12octobre2025
Aujourdhui, en fouillant dans le vieux grenier, jai sorti une boîte aux souvenirs et jai déposé avec soin sur la table les vieilles photographies. Une delles a capté mon regard : je suis là, jeune, vêtue dune robe dété légère, à côté dun homme grand au sourire bienveillant. Michel.
Quarante ans? Plus? Mon doigt trace son visage, comme pour effacer le temps, mais limage reste figée, aussi immobile que la mémoire elle-même.
«Grandmère, cest qui?» a demandé ma petitefille Clémence, dix ans, en se penchant par-dessus mon épaule. Ses doigts curieux sétiraient déjà vers le cliché.
«Cest un vieil ami,» aije commencé en détournant doucement son regard. «Regarde plutôt ces autres.»
Clémence na pas lâché.
«Pourquoi il est sur la photo? Vous étiez proches?»
Jai soupiré.
«Oui, on était très proches, il y a très longtemps.»
«Et aujourdhui, il est où?»
«Je lignore,» aije répondu honnêtement.
En effet, je ne le savais plus. La dernière fois que nous nous étions vus, cétait dans le même parc où cette photo a été prise: le Parc des ButtesChaumont. Il mavait alors annoncé quil partait «pour un peu de travail», puis la suite des événements a changé ma vie à jamais.
«Il te plaisait?» a demandé Clémence, les genoux repliés sous elle.
«Oui,» aije admis.
«Et il taimait?»
Jai réfléchi un instant.
«Je le crois,» aije dit, «mais»
«Mais quoi?»
«La vie parfois tourne si vite que même lamour devient insuffisant.»
Clémence a haussé les sourcils, ne saisissant pas tout, et je nai pas voulu entrer dans les détails. Comment expliquer à une enfant quil existe des lettres qui arrivent trop tard, des trains que lon ne rattrape jamais, même en courant à perdre haleine?
«Tu aimerais le revoir?» a insisté ma petite.
«Non, ma chérie. Certaines choses sont mieux de rester dans le passé,» aije souri doucement.
Jai reposé la photo dans sa boîte, mais Clémence a sauté de son siège.
«Grandmère, cherchonsle!»
«Quoi?»
«Allez, on peut le chercher sur les réseaux! Son prénom?»
«Clémence, arrête»
«Michel, nestce pas?Et son nom de famille?»
«Clémence, stop!»
Il était déjà trop tard. Elle faisait défiler les pages, et au fond de moi, une petite braise sest rallumée. Jai murmuré son nom de famille à voix basse.
«Maman!» sest exclamée Clémence. «Regarde!»
Je me suis fermée les yeux, puis jai levé le regard.
Lécran affichait un homme aux cheveux gris, des rides autour des yeux, mais le même sourire tendre.
«Cest lui?» a demandé Clémence.
Je nai rien répondu, le cœur battant comme si javais de nouveau vingtcinq ans.
«Grandmère?»
«Oui,» aije chuchoté. «Cest lui.»
Clémence a éclaté dun sourire triomphant.
«On lui écrit?»
Jai secoué la tête lentement.
«Non.»
«Pourquoi?»
Elle ne sest pas découragée.
«Grandmaman!» a crié en attrapant mon bras. «Nous lavons trouvé! Écrivons:«Bonjour, vous êtes bien Michel»»
«Non,» aije rétorqué, la voix tremblante. «Tu mas dit que tu laimais!»
«Cétait il y a longtemps.»
«Et si jamais il te cherchait aussi?»
Mon cœur a fait un bond. Et si
Mais non. Quarantecinq ans se sont écoulés, tout a changé. Je ne suis plus la jeune femme de la photo.
«Au moins, montremoi son profil!» a insisté Clémence, parcourant les albums.
«Regarde, grandmaman!Il a un chien!Et on dirait quil est avec une famille»
Je me suis détournée brusquement.
«Tu vois?» aije murmuré. «Il a sa vie, et jai la mienne.»
Clémence sest tue un instant, puis a crié :
«Il annonce quil sera à Paris la semaine prochaine!Cest un musicien, il donne un concert!»
Je suis restée figée. Il était ici, bientôt.
«On y va!» a sauté Clémence, toute excitée. «Tu aimes la musique!»
«Non,» aije rétorqué vivement. «Ça suffit.»
Le soir, quand Clémence sest endormie, jai de nouveau ouvert son profil et lu :
«Tournées dans ma ville natale après tant dannées. Sensation étrange le temps semble figé.»
Sous le post, une photo du même parc.
Le concert était prévu pour samedi.
Jai hésité trois fois avant dy aller, mais Clémence ma suppliée :
«On pourra juste écouter! Même si tu ne veux pas monter près de la scène, ça ne fera rien.»
La salle était presque pleine. Quand il est monté, le vieil homme en costume noir, la contrebasse à la main, jai senti mes doigts se crisper jusquà blanchir les jointures.
Il a commencé à jouer.
Et la mélodie ma frappée comme un éclair: notre mélodie, celle quil avait composée pour moi, cet été lointain.
Clémence a levé les yeux, étonnée.
«Grandmère, tu pleures?»
Je nai pas répondu, je suis restée là, les larmes coulant sur mes joues, la musique se déversant comme le temps qui ne revient jamais.
Après le concert, Clémence a tenté de mentraîner hors de la salle, vers les coulisses.
«Non!» aije arraché son bras. «Je ne peux pas.»
«Mais il»
«Je ne suis plus celle quil se souvient.»
Je suis sortie dans la nuit glaciale, respirant lair frais.
Et soudain, une voix derrière moi :
«Anne?»
Je me suis retournée.
Il se tenait à quelques pas, les yeux écarquillés comme sil venait dapercevoir un fantôme.
«Cest vraiment toi?»
Je narrivais plus à parler.
«Je tai vu dans la salle,» a-t-il avancé dun pas. «Je pensais que cétait une illusion, puis»
Il sest tus.
«Puis tu as pleuré,» a-t-il murmuré doucement. «Et jai compris.»
Clémence sest retirée discrètement, nous laissant seuls.
«Tu jouais cette mélodie,» aije chuchoté.
«Je la joue à chaque concert.»
Nous nous sommes regardés, deux vieillards dont les yeux reflétaient encore la lueur de cette jeunesse disparue.
«Pardonnemoi de ne pas avoir attendu,» aije dit.
«Pardonnemoi de ne pas être revenu à temps,» a-t-il répondu.
Alors, un sourire a enfin traversé mon visage.
«Allons,» aije proposé. «Je te présenterai ma petitefille.»
Clémence, cachée dans lombre, a éclaté de joie.
Enfin, le passé sest ouvert petit à petit, comme une porte qui se remet à craquer.







