Campement d’Appartements

Je me souviens dun samedi, alors que le mois de mars seffaçait doucement pour laisser place à avril. Chez Irène et Serge, le dimanche se déroulait comme à laccoutumée : Serge, dès laurore, sadonnait à son passetemps préféré, à la cuisine, où il réglait avec précision les proportions dune nouvelle variété de café. Irène, installée sur le canapé, feuilletait une pile de magazines et dressait une liste de courses, prévue pour laprèsmidi, avant que le temps ne devienne trop mouillé. Dehors, la neige fondante laissait des flaques parsemées de glace sale sur le trottoir. Dans lentrée, un petit archipel de bottes en caoutchouc et de chaussons sétait déjà formé.

Serge leva les yeux de sa tasse :

Tu veux grignoter quelque chose ? Jai trouvé une recette de flans au fromage sans semoule.

Irène esquissa un sourire ; nos plans étaient simples : dîner ensemble, puis chacun vaque à ses occupations. Elle sapprêtait à répondre quand un coup vif retentit à la porte.

Sur le seuil se tenait leur voisine, Sylvie, du dessus. Elle semblait plus agitée que dhabitude, tenant dune main un petit garçon denviron huit ou neuf ans, à michemin entre étranger et voisin.

Excusez lintrusion Nous avons un contretemps : je dois filer à un rendezvous professionnel, et mon mari est bloqué quelque part entre le périphérique parisien et linconnu. Pourriezvous garder Théo quelques heures ? Il est calme voici ses affaires, ditelle en tendant un petit sac à dos décoré dun dinosaure, il na pas besoin dêtre nourri, il a déjà pris son petitdéjeuner. Mais il adore les pommes

Serge lança un regard à Irène, qui haussa les épaules. Qui dautre accepterait si rapidement ? Il fallait parfois aider les voisins. Elle acquiesça brièvement :

Bien sûr, quil reste. Ne vous inquiétez pas.

Théo franchit prudemment le seuil, observant le sol dun air curieux. Ses bottines laissèrent de nouvelles empreintes humides à lentrée. Sylvie expliqua rapidement : le portable de ses parents reste toujours à portée, en cas de besoin appeler soit elle, soit son mari ; aucune allergie ; il adore les dessins animés danimaux. Elle donna un baiser rapide sur le front du garçon, puis disparut.

Le petit ôta son manteau et le suspendit sur le crochet près du radiateur, à côté des affaires dIrène. Lappartement lui sembla un peu plus sombre que le sien, à cause des lourds rideaux du salon, mais il était parfumé dun agréable mélange de café fraîchement moulu et de lair chaud du chauffage.

Alors, Théo, tu veux regarder un dessin animé ou jouer à quelque chose ?

Irène chercha dans sa mémoire les jeux denfance.

Théo haussa les épaules :

On peut regarder des dinosaures? Ou assembler quelque chose

Les trente premières minutes sécoulèrent tranquillement : Serge mit le dessin animé « Parc des Dinosaures » et se plongea dans les nouvelles sur son téléphone. Irène continua à feuilleter les magazines, tout en surveillant le nouveau venu, installé sur le tapis devant la télé, son sac à dos posé à côté. Mais le sentiment déphémère ne disparut pas, même après trois blocs publicitaires consécutifs.

À midi, les projets des adultes commencèrent à fondre plus vite que la neige sur les radiateurs. Sylvie envoya un message : « Désolée! Nous sommes coincés dans les embouteillages depuis une heure! Nous reviendrons ce soir. » Son père, au téléphone, avait une voix contrite :

Les enfants! Un grand merci! Nous arrivons très vite! Tout va bien?

Irène le rassura :

Oui, oui, tout va bien! Ne vous inquiétez pas.

Puis elle raccrocha, se tourna vers Serge :

On dirait quon devra revoir notre déjeuner

Serge haussa les épaules :

Eh bien, ce sera une expérience de cuisine à deux !

