Je me souviens, il y a bien longtemps, dune petite pièce du Marais où je vivais avec Antoine, depuis sept ans déjà. Sept ans à me lever chaque matin à ses côtés, à endurer les piques de sa mère, Madame JeanneDubois, qui ne manquait jamais une occasion de me rappeler que je nétais quune intruse dans cette maison.
«Claudine, tu as encore laissé la vaisselle dans lévier», disait-elle en entrant, comme dhabitude, sans prévenir, la clé en poche que son fils mavait donnée avant même notre mariage. Javais demandé à maintes reprises quAntoine la récupère, mais il me répondait toujours: «Ma mère, ma mère».
«Je la laverai après le déjeuner», répliquaije sans quitter ma fourchette. Maxime, notre fils de cinq ans, mâchonnait son porridge, les yeux grands ouverts sur la scène. Il sentait la tension; les enfants perçoivent tout.
«Après le déjeuner!», ricana Madame Dubois. «Toujours je le ferai demain. Et voilà quAntoine rentre épuisé, la maison en bazar. Au moins le petit nest pas comme toi.»
Je serrai les poings sous la table. «Comme moi?» Je suis celle qui veille sur lui quand il est malade, qui lui lit des histoires, qui le conduit à la maternelle, qui assiste à chaque réunion de parents. Mais je me tais, comme toujours.
Elle parcourait la cuisine du regard dune hôtesse exigeante. Or, jadis, elle était elle-même la nouvellevenue: venue dun hameau près de Bourges, installée à Paris dans les années quatrevingt, mariée au père dAntoine. Aujourdhui, elle se croyait parisienne et me traitait de provinciale.
«Cet appartement vient de la grandmère dAntoine», lançait-elle son refrain préféré. «Et vous, vous nêtes quune invitée de passage.»
«Invitée de passage», mappelleret elle le faisait depuis sept ans. Une invitée qui avait donné à ce vieil homme un petitenfant, qui travaillait du matin au soir, qui avait dépensé toutes ses économies pour rénover lappartement.
«Maman, ça suffit», dis-je, lasée.
«Ne me dis pas «Maman»! Cest Madame Dubois! Et souvienstoi de ta place: je suis laînée, donc cest moi qui décide.»
Maxime fronça les sourcils et repoussa son assiette.
«Grandmère, pourquoi tu te fâches contre maman?»
«Finis ton porridge, mon garçon, et laisse ta mère apprendre à tenir une maison.»
Le soir venu, Antoine rentra épuisé. Jessayai à nouveau de le raisonner.
«Antoine, on ne peut plus continuer ainsi. Ta mère débarque quand elle veut, me humilie devant le petit, et je ne supporte plus. Retirelui les clés.»
Il retira ses chaussures sans me regarder.
«Claudine, cest ma mère. Elle est vieille, seule. Lappartement est bien celui de grandmère»
«Antoine!», le saisissant par le bras. «Sept ans de mariage, un enfant, cest notre maison!»
«Notre maison, oui, mais légalement lappartement est à mon nom. Et elle était déjà habituée à venir quand je vivais seul»
«Alors donnemoi la moitié, officiellement.»
Il grimaca comme sil avait une dent qui lui faisait mal. Pourquoi tant de paperasse? Nous nous aimions, mais lamour ne sécrit pas sur les titres.
Une semaine plus tard, mes parents arrivèrent. Ils devaient rester dix jours, garder Maxime pendant que nos vacances touchaient à leur fin. Pierre, ouvrier dusine, et Marie, infirmière à lhôpital, étaient simples mais toujours prêts à aider. Quand nous avions refait la salle de bains, ils avaient déboursé deuxmille euros ; lorsquon avait acheté de nouveaux meubles, ils avaient ajouté un millier deuros. Quand Maxime était tombé malade, cest leur argent qui nous a sauvés.
«Merci dêtre venus, maman», le serrai dans mes bras. «Maxime a manqué ses grandsparents.»
«Nous nallons pas vous déranger», sinquiéta mon père. «Cest déjà assez étroit comme ça»
«Ne dites pas de bêtises, papa! Cest notre foyer, faites comme chez vous.»
Antoine accueillit mes beauxparents avec chaleur, mais je sentis son anxiété. Il appela sa mère: «Maman, les parents de Claude arrivent pour une semaine Tout va bien, oui?»
Le lendemain, nous partîmes au travail, laissant les grandsparents veiller sur le petit. Grandmère Véronique lui racontait les oiseaux, grandpère Michel lui montrait des tours de magie.
Vers treize heures trente, ma mère mappela, la voix tremblante.
«Claude, ta bellemère est là Elle crie quon a emménagé sans son accord»
Mon cœur se serra.
«Maman, que se passetil?»
«Elle veut quon fasse nos valises et quon parte. Elle dit que cest son appartement, quelle na invité personne»
Jentendis au loin le ton furieux de Madame Dubois: «Tous ces étrangers! Ils se croient propriétaires! Cest ma maison!»
«Maman, calmetoi. Jarrive tout de suite. Laissemoi parler à Madame Dubois.»
Je raccrochai, pris mes affaires et courus. En chemin, je composai Antoine.
«Ta mère expulse mes parents!»
«Quoi?!Claude, jarrive.»
«Et retirelui les clés, une bonne fois pour toutes!»
Je rentrai en demiheure, au lieu dune heure habituelle. Le sac de mes parents gisait près de lentrée: ils avaient été mis à la porte. En haut, des cris retentissaient: «On ne sinstalle pas ici! Laissetoi soutenir par ta fille!»
Jouvris la porte avec ma clé. Mes parents étaient debout dans le couloir, perdus, ma mère en pleurs, Maxime qui sanglotait dans sa chambre.
