Attendre son tour chez le médecin

Le brouillard matinal nétait pas encore dissipé que les pas pressés se pressaient déjà devant lentrée de la polyclinique du quartier SaintJust, leurs manteaux dautomne froissés par le vent. Marie Dupont, thérapeute de 28ans, fit accélérer le pas: à huit heures, il fallait ouvrir le cabinet, récupérer les dossiers, remplir le vieux distributeur deau. En franchissant la porte vitrée, elle perçut le bourdonnement des conversationspersonne ne criait, mais la tension était palpable même à travers le verre.

Autrefois, huit généralistes exerçaient ici ; aujourdhui il ne reste plus que quatre. Deux ont rejoint des cliniques privées, une a été mutée au centre hospitalier de la métropole, et une autre a été envoyée en formation longue durée. Le service des ressources humaines affichait un avis de postes vacants, mais aucune candidature nétait arrivée depuis un mois. Selon les estimations, la France manquerait de près de vingttrois mille médecins de premier recours, et ce couloir était le reflet dun problème national.

Marie débarrassa son manteau dans la petite salle de garde. Au plafond, une lampe fluorescente crépitait, dessinant des bandes pâles sur le plafond. Elle consulta lagenda: au lieu des trente consultations prévues, quarantequatre patients attendaient. Les appels nocturnes du répartiteur, les demandes «dinsérer» encore quelques ticketstout sentremêlait en une longue garde. Dixneuf minutes par patient, si on ne comptait pas les pauses pour boire ou aller aux toilettes. En calculant rapidement, elle réalisa que, même au meilleur rythme, elle passerait neuf heures daffilée.

Le premier patient était une femme asthmatique qui jouait nerveusement avec son écharpe. Son rendezvous en ligne était tombé, et elle était arrivée «en direct», craignant une nouvelle crise. Marie lui prescrivit un inhalateur à tarif réduit, la rassura, mais derrière la porte, des voix mécontentes sélevaient déjà. La scène se répétait chaque matin: bousculade, question «qui est le dernier?», dispute, irritation. Les médias parlaient des projets du ministère de la Santé pour réduire le déficit dici lan prochain, mais les gens avaient besoin de soins aujourdhui.

À midi, la file occupait tout le palier. Les badges numérotés étaient épuisés, les patients déposaient leurs souliers sous les bancs pour ne pas rester toute la journée en bottes. Un petit homme hypertendu interrogea Camille, la registratrice, sur la raison pour laquelle le ticket ne valait que trois semaines. Elle haussa les épaules et pointa du doigt les médecins: «Le planning est complet». Marie entendit la réponse à travers la porte entrouverte et sentit un frisson glacial lui parcourir léchine. Trop de gens, trop peu de mains.

Après un déjeuner rapide un sandwich, une pomme, trois gorgées de thé fort Marie décida dagir. Avec linfirmière en chef, elles redessinèrent le planning: les créneaux du matin uniquement sur rendezvous, le soir réservé aux urgences. Elles affichèrent le nouveau tableau près de la réception jusquà la fin du service. Elle retourna à son cabinet, espérant que ces changements allégeraient au moins partiellement le flux. Mais, une heure plus tard, le gardien revint avec la feuille: quelquun lavait arrachée et, à la craie rouge, avait écrit «Ça suffit, vous vous débarrassez de nous?».

Le soir, en refermant larmoire à médicaments, Marie se surprit à sourire automatiquement aux patients. Le premier symptôme du burnout était ce masque de bienveillance qui cache le vide. Dans la salle de garde, les trois autres thérapeutes débattaient de la nécessité que la direction paie les heures supplémentaires. Marie écoutait les répliques hachées, imaginant les gens, toujours coiffés décharpes et de bonnets en feutre, qui reviennent chaque matin. Elle se coucha à onze heures, mais ne sendormit que vers deux.

Le lundi suivant, le froid était mordant. De la fine givre orna les vitrines de la polyclinique, et un courant dair sifflait dans le couloir. Les gens se lovaient davantage dans leurs manteaux, marchant sur place pour ne pas grelotter. À neuf heures, le standard interne ne répondait plus; le vacarme des questions étouffait le combiné. Marie tentait de suivre le nouveau planning, même sil nétait pas encore officiel, et chaque troisième patient exigeait des explications.

À onze heures, la tension atteignit son paroxysme. Une vieille dame en foulard de plume sappuya contre le cadre de la porte: «Je suis arrivée en tram à six heures, et les jeunes ne sont même pas nés quand je suis déjà dans la file». Derrière elle, un homme avec une béquille se plaignait que les vétérans devaient être servis en priorité. Les voix se superposaient, se transformant en un brouhahala registratrice ferma la petite fenêtre, et le gardien tenta de calmer la vague daccusations.

Marie sortit du cabinet, en blouse. «Un instant, sil vous plaît», demandat-elle en levant la main. «Jai une proposition: dès maintenant, je ne vois que les urgences, les autres seront pris en rendezvous laprèsmidi, pour éviter que vous attendiez en vain.» Le public la regarda, méfiant. Certains marmonnaient que la «prise de rendezvous était juste un leurre», dautres se plaignaient de la distance jusquà chez eux. Mais quelquesuns acceptèrent de se disperser, et la tension diminua légèrement. Marie sentit lamertume: sans laccord de la direction, cette improvisation ne tiendrait pas longtemps.

