Mon mari traîna les valises bleues de son fils dans mon appartement «Habituetoi, il vit ici maintenant, et ce sera à toi de le nourrir».
Élodie poussait des sacs jusquau quatrième étage, maudissant lascenseur qui refusait de fonctionner. La pluie doctobre sétait infiltrée sous son trenchcoat, et tout ce quelle désirait était une douche brûlante et un instant de silence. Travailler comme architecte dans un cabinet de design lépuisait, surtout quand les clients changeaient leurs plans au dernier moment.
La clé grinça dans la serrure vieillissante du hall, comme si le bois et le métal se soulaient dun même souffle dâge. Élodie ouvrit la porte et sarrêta net. Dans le couloir étroit, deux énormes valises bleues occupaient presque tout lespace libre.
«Théo?» sécria Élodie, en retirant ses bottes détrempées.
Son mari sortit du salon. Pierre, dhabitude souriant et curieux du quotidien dÉlodie, semblait aujourdhui tendu comme une corde prête à rompre.
«Tu reviens, cest ça Écoute, voilà le problème», se frotta la tête Pierre, en pointant du doigt les bagages. «Voici mon fils il va vivre avec nous maintenant.»
Élodie accrocha lentement son trenchcoat au portemanteau, digérant linformation. Théo, le fils de quinze ans de Pierre issu dun premier mariage, habitait avec sa mère dans un quartier voisin. En trois ans de vie commune, le garçon nétait venu que le weekend, et même alors, rarement.
«Quentendstu par «vivre avec nous»?» demanda Élodie, le front froncé.
«Exactement comme ça. Habituetoi et ce sera à toi de le nourrir. Tu es la maîtresse du foyer,» répliqua Pierre, comme sil annonçait lachat dune baguette.
Le sang monta au visage dÉlodie. Trois ans auparavant, lorsquelle avait épousé Pierre, elle avait compris quun adolescent pouvait faire partie du forfait. Mais des visites occasionnelles, cétait une chose ; cohabiter en permanence, cétait tout autre, surtout quand la décision était prise sans le moindre dialogue.
«Tu as décidé, alors tu gères,» déclara Élodie dune voix posée, réprimant lenvie de crier.
Pierre cligna des yeux, surpris par la réaction.
«Comment ça? Nous vivons ensemble, donc»
«Alors informemoi, ne me présente pas un fait accompli,» coupa Élodie. «Où est mon enfant?»
«Maëlys est chez une amie, en train de faire ses devoirs. Elle rentrera pour le dîner.»
Élodie acquiesça et se dirigea vers la cuisine. Sa fille, Maëlys, était en cinquième et passait souvent ses soirées chez son camarade Camille amies depuis la maternelle, leurs parents entretenaient des liens chaleureux.
Des voix étouffées séchappèrent du salon. Pierre parlait à son fils, mais les mots restaient indiscernables. Élodie sortit du frigo quelques provisions pour le souper. Dordinaire, elle préparait des restes Pierre aimait se rassasier, et Maëlys, à treize ans, pouvait engloutir une portion dadulte.
Ce soir, elle fit cuire juste assez de pâtes pour deux personnes, frit deux escalopes et prépara un petit bol de salade.
«Souper!» lança Élodie.
Tous trois sassirent à la table. Théo paraissait incertain, jetant des regards entre son père et sa bellemère. Il avait grandi depuis leur dernière rencontre, plus grand, les épaules plus larges, mais il se tenait toujours raide.
Élodie disposa les assiettes pour elle et Maëlys. Les places devant Pierre et Théo restèrent vides.
«Et pour eux?» sétonna Pierre, surpris par les espaces vides.
«Tu las amené, donc cest à toi de le pourvoir,» répliqua Élodie calmement, en servant les pâtes à Maëlys.
Maëlys haussa les sourcils mais resta muette. Elle avait hérité de sa mère lart de ne pas se mêler aux conflits dadultes, sauf si cétait indispensable.
Théo resta silencieux, fixant son assiette vide. Latmosphère se chargea jusquà pouvoir être découpée avec un couteau.
«Élodie, que faistu?» demanda Pierre, dune voix plus douce que dhabitude, mais chaque mot vibrait de tension.