«Madame Dubois, questce qui se passe?»
Elle se tourna, le visage rouge de fureur. «Vous avez décidé de vous installer ici! Ce nest pas un hôtel, cest une maison privée!»
«Cest notre maison!», hurlaisje. «À Antoine et moi!Et mes parents sont mes invités!»
«À moi?», ricanatelle, hystérique. «Tu nes rien ici! Tu nas aucun titre! Mais mon fils, oui! Cest moi la chef!»
Ma mère savança.
«Claude, on ferait mieux daller à lhôtel»
«Pas question!», la pris dans mes bras. «Madame Dubois, excusezvous auprès de mes parents, maintenant.»
«Comme si!Ils doivent sexcuser dêtre entrés!»
Antoine arriva, le visage sombre, conscient du drame.
«Maman, que faistu?»
«Antoine, je défends notre foyer! Ils veulent sy installer !»
«Ce ne sont que des invités, une semaine seulement.»
«Une semaine! Et après?Ils resteront pour toujours!»
Je me rendis à la chambre de Maxime.
«Maman, pourquoi la grandmère Valérie atelle crié sur la grandmère Véronique?» demanda le petit.
Une boule monta à ma gorge.
«Mon cœur, parfois les adultes ne sentendent pas. Mais tout ira bien.»
«Grandmère Véronique et grandpère Michel partiront?»
«Non, mon trésor. Ils restent, comme prévu.»
Je retournai au salon, où Antoine tentait de raisonner sa mère.
«Maman, ce nest pas juste.»
«Pas juste? Personne ne ma demandé! Je découvre que des étrangers vivent ici!»
«Ce ne sont pas des étrangers! Ce sont les parents de Claude!»
«Ils ne sont rien pour moi!»
Je me tournai vers Antoine.
«Antoine, parlonsen, seuls.»
Nous entrâmes dans la cuisine, je fermai la porte.
«Antoine, jen peux plus. Soit tu mets fin à tout ça, soit je pars.»
«Claude, ne sois pas impulsive»
«Je ne le suis pas!Ta mère a jeté mes parents dans la rue, a fait un spectacle devant notre fils!Combien encore doisje supporter?»
«Elle sinquiète»
«Antoine.» Je baissai la voix, mais il comprit. «Si tu ne retires pas les clés maintenant et ne me transfères pas la moitié de lappartement, je demanderai le divorce.»
Il pâlit.
«Claude»
«Plus de «Claude». Sept ans dhumiliation! Mes parents ont mis leurs dernières économies dans les travaux! Et elle les jette comme des chiens!»
«Les formalités»
«Pas des formalités, des garanties. Je veux que ce toit soit vraiment à moi, pas une invitée de passage.»
Antoine resta silencieux, les yeux perdus dans la fenêtre.
«Comment expliquer tout ça à ma mère?»
«Demain, je déposerai la demande de divorce. Et je prendrai Maxime.»
Il réalisa que je ne bluffais pas. Sept années, cétait long, mais je ne pouvais plus vivre sous le regard dune étrangère.
«Très bien,» ditil finalement. «Demain, on soccupera de tout.»
Nous retournâmes au salon où Madame Dubois était assise, le visage rouge.
«Maman,» ditil, «donnemoi les clés.»
«Quoi?»
«Les clés de lappartement.»
«Antoine, questce que tu veux»
«Maman, ce nest pas correct. Claude a raison. Cest notre maison.»
Elle pâlit.
«Alors tu me jette?Pour elle?»
«Je ne te jette pas dehors, mais donnemoi les clés et excusetoi auprès des parents de Claude.»
«Jamais!»
«Alors ne reviens plus.»
Elle se leva, tremblante, prit les clés dans son sac et les laissa tomber sur la table.
«Très bien!On verra comment tu survivras sans ta mère!Et cette femme sera la première à te quitter dès quun problème surviendra!»
Elle claqua la porte si fort que les vitres vibrèrent. Le silence sinstalla.
Mes parents restaient là, indécis.
«Pardonnezles,» disje. «Installezvous, cest votre maison aussi.»
Ma mère me serra fort.
«Claude, jaurais dû agir plus tôt»
«Je lai fait, maman. Il nest jamais trop tard.»
Le lendemain, Antoine et moi allâmes chez le notaire. Nous inscrivîmes ma moitié du titre de propriété. Fini le statut dinvitée de passage; cétait maintenant mon chezmoi.
Madame Dubois resta muette trois jours, puis appela Antoine, les larmes au téléphone.
«Mon fils, je ne voulais pas Jétais seulement inquiète»
«Maman, viens, mais comportetoi.»
Elle arriva avec un gâteau et des fleurs, demanda pardon à mes parents. Cétait une excuse, mais ils acceptèrent, généreux comme toujours.
Dorénvant, elle annonçait ses visites à lavance, ne critiquait plus mon ménage, et ne mappelait plus «invité de passage», mais simplement Claude.
Un mois plus tard, mes parents revinrent pour lanniversaire de Maxime, juste avant la rentrée. Personne ne les expulsa. Madame Dubois même aida à dresser la table.
«Tu as eu raison,» me murmura ma mère, seules dans la cuisine. «Tu aurais dû le faire il y a longtemps.»
«Oui, maman. Il nest jamais trop tard.»
Depuis ce jour, plus personne ne me considère comme une passagère. Mon nom figure sur le titre, et Madame Dubois a compris que tenter dexpulser mes parents aurait pu lui coûter son fils et son petitenfant. Son plan de briser notre famille a échoué, et aujourdhui, dans cette maison, je suis la maîtresse des lieux.







