Ça y est, le traître tant attendu! sexclame mon père, Pierre Dubois, en serrant la ceinture. Alors, tu vas repartir dun coup dœil?
Papa, mais je suis resté bouche bée. Ça fait vingt ans que je nai pas mis les pieds à la maison et voilà que tu me reproches darriver comme ça?
Si jen avais le pouvoir, je taurais reçu avec une bonne vieille corde au cou! il attrape sa ceinture, la tire un peu plus près. Mais bon, on va régler ça maintenant.
Doucement, doucement! je recule. Je ne suis plus un gamin de cinq ans, je peux bien me défendre!
Voilà ton tempérament! ricane mon père, en laissant enfin la ceinture de côté. Tu attaques les faibles, tu fuis les forts, tu trompes les gentils et tu te mets au service des méchants!
Alors, pourquoi tu ténerverais? De quoi maccusestu? je hausse les épaules. Si jai fait une erreur, ça fait déjà vingt ans, cest du passé, ça sefface!
On peut parler comme ça que si on na rien à se reprocher! évidemment tu veux que tout le monde te pardonne! Mais moi, je nai aucune indulgence à ton égard! rétorque Pierre.
En quoi seraisje coupable? Jai toujours pensé à lécole, même si mes parents ont refusé que je rentre à la maison! Et vous ne mavez jamais répondu quand je vous écrivais!
Ah? me lance mon père, moqueur.
Je tente de reformuler ma pensée, mais le vacarme de la dispute entre mon père et ma mère finit par les faire sortir tous les deux.
Assez! sinterpose ma mère, Marie Dubois. Cest trop! Oust, Michel, hors de là! Honte à nos vieilles têtes!
Je reste figé, comme un pilier de sel. Elle ajoute :
Si Dieu me donnait la force, je tattraperais à la gorge! Tout mon être serait prêt à le faire! Mais je vois que le destin a déjà placé un clou sur tes yeux.
Bien joué, quelquun! ricane mon père, les yeux pétillants. Je lui serrerais la main!
Papa, vous avez perdu la tête? Je suis parti vingt ans, pourquoi cette réception?
Qui ta donné le droit? me demande Pierre. On va te sortir dici, et on remerciera celui qui a fait le travail!
Comment je saurais qui cest? jéclate, la voix tremblante. Jétais dans le bus, je rentrais chez moi, et mon voisin Gaspard ma reconnu, il a voulu me saluer!
À larrêt, un jeune type sest jeté sur Gaspard, la giflé, puis sest enfui. Quand je me suis remis, il avait disparu.
Un héros inconnu! sourit Pierre. Il faudra demander à Gaspard qui ta frappé.
Papa, cest tout ce qui tintéresse? je crie. Parce que je suis parti vingt ans, jai le droit de revenir?
Et à quoi bon, traître, testu besoin? réplique ma mère.
Pourquoi? je demande, énervé.
Parce que sécrie une voix du fond de la cuisine.
Et qui est ce brave? je rugis.
Une silhouette apparaît dans la lumière.
Ce gamin! jenfonce le poing, pointant du doigt le jeune homme.
Beau gosse, mon petitfils! sexclame Pierre, tout sourire. Tu as pas raté le coche!
Quoi? Un petitfils? je recule.
Voilà! ma mère se place devant moi. Cest ton fils! Le petitenfant abandonné!
Je nai aucun fils! je nen ai jamais eu! Et si jen avais eu, je le saurais!
Souvienstoi, il y a vingt ans, tu tes enfui du village! hurle Pierre, la voix brisée.
En fait, je nai pas fui le village, cétait un départ prévu. Jai quitté le hameau bien avant le terme, pour des raisons multiples. Il me fallait traverser le pays pour aller à lécole de marine, et je voulais aussi bosser à côté pour subvenir à mes besoins. Javais une bourse, mais pas assez pour vivre décemment, alors demander de largent à mes parents à lautre bout du pays était compliqué : ils nauraient pu menvoyer que des vivres, et comment les faire arriver?
Une deuxième raison ma poussé à partir : la petite communauté du village était en pleine agitation, les fiançailles senchaînaient, et je ne voulais pas rester bloqué. Jai donc pris le large.
Si on me demandait «Pourquoi?», jaurais répondu : je veux vivre près de la mer, et je ne veux pas rester à la maison pendant que je pars en expédition.
Mon aventure en mer a commencé après le lycée, jai servi dans la marine française, mais rapidement jai compris que la terre ferme nétait pas pour moi. De retour, on ma proposé un poste de mécanicien naval, et avant de commencer les cours, jai profité de quelques mois de liberté.
Après larmée, on raconte que les jeunes se la coulent bien, mais ils se criblent de soirées sans fin. Jai vu ces jeunes qui, dès quils sortent du service, veulent tout faire, sans réfléchir. Jai juré de ne pas finir comme eux, de rester maître de mon destin, même si ça signifie coudre ma propre ceinture et bien serrer le nœud.
