Je mappelle Pierre, père de Maëlys, une jeune femme de vingtdeux ans. Chaque matin, vers dix heures, nous quittons notre appartement à Lyon, juste après le petit déjeuner. Le bout du mois de mars reste encore frais : des flaques deau brillent sous nos pas, vestiges des neiges fondues, et un vent léger nous rappelle que le printemps na pas encore pleinement réveillé la ville.
Maëlys, avec ses cheveux châtain clair attachés en chignon, paraît comme nimporte quelle étudiante, sauf quelle est constamment sur ses gardes, prête à réagir au moindre bruit. Il y a quelques semaines, son psychologue lui a conseillé dintégrer le service de jour dun centre spécialisé dans les troubles anxieux. Jai accueilli cette suggestion avec un mélange despoir et dinquiétude; lidée dun «service de jour» sonnait alarmante, pourtant je voulais croire que cela laiderait.
Comme les jours précédents, nous avons marché jusquà larrêt de tramway le plus proche. Jai ralenti au feu rouge pour éviter que les klaxons ne leffraient, et nous avons atteint la clinique en toute tranquillité. On nous a expliqué que le service de jour fonctionnait comme une thérapie prolongée: les patients y restent presque toute la journée, mais reviennent chez eux le soir. Pour les proches, les visites sont autorisées de neuf heures à dixhuit heures, à condition de respecter le protocole: déposer le manteau au vestiaire, mettre des couvresemelles et mettre son téléphone en mode silencieux. Jai moimême éteint le son dès lentrée, de peur de surprendre Maëlys avec une sonnerie.
Depuis le matin, je sentais la tension monter: nous allions passer plusieurs heures entre des couloirs blancs éclairés dune lumière uniforme et des discussions feutrées entre les médecins. Mes dernières semaines ont été éprouvantes. Je travaille dans une petite agence de recrutement, où je passe mes journées à appeler des candidats et à gérer plusieurs dossiers à la fois. Lanxiété de Maëlys sest lentement installée pendant ses études: elle a commencé à manquer les cours, à craindre les foules, à se plaindre de palpitations avant les examens. Au début, je pensais à un simple stress étudiant, mais après quelques crises de panique, nous avons consulté un spécialiste. Cest alors que jai compris quil fallait ralentir le rythme de vie et veiller de plus près sur ma fille.
Je me suis préparé, enfilant mon manteau long et chaud dans le vestiaire, puis jai mis les couvresemelles. Maëlys a serré ma main avant que linfirmière ne laccompagne pour son premier examen. En parcourant le couloir, jai aperçu dautres personnes: des quarantenaires, certains visiblement nerveux, dautres plus détendus. Dans un coin, un couple échangeait à voix basse; leur fils devait être patient. À côté, une femme épuisée, le sac sur les genoux, tentait de sourire aux infirmières qui passaient. Latmosphère était pesante, chacun attendant son tour pour voir un proche, sans vouloir poser de questions indiscrètes.
Dabord, je suis resté en retrait, mes propres inquiétudes me consumant: que diront les médecins de Maëlis? Le diagnostic seratil plus grave quun simple trouble anxieux? Mais à côté de moi sest assise une autre mère, dune cinquantaine dannées, cheveux courts et une petite boucle doreille. Son regard fatigué laissait entrevoir une bonne dose de chaleur. Jai pris place près delle, lui ai adressé un signe de tête et elle a répondu dune voix douce: «Vous êtes ici pour la première fois?». Elle sappelait Lucie et ma expliqué que le centre avait une approche plus humaine que les hôpitaux où elle était allée auparavant. Nous avons parlé de nos enfants, des groupes de parole et des ateliers proposés aux proches. Lucie a mentionné que des séances de conseil commun étaient organisées, ce qui ma rassuré.
Linfirmière, vêtue dune blouse claire, est venue nous dire que les rendezvous des spécialistes étaient parfois imprévisibles; il fallait parfois patienter trente minutes, voire une heure. Jai jeté un coup dœil à ma montre, rappelé que je devais passer rapidement au bureau, mais je me suis dit que rester auprès de Maëlis était plus important. Lucie, remarquant mon agitation, ma proposé daller prendre un thé au petit café du rezdéchaux. Nous sommes descendus, avons trouvé une petite table sous une lumière tamisée. Jai versé du thé, mais le goût me semblait fade, mon esprit tournait autour de Maëlis. «Elle doit être en examen», pensaisje, en jetant un œil à mon téléphone muet.
