Depuis son enfance, Amélie Dubois était douce et attentionnée. Sa mère ne cessait de répéter :
Ma fille a hérité du tempérament de ton père, Grégoire; il pardonnait tout le monde, aidait chacun, même sil ne vécut que quelques années. Aujourdhui, Amélie poursuit son œuvre charitable, même enfant, elle sauve le moindre insecte qui croise son chemin.
En grandissant, Amélie termina ses études, trouva un emploi et sinstalla dans lappartement de son grandpère René, au cœur du 19ᵉ arrondissement de Paris. Elle resta la même : bienveillante, équitable, toujours prête à tendre la main aux gens comme aux animaux, même quand cela faisait froncer les sourcils de certains.
Elle nest pas du tout de ce monde, cette fille murmurait le voisinage avec un mélange dadmiration et de suspicion.
Un samedi dautomne, la pluie battait les pavés. En rentrant du supermarché, Amélie aperçut devant elle une vieille dame qui peinait à porter deux sacs à provisions, à moitié vides.
Seigneur, comme ses mains tremblent, comme son dos se courbe pensa Amélie, émue par la fatigue qui se lisait sur le visage de la femme. Combien dannées a-telle déjà accumulées?
Sans hésiter, elle rattrapa la vieille dame, qui se révéla être MarieIlienne Lefèvre, résidente du même immeuble.
Bonjour, laissezmoi vous aider, proposa Amélie en saisissant les sacs.
La vieille femme recula dabord, surprise, puis esquissa un sourire timide.
Merci, ma chère, mais je dois encore monter au quatrième étage
Jhabite le deuxième, je peux vous accompagner, répondit Amélie en souriant.
Une fois les sacs déposés dans lappartement, Amélie remarqua le désordre qui régnait ; la pièce navait pas été nettoyée depuis longtemps.
Madame Lefèvre, permettezmoi de faire le ménage, je vois que cela vous fatigue. Je passerai un moment plus tard, après avoir déposé mes courses, proposatelle.
Oh, ma petite, tu nas pas besoin de te donner tant de mal pour moi, déclara la vieille dame, un brin gênée.
Ce nest rien, je vis seule et aujourdhui cest mon jour de repos, insista Amélie.
Ainsi naquit une routine : chaque aprèsmidi, Amélie aidait MarieIlienne, partageait un thé, écoutait les souvenirs dune jeunesse marquée par la guerre, le mari disparu des années soixantedix, le fils installé en Allemagne avec sa femme, les petitsenfants qui ne venaient presque jamais. La vieille dame se plaignait souvent :
Mes enfants ne reviennent que pour attendre ma mort, ils ne voient que largent quils prétendent hériter
Amélie, les yeux remplis de compassion, se contentait de dire :
Vous avez toujours ce piano, nestce pas? Il est beau, même si les meubles sont robustes.
Un soir dhiver, alors que la neige recouvrait les toits de Paris, MarieIlienne tomba malade. Amélie lui rendait visite chaque soir après le travail, apportait repas, médicaments, et parfois, à la demande de la vieille dame :
Ma chère, joue du piano pour moi, jaimerais tant entendre les notes
Les doigts dAmélie glissèrent sur les touches, les accords séchappèrent, et MarieIlienne ferma les yeux, se laissant porter par la mélodie, comme un dernier voyage dans le passé.
Ce rituel devint leur lien. Un jour, alors quAmélie essuyait le plancher, MarieIlienne, la voix tremblante, déclara :
Jai rédigé mon testament. Lappartement ira à mes petitsenfants, mais le piano je le veux pour toi.
Amélie resta sans voix.
Vous savez, Madame, je nai besoin de rien dautre, je ne suis quune simple aideménagère, balbutiatelle.
Rien ne tarrive, ma fille, jai tout prévu, rassura la vieille dame.
Au printemps, MarieIlienne séteignit dans la solitude, le cœur apaisé par les dernières notes jouées sur son piano. La veille de son départ, elle murmura :
Noublie pas le piano, il restera à toi, ne loublie jamais
Le matin suivant, Amélie arriva comme dhabitude, mais trouva la porte close. Elle appela le petitfils, Gérard, le numéro inscrit dans le carnet de la défunte. Aux funérailles, elle pleura comme si elle avait perdu une mère.
Lorsque Gérard et sa sœur vinrent soccuper de la succession, ils découvrirent, au centre de la salle, le piano noir, entouré dun silence lourd. Gérard, grand, élégant, un sourire narquois aux lèvres, dit :
Nous allons faire transporter ce piano chez toi, Amélie. Ta mère aurait aimé que tu le gardes merci davoir veillé sur elle.
Amélie, sous le choc, sentit le poids du cadeau et la gratitude qui lenvahissait. Elle caressa les touches, les larmes coulant le long de ses joues, et chuchota :
Merci, MarieIlienne, vous êtes une âme dune bonté infinie.
Les jours qui suivirent, elle nosa pas sasseoir au piano, la tristesse létreignant. Un soir, après le travail, elle revint, ouvrit le couvercle et découvrit, parmi les cordes, un petit paquet de tissu. À lintérieur, une boîte de bijoux étincelants et une note :
«Amélie, ma chère, ceci est pour toi. Merci davoir illuminé ma dernière année. Si tu veux vendre, vendsen, mais garde au moins une bague en souvenir.»
Émue, elle choisit une simple bague dor, lenfila, puis joua une douce sonate. La boîte, ouverte, laissa entrevoir des colliers, des boucles doreilles, une vieille photo de MarieIlienne jeune.
Elle décida, le lendemain, demmener la boîte à un prêteur sur gages. «Ce sont des bijoux de famille», sexclama le commissairepriseur. «Ils valent une petite fortune,» ajoutatil. Amélie, les poches maintenant pleines deuros, acheta un vieux manoir délabré à la périphérie de Lyon, entouré dun grand jardin, les murs couverts de plâtre qui laissait entrevoir des briques solides.
Elle traversa les pièces, imagina les pièces à rénover, et se promit de redonner vie à cet endroit. Le piano resta dans la salle principale, à labri du vent.
Après huit mois de travaux, le bâtiment se transforma en une maison de retraite chaleureuse. Dans le vaste salon trônait le piano, entouré de canapés et de fauteuils confortables. Les premiers résidents arrivèrent : le vieux Jacques Dumont, et deux sœurs, Anne et Gabrielle, fuyant les ruines dun incendie. Dautres suivirent, âmes seules cherchant réconfort.
Très souvent, les pensionnaires demandaient :
Amélie, jouez un morceau, sil vous plaît.
Elle jouait, les yeux fermés, sentant la présence invisible de MarieIlienne qui approuvait entre chaque note : «Bravo, ma petite!»
Amélie devint la maîtresse de ce petit havre, surnommé «Notre Maison». Les journalistes affluèrent, écrivant des articles sur ce lieu où la générosité dune jeune femme avait transformé la solitude en communauté.
«Vous avez vendu les bijoux pour créer ce refuge? Vous ne regrettez rien?»
Pas le moins du monde, répondit-elle avec un sourire lumineux. Voir ces personnes âgées rire, tricoter, jouer aux échecs avec le vieux Marcel, cest la plus grande richesse que jai pu recevoir. MarieIlienne est heureuse, je le sens.
Deux ans plus tard, Amélie épousa Stéphane Leclerc, un homme au grand cœur qui laida à gérer la maison. Ensemble, ils continuèrent daccueillir les résidents, de faire résonner le piano, et de partager lamour que leur avait transmis la vieille MarieIlienne.