La première gêne se dissipa grâce à la spontanéité de Théo. Il proposa de montrer sa petite collection de figurines de dinosaures (trois en tout) puis demanda la permission daider à préparer le repas.

Serge sy mit sans peine : il sortit des œufs du frigo pour une omelette, et Théo, habile, tapait les coquilles sur le bord du bol même si plusieurs œufs manquèrent le bol. La cuisine se remplit de lodeur du beurre et du pain grillé ; le garçon mélangeait la pâte avec une cuillère en bois, jusquà obtenir une masse qui rappelait du mortier.

Pendant que les adultes débattait quel film convenir à un enfant de huit ans du « Roi Lion » aux comédies françaises dautrefois Théo rassembla en silence tous les coussins du salon pour former une grande pile près de la table basse. En quelques minutes, cette structure devint le « camp de base » de toute la maison, ouvert à tous, quel que soit lâge.

Dehors, le crépuscule sinstalla tôt, les réverbères reflétaient leurs lueurs dans les flaques comme des lucioles sur la neige près de lentrée.

Lorsque les parents de Théo rappelèrent, cette fois les deux en même temps, il devint clair quils ne rentreraient pas avant le lendemain.

Serge fut le premier à rompre le silence :

On dirait quon va passer la nuit ici! Quen pensestu?

Irène le fixa, le garçon affichait un large sourire devant sa forteresse de coussins, sans aucune trace de peur, juste lexcitation dun explorateur prêt à affronter une expédition adulte.

Alors, camp dappartement! sexclama Serge avec solennité. On dîne ensemble! Qui soccupe du menu?

Tous trois cuisinèrent ; cétait étonnamment amusant même pour des adultes habitués aux journées routinières. Théo éplucha une pomme, Serge découpait les légumes pour la salade, Irène dressa la table avec des assiettes en plastique après tout, une ambiance de camp nécessite des ustensiles simples.

Le bruit de la pluie frappant la fenêtre sintensifia, pendant que les conversations tournaient autour des films denfance chacun découvrait que leurs souvenirs appartenaient à des époques différentes et des anecdotes scolaires (Théo raconta lhistoire de sa prof de maths et dun lézard en plastique). Le rire résonnait comme si plus aucun des occupants nétait étranger ; les soucis se dissipaient au parfum des légumes sautés et à la douce lumière de la lampe.

Le salon devint un campement improvisé : quelques draps tendus sur le dos du canapé formaient des tentes, où les règles du camp étaient de parler à voix basse et de se cacher des « esprits de la forêt » (rôle attribué à un hippopotame en peluche). Lorsque les heures sécoulèrent bien audelà du coucher habituel, nul ne pensa à rappeler à Théo lheure du coucher.

Le camp tenait étonnamment bien : les draps ne glissaient pas, les coussins servaient à la fois de murs et de lits. Théo, désormais revêtu dun pyjama trop grand, sinstalla au cœur du camp avec lhippopotame en peluche, le sac à dos à côté.

Irène apporta une tasse de lait chaud et une assiette de biscuits.

Voilà votre ration nocturne pour lexpédition, annonçatelle avec sérieux.

Serge, pour la forme, enroula une serviette de cuisine autour de la tête comme une bandeau.

Dans notre camp, il y a une règle spéciale: après le couvrefeu, on ne parle quen chuchotant! Il fit un clin dœil à Théo, qui acquiesça et se mit à construire un nouveau tunnel de coussins.

La soirée dura plus longtemps que les adultes ne le permettent habituellement. Ils lisèrent à Théo des contes amusants sur un ours maladroit (en changeant à chaque fois le nom des personnages pour les rendre plus « locaux »), discutaient de ce quils emporteraient dans une vraie randonnée. Serge se rappelait sa première nuit chez des amis, où il sétait effrayé par les papiers peints inconnus, et rêvait depuis un an de faire une forteresse de chaises à la maison. Irène évoqua les vacances à la campagne et la fois où elle avait perdu une pantoufle dans une congère devant la porte.