Une heure plus tard, le directeur général la convoqua. Elle ôta son manteau et se dirigea, chaussée de sabots désinfectés, vers le deuxième étage où la porte était barrée par un panneau «Réunion». À lintérieur, le directeur, le responsable des soins et le chef de la réception étaient assis autour dune table, sur laquelle trônait le registre des tickets, jauni par les marques. Le responsable des soins, sans préambule, déclara: «Les patients ont déposé une plainte collective. Sept signatures. Ils estiment que les médecins sabotent le service.»

Les oreilles de Marie brûlèrent. «Nous ne pouvons pas tenir la charge physique», réponditelle. «Quatre cent deux consultations par semaine pour quatre médecins, ce nest ni sûr, ni qualitatif. Nous avons deux options: ou bien prescrire à laveuglette, ou réorganiser le service. Je propose de créer des groupes dentraide: les jeunes aideront les aînés à prendre rendezvous en ligne, et nous libérerons une heure chaque jour pour les cas urgents. De plus, si un patient ne se présente pas à son créneau, le ticket passe au suivant.»

Un silence lourd sinstalla quelques secondes. Le directeur se pencha en arrière. «Les gens se plaignent que cétait plus simple avant: la file était vivante, tout de suite». «Avant nous étions deux fois plus nombreux», rétorqua Marie, la voix légèrement plus forte. «Aujourdhui le manque de personnel nest pas seulement le nôtre. Le pays compte vingt mille postes vacants. Si rien ne change, demain nous aurons une autre plainte, et aprèsdemain, une ambulance dans notre couloir.»

La discussion se termina brusquement. Le directeur acquiesça: «Très bien, lancez le projet pilote dans votre secteur, compterendu dans deux semaines. Mais prévenez votre équipe: la première défaillance et vous revenez à lancien planning.» Marie sortit du bureau, et à ce moment, les premiers flocons humides de neige tourbillonnaient dehors. Il ny avait plus de retour possible.

Le programme pilote apporta de petites, mais visibles, améliorations. Les couloirs de la polyclinique étaient moins bondés, les patients nattendaient plus toute la journée. Au seuil des cabinets, il ne restait quune courte file, principalement composée de ceux venus avec une urgence non prévue.

Les consultations devinrent plus organisées. Marie accueillit son premier patient selon les nouvelles règles: une vieille dame qui, grâce à son voisin Julien, avait pu prendre rendezvous en ligne. Julien, patient de Marie depuis longtemps, se proposa volontiers daider: «Il suffit dexpliquer aux aînés comment ça marche, sans se précipiter.» Son enthousiasme créa progressivement un petit groupe de volontaires prêts à assister les plus âgés, même à les accompagner jusquau cabinet.

Malgré cela, la charge de travail restait élevée. Le nombre quotidien de consultations avait baissé, mais la sensation que le travail ne sallégeait pas persistait. Marie restait souvent tard, rédigeant les rapports du projet pilote, réfléchissant à de nouvelles améliorations. Elle craignait que ladministration perde vite son intérêt dès les premiers obstacles.

Puis une délégation de lhôpital du quartier arriva pour évaluer le nouveau système. Marie, nerveuse, leur montra les changements: la prise de tickets, la réduction des files, les groupes de volontaires. Une présentation claire, sans fioritures, permit de mettre en lumière les progrès. Heureusement, la délégation salua leffort du personnel: même si le problème nétait pas résolu radicalement, la direction prise était prometteuse.

Marie réalisa alors que, pour elle, peu de choses avaient changé. Le travail exigeait toujours toute son attention, et les soirées la laissaient à peine en force pour rentrer chez elle. Néanmoins, lapprobation de la délégation lui apporta un sentiment de satisfaction. Ladministration fit savoir que le projet serait soutenu, et cela constituait déjà un pas en avant.

À lentrée de la polyclinique, de nouveaux panneaux affichaient les informations de prise de rendezvous, les coordonnées des volontaires, et les actualités utiles aux patients. Laccueil était plus animé, mais nettement plus calme. Marie remarqua que les patients commençaient à se remercier mutuellement, saidant à sorienter dans le nouvel ordre.

En fin de compte, Marie comprit que cela ne faisait pas disparaître la fatigue permanente, mais que cela lui donnait un peu plus de confiance: ses efforts nétaient plus invisibles. Chaque «merci» des patients lui redonnait de lénergie, même si ces mots sonnaient parfois avec une pointe de tristesse.

Un soir, alors que les stores étaient tirés et que la lumière des réverbères caressait la neige, une atmosphère chaleureuse enveloppa la polyclinique. Les gens rassemblèrent leurs affaires, ajustèrent leurs bonnets et leurs gants, et sortirent dans la nuit. Marie ferma son cabinet un peu plus tôt que dhabitude et regagna la salle de garde.

Chez elle, allongée dans son lit, elle tourna longtemps les idées en boucle. Peutêtre sadaptaitelle enfin à ce nouveau rythme, et elle commençait déjà à imaginer dautres améliorations. Le prix était élevé: rester constamment à laffût du planning, mais désormais elle disposait dune petite équipe partageant sa vision.

Le lendemain matin, elle se réveilla avec la conviction que son travail apportait enfin des changements concrets. Ce nétait pas une révolution, mais qui a déjà dit que les petits pas ne mènent pas à un grand chemin? Même la fatigue, qui rongeait encore ses forces, ne semblait plus si désespérée. Marie laissa échapper un léger sourire, prépara un thé frais. Un nouveau jour sannonçait, et chaque jour serait un peu meilleur que le précédent. Ainsi, elle apprit que la persévérance collective, même dans les plus petites actions, transforme la lourde charge en une marche plus supportable vers un avenir plus humain.

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