié mappartient.
Je le frappai du regard, comme si je le frappais.
Tu nas aucun droit! Cest toi qui mas expulsée, devant tout le monde. Jai sorti les documents de mon sac. Tout est déjà chez lavocat.
Ses yeux se sont enflammés, sa voix trembla :
Tu vas me détruire? Après tout ce que jai fait pour toi?
Après tout ce que tu as fait **à** moi, je veux seulement la justice.
Deux semaines plus tard, le tribunal a prononcé: la moitié de la maison mappartient, plus des dommagesetintérêts. Il na assisté à aucune audience.
Après cela, il a appelé, crié, suppliémais cétait trop tard.
Jai vendu ma part et acheté un petit appartement dans le centre de Paris. Pour la première fois, javais ma propre clé, mon propre parfum de café au matin, ma propre sérénité.
Parfois, je repense à cette nuit, debout dans la neige, pieds nus, en peignoir. Cétait mon humiliation la plus profonde. Aujourdhui, cest le point de départ de ma vie.
Un jour, Stanislas, le fleuriste, ma dit :
Vous savez, Mélisande, on ne vit vraiment que lorsquon a tout perdu.
Il avait raison.
Avec le temps, nous nous sommes vus, sans bruit, sans promesses, sans drames. Il venait le soir avec du thé chaud et demandait :
Tu es fatiguée aujourdhui?
Cette simple question contenait plus damour que tout mon mariage.
Six mois plus tard, je lai revu au supermarché. Il était méconnaissablepas rasé, un sac de rosé bon marché, le regard perdu.
Mélisande il a dit, je voulais seulement parler.
Il ny a rien à dire. Tu as déjà tout dit cette nuit-là.
Je pensais que tu me pardonnerais.
Je tai pardonnée, aije répondu. Mais je nai pas oublié.
Je suis sortie. Lair sentait le pain frais et la propreté. Je marchais vers mon chezmoi, vers la personne qui ne mexpulserait jamais.
Derrière moi, le passé restait, silencieux, impuissant, perdu.
Aujourdhui, je sais: cette nuit où il ma mise dehors en peignoir était un cadeau. Sans elle, je naurais jamais compris la dignité.
La fin nest pas la mort. Cest le point doù lon se repousse. Je me suis repoussée. Et je me suis envolée.