À notre retour, le couloir sest animé: les patients sortaient des cabinets, certains se dirigeaient vers les ateliers collectifs, dautres remplissaient des formulaires à la réception. Linfirmière a ramené Maëlis, qui, un peu rougissante, sest assise à côté de moi. Le médecin lui a demandé la fréquence de ses crises, lui a prescrit un anxiolytique léger et la invitée à une session de groupe plus tard. Après être allée aux toilettes, Maëlis est revenue, et Lucie était de nouveau là, cette fois avec sa fille, une petite brune. Elles discutaient à voix basse, et Lucie ma demandé si le médecin nous avait indiqué les horaires des groupes. Je navais pas encore de réponse, mais jai senti que nous allions rester longtemps.
Des souvenirs dune conversation difficile avec Maëlis, remontés dil y a un an, ont refait surface: elle me parlait de limpression détouffer, de ne pas pouvoir respirer pleinement. Je lavais rassurée en expliquant que ce nétait quune peur. Aujourdhui, dans ce couloir presque silencieux, je réalisais que ces sensations mappartenaient aussi. Les petites contrariétés du quotidien un appel client, une dispute familiale me faisaient serrer les poings. Je me disais toujours que ce nétait que de la fatigue, mais en voyant les autres parents sur le quivive, jai compris que chacun cachait ses propres angoisses.
Vers le milieu de la journée, certains proches ont trouvé un compromis avec leurs inquiétudes: certains ont sorti leur cigarette, dautres ont feuilleté les brochures sur les programmes de thérapie. Jai remarqué une affiche annonçant des consultations complémentaires pour les proches, avec en gros caractères: «Les troubles anxieux des proches sont tout aussi importants que ceux du patient». Cette phrase ma donné un petit frisson despoir. Autour de moi, Lucie attendait patiemment sa fille, un couple discutaient vivement, probablement inquiets pour leur fils. Tous étaient là pour soutenir un être cher, mais il était évident que beaucoup cherchaient aussi du réconfort.
Un médecin de garde est passé, ma souri et ma demandé si tout allait bien. Jai hoché la tête, même si mon cœur battait la chamade. Cette prise de conscience, que je cachais longtemps mes propres peurs parce que je pensais que «les mamans ne doivent pas être faibles», ma traversé comme un éclair. Le docteur, en fin de journée, ma proposé de rejoindre un groupe de soutien pour les parents épuisés. Jai senti que le moment décisif était arrivé: soit je continuais à faire semblant davoir tout sous contrôle, soit jacceptais dêtre moi aussi en besoin daide. Au fond de moi, jai choisi la seconde voie.
En respirant profondément, jai levé les yeux vers lhorloge au bout du couloir; le créneau de Maëlis allait se terminer, suivi dune brève entrevue avec les spécialistes. Je savais quil ny avait plus de retour possible: il fallait que je soutienne ma fille, mais aussi que je me regarde en face. Sans vraiment savoir comment lexprimer, jai serré les poings, me levé et, avec une détermination nouvelle, jai compris que le choix que je venais de faire allait changer notre avenir.
Maëlis est sortie du cabinet, les épaules affaissées, alors que laprèsmidi sassombrissait. Le soleil grisâtre filtrait à travers les grandes fenêtres, et elle ma annoncé que le médecin lui avait prescrit un traitement pour les semaines à venir, avec une évaluation régulière. Le psychiatre a proposé une consultation conjointe, mais nous devions attendre un peu. Jai esquissé un sourire à ma fille, sentant son tremblement, signe quelle était fatiguée dune séance trop longue. Un soulagement mitigé ma envahi: Maëlis obtenait de laide, mais nous devions tous les deux faire preuve de patience.
Lucie, devenue rapidement une amie du jour, sest approchée et sest assise à côté de nous. Sa fille feuilletait une brochure sur les ateliers de groupe. Je lui ai demandé comment se passait lévaluation. Elle a répondu dune voix un peu distraite: «Je pense quon aura besoin de plusieurs séances. Le programme comprend des exercices, des conférences, des échanges avec les spécialistes.» Elle a jeté un regard chaleureux à Maëlis et a ajouté: «Tu sais, Pierre, nos enfants espèrent que nous saurons les guider, mais nous aussi, parfois, nous nous sentons perdus.» Son commentaire a résonné en moi comme une chaleur qui montait à la gorge.