Théo écoutait attentivement, posait parfois des questions: pourquoi les adultes aiment tant parler du passé? Doù viennent leurs petites peurs? Il parlait de lécole et de ses camarades plus sereinement que le jour, personne ne le tirait par le col. Puis il avoua :

Je pensais que ce serait ennuyeux Mais cest comme une fête.

Irène éclata de rire :

Tu vois! Lessentiel, cest la bonne compagnie.

Peu à peu, les conversations séteignirent. Dehors, la rue était presque plongée dans lobscurité, seuls quelques phares perçaient les rideaux. Dans la cuisine, une tasse de thé à moitié vide et une tranche de pain restaient à leur place, personne ne se pressait de nettoyer. Lappartement respirait une légère fatigue agréable, comme si nous avions vécu une journée un peu plus longue que dhabitude.

Irène installa Théo dans la tente de coussins, drapant un plaid jaunerayé, favori de Serge depuis son enfance. Le garçon se lova confortablement. À sa demande, Irène lui lut une dernière histoire: celle dune ville où, la nuit, des bateaux de papier voguent sur les flaques de printemps. Après le conte, le silence sinstalla.

Tu nas pas peur sans ta maman? demanda Irène.

Non Cest amusant juste un peu étrange, répondit le garçon.

Demain matin tout reviendra à la normale Mais si tu veux rester encore, nous serons toujours ravis, compléta Irène.

Théo hocha la tête, les yeux se fermant rapidement.

Lorsque le petit sendormit, respirant calmement, Irène se glissa vers Serge, qui était assis à la table, le téléphone à la main. Un message de Sylvie venait darriver: « Nous sommes enfin rentrés, tout va bien; demain on se lève tôt. »

Je ne mattendais pas à une soirée comme celleci dit Irène en sasseyant sur le tabouret.

Moi non plus, admit Serge, mais cest plus chaleureux que nos dîners habituels.

Ils se regardèrent, comprenant que cet événement inhabituel avait rapproché non seulement le voisinage, mais aussi leur couple.

Le chauffage diffusait sa chaleur, seule la pluie bruissait dehors, le souffle du petit sentendait à travers la porte entrouverte du salon. Serge proposa soudain :

Et si on organisait parfois ce genre de camp? Pas seulement pour les enfants

Irène sourit :

Les adultes ont aussi besoin dun jour de congé imprévu.

Ils convinrent dessayer au moins une fois par mois, même si ce nétait que pour un dîner ou une partie de société.

Le matin arriva vif et ensoleillé, un rayon traversa les lourds rideaux et éclaboussa le sol près du radiateur. Lair frais pénétrait la porte grande ouverte de lentrée. Théo, réveillé avant les adultes, observa les aimants du frigo, puis aida Irène à mettre la table : des tartines au fromage et de la compote de pommes en pot, un menu simple mais parfait pour le camp.

Les parents arrivèrent ensuite; Sylvie était fatiguée mais reconnaissante, le père de Théo interrogea aussitôt le garçon sur ses impressions, et celuici rapporta avec enthousiasme la forteresse de coussins. Serge raconta tout, du couchage à la télévision. Avant de partir, Théo demanda :

Je peux revenir encore? Pas seulement quand maman est occupée Juste comme ça?

Irène rit :

Bien sûr! Maintenant, le camp dappartement, cest chaque samedi!

Les parents approuvèrent sans hésiter, promettant dapporter la prochaine fois le jeu de société « mémoire », au cas où cela serait utile à toutes les générations.

Lorsque la porte des voisins se referma, lappartement redevint spacieux. Serge se tourna vers Irène :

Alors, on invite dautres personnes la prochaine fois?

Elle haussa les épaules :

On verra Limportant, cest que nous ayons notre petit secret contre les weekends ennuyeux.

Tous deux se sentirent un peu plus jeunes, comme sils venaient de réaliser un petit miracle du quotidien.

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Campement d’Appartements
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