Les problèmes dargent, les lettres sans réponse, les promesses non tenues Jai eu ma part dobstacles, mais mieux vaut en souffrir làbas que de languir toute sa vie.
Mon nom a fait le tour du village, les jeunes filles me regardaient comme un futur mari potentiel, mais je nai jamais été vu comme le type à trahir ma famille. En fait, tout le monde voulait mattirer, offrir un futur, même mes parents ont reçu des délégations pour organiser une alliance. Jai compris quon ne pouvait pas protéger le foyer contre les pressions extérieures, alors je suis reparti, un mois et demi avant le terme, comme on dit: «Qui veut le garder, gardera».
Arrivé à Marseille, jai trouvé un travail au port, une chambre dans une résidence étudiante, jai déposé mon dossier de candidature à lécole, et jai envoyé un petit mot à mes parents pour dire que jétais bien arrivé. Leur réponse était un courrier furieux où ils me traitaient de traître, de lâche, de tous les noms quon peut imaginer. Ils écrivaient même que je navais plus de parents, que je navais plus de maison, que je devais finir dans les profondeurs de la mer.
Jétais sidéré, je ne comprenais pas pourquoi ils menvoient ces mots si durs. Jai continué à écrire, à envoyer des lettres, à espérer un signe. Quand jai finalement eu mon diplôme, un seul papier est arrivé de la maison, moitié froissé:
«Que tu coules! Traître! Lâche!»
Et signé Pierre Dubois et Marie Dubois. Jai compris que, quoi quil arrive, ils ne mattendaient plus. Jai signé mon contrat maritime et je suis reparti en mer. Tous les six mois, je mets les pieds sur la terre ferme, jenvoie un courrier, puis je repars, sans jamais attendre de réponse.
Quarante ans plus tard, jai enfin décidé den finir avec ce mystère.
Pourquoi tu fuyais? Pourquoi tu fuyais? je répète, sarcastique. Vous pensiez que je nallais pas voir vos manigances, que vous me marierez à la hâte?
Jai tout vu: les cadeaux, les promesses, le fait que vous saviez que jirai à lécole mais que vous vouliez encore me retenir.
On voulait que tu aies une bonne union, et tu as fait le tour de Béatrice, puis tu tes enfui! sindigne Marie Dubois. Tu as trouvé qui? Un orphelin!
Elle a même venu quand je suis parti, disant quelle attendait un enfant de moi, demandant notre avis! Et nous, quallonsnous faire? Laisser notre petitfils à la merci du destin?
Quand ça sest passé? je demande. Un mois après mon départ, je vous ai écrit, et vous mavez dit de ne pas revenir!
Béatrice nous a dit quelle était enceinte! Et tu lui as dit davorter! répond Pierre.
Cest fascinant, vous voyez? Après que je fusse banni de la maison.
On la prise! Elle na aucun parent! Mais elle porte le petitenfant de notre petitfils! Voilà, les enfants que vous avez élevés!
Appelez Béatrice, je veux parler!
Il ny a personne à qui parler! lance Étienne, le fils de Marie. Sa mère est morte depuis dix ans, on la élevé avec nos grandparents.
Super! je secoue la tête. Et le fils a rencontré son père en plein visage!
Tu ne las même pas tué, mais tu as laissé ma mère enceinte! crie Étienne. Au moins, ma grandmère et mon grandpère sont bons humains!
Alors vous êtes tous les bons, et moi le traître!
Et le lâche! ajoute Pierre, visiblement agité. Tu as fui la responsabilité, tu as envoyé la pauvre fille à lavortement!
Vous avez cru la fille, nestce pas? rétorque Marie.
Daccord, on veut la vérité, alors faisons un test ADN! propose André, lautre André. Sinon je ne prouverai jamais que jai raison! Si je suis le père, on pourra même me crucifier à la porte!
Le test est revenu négatif. Jai remis les résultats à mes parents.
Tout est clair? demandaisje. Béatrice savait dès le départ que je nétais pas le père, mais elle est venue chez vous.
Le problème nest pas que vous avez cru à un mensonge, mais que vous avez accepté que votre fils soit un lâche et un traître! Pendant vingt ans vous ne mavez pas pardonné, et maintenant votre pardon ne mintéresse plus.
Je pensais vous plaindre, mais ça ne tient plus. Alors, adieu! Vous mavez déjà dit au revoir il y a vingt ans.
Je suis parti, et Étienne est resté, à faire croire aux vieux quil est le petitenfant chéri, que le résultat du test était une erreur, que la mère était sainte.
Allez, je te laisse, mon ami. On se revoit bientôt, avec du bon vin et des galettes. Prends soin de toi.