Les patients circulaient dune porte à lautre, les parents tentaient de ne pas gêner le bon déroulement des soins. Certains lisaient un livre, dautres jetaient un œil à leur montre: les séances pouvaient sétendre jusquà dixhuit heures. Mados a commencé à me faire mal à force de rester assis, alors jai proposé à Maëlis de faire une petite promenade dans le couloir. Elle a accepté, semblant un peu apaisée; le médicament devait calmer son anxiété aiguë. En marchant près du tableau dinformations et des gobelets en plastique, Maëlis ma demandé doucement: «Maman, estce que toi aussi tu ressens ces peurs?» Jai haussé les épaules, admettant que le stress du travail me prenait parfois au piège. Son regard ma donné un petit soulagement, comme si je retrouvais une partie de moi-même.
Une infirmière est revenue, nous annonçant que le thérapeute familial nous attendait dans une petite salle dédiée aux consultations en binôme. Nous avons laissé nos téléphones dans le silence du voile de ma jupe et sommes entrés. Le docteur, quinquagénaire au regard bienveillant, nous a dabord écouté, puis sest tourné vers moi.
«Comment allezvous?», atil demandé à voix basse. Jai senti un frisson de peur, mais jai rappelé les tremblements de mes mains, les sueurs nocturnes, les inquiétudes floues. Jai répondu que ce nétait pas simple. Il a alors expliqué que le centre proposait des groupes de parole non seulement pour les patients, mais aussi pour les proches souffrant dépuisement émotionnel. «Si vous le souhaitez, nous pouvons vous inscrire à une consultation avec notre psychologue,» matil proposé. Jai jeté un regard à Maëlis; elle a hoché la tête, comme pour dire: «Tu peux le faire, maman.» Le cœur serré par la gratitude, jai accepté.
Nous sommes sortis dans le couloir où quelques visiteurs erraient encore. Lucie ma salué dun geste, sa fille, prête à partir, a ajusté ses chaussures. Lucie ma demandé si tout allait bien. Jai souri, un peu fatigué, et jai répondu: «Oui je crois que je vais aussi minscrire aux séances pour les parents. Il est temps de prendre soin de soi.» Elle a acquiescé, rappelant que «si nous ne sommes pas reposés, il nous est difficile daider les autres». Elle ma laissé son numéro pour me rappeler les prochains ateliers.
Jai refermé mon manteau au vestiaire, vérifié que Maëlis navait pas besoin dattendre davantage, puis lai attendue pour quelle chausse ses bottes. Le centre allait fermer dans une heure, et le personnel préparait la liste des patients pour le lendemain. Lucie et sa fille ont dit au revoir, promettant de se revoir aux exercices de respiration. Jai senti un mélange de confusion et de joie: dans ce lieu qui mavait dabord paru étranger, javais trouvé des personnes prêtes à partager leurs difficultés.
En sortant, le vent frais a frappé nos visages. Le ciel était gris et les lampadaires sallumaient lentement le long de la rue. Sur un banc, des gens attendaient leurs proches, leurs regards reflétaient la même peur que la mienne, celle de devoir rester forts pour les autres. Mais désormais, je ne me sentais plus seul. Il y a quelques heures, javais crainte daborder mes propres problèmes, les jugeant comme une faiblesse. Aujourdhui, je comprends que la véritable anxiété grandit quand on la cache aux yeux des autres.
Nous avons marché tranquillement jusquà larrêt de tram, prenant soin que Maëlis ne sursaute pas aux bruits des voitures. Quand le tram a apparu au loin, elle a demandé dune voix basse: «Tu ne regrettes pas davoir accepté ces consultations?» Jai posé ma main sur son épaule. «Pas du tout. Si nous voulons nous en sortir, il faut que nous travaillions toutes les deux.» Elle a hoché la tête, ma légèrement enlacé. Le sentiment que je nétais plus seulement indispensable pour elle, mais que javais aussi le droit de recevoir du soutien, se faisait plus fort.
Le tram a ouvert ses portes, nous avons embarqué côte à côte. Lintérieur était étroit, mais nous nous sommes installés lun à côté de lautre. Je me suis rappelé le nombre de séances bihebdomadaires que le centre recommandait, et jai décidé de me renseigner demain. Lessentiel était que javais enfin pris la décision de ne plus moublier. Maëlis a reposé sa tête contre la vitre, tandis que je ressentais une légère douleur dans le dos, jai redressé les épaules et regardé le paysage urbain qui défilait sous les réverbères. Le soir sannonçait, les lampadaires projetaient une lueur despoir. Le chemin serait difficile, mais nous avions désormais le droit, chacun, de chercher et de recevoir un soutien psychologique. Un petit sourire sest dessiné sur mes lèvres, convaincu que demain pourrait nous apporter, à tous les deux, une nouvelle force.