«Moi? Je dîne. Et toi?»
«Théo est un enfant!»
«Théo est ton enfant. Je nourris ma fille, tu nourris ton fils.»
Élodie mordit une escalope, mâchant sans quitter les yeux Pierre. Pierre, le visage rouge, serra les poings sur la table.
«Maman, je peux aller chez Camille?» demanda Maëlys doucement.
«Bien sûr, mon rayon de soleil. Rentre avant dix heures.»
Sa fille termina rapidement son repas et disparut dans le couloir. La porte dentrée claqua comme un écho lointain.
«Papa, je nai pas vraiment faim,» marmonna Théo.
«Assiedstoi,» rétorqua Pierre, sec. «Ne bouge pas.»
Élodie acheva son escalope, puis passa à la salade. Le silence sétira. Enfin, Pierre ne put le supporter davantage.
«Expliquemoi ce qui se passe!»
«Quy atil à expliquer? Tu as pris une décision tout seul maintenant supportela seul.»
«Nous habitons le même appartement!»
«Dans mon appartement,» corrigea Élodie. «Celui que jai acheté avant de te rencontrer. Dans mon appartement, je fixe les règles.»
Pierre se leva brusquement, renversant sa chaise.
«Tu as perdu la tête? Théo se retrouve sans mère!»
«Que veuxtu dire par «sans mère»?» demanda Élodie, levant les yeux. «Sa mère estelle décédée?»
«Non, mais elle se marie avec un Américain. Elle part aux ÉtatsUnis. Théo refuse de prendre lavion; il veut rester en France.»
«Et tu as décidé de refiler la responsabilité de ton fils sur moi?»
«Je pensais que tu comprendrais!»
«Je comprends que tu ne penses pas quil faille me consulter pour les affaires familiales.»
Élodie se leva et commença à débarrasser la table. Le fracas des assiettes résonna plus fort que dhabitude.
«Théo, va dans ta chambre,» lança Pierre sans se retourner.
«Il na pas de chambre!» explosa Pierre.
«Alors faisle loger chez toi. Ou achète un plus grand appartement.»
«Avec quel argent? Je ne suis pas architecte!»
Élodie sinterrompit, les plats en main. Pierre était ouvrier dans une aciérie, gagnant modestement, tandis quÉlodie, architecte, percevait plusieurs fois plus, il le savait.
«Exactement. Tu nas pas acheté cet appartement, tu ne peux pas décider qui y vit.»
Théo se leva lentement, se dirigeant vers la chambre des parents, le dos courbé comme sil voulait devenir invisible.
«Élodie, réfléchis avec ta tête!» murmura Pierre, baissant la voix. «Où vaisje mettre mon fils?»
«Chez sa mère. Laissela le prendre.»
«Il ne veut pas y aller!»
«Alors chez sa grandmère. Louelui une chambre. Il y a plein doptions.»
«Je nai pas cet argent!»
Élodie déposa la vaisselle dans lévier, se tournant vers son mari.
«Pierre, je ne suis pas contre Théo. Je suis contre que tu prennes des décisions à ma place. Si tu veux que ton fils vive avec nous, discutons des conditions, comme des adultes.»
«Quelles conditions?» demanda Pierre, perdu.
«Qui achète les courses, qui cuisine, qui fait la lessive, qui nettoie, qui paie les factures qui grimperont avec un troisième occupant, qui achète le mobilier le garçon a besoin dun lit, pas dun canapé dans le salon, qui assiste aux réunions parentsenseignants, qui gère les médecins et les cours de soutien.»
Pierre resta muet, se trémoussant dun pied à lautre.
«Astu pensé à tout ça quand tu as traîné ces valises?Ou comptaistu que je prenne tout pendant que tu rentres du travail à un souper chaud et des chemises repassées?» continua Élodie.
«Ce nest pas ce que je voulais dire»
«Alors quoi?»
«Nous sommes une famille maintenant»
Élodie sassit sur un tabouret, observant attentivement son mari.
«Pierre, en trois ans tu ne mas jamais demandé mon avis sur léducation de Théo. Tu nas jamais su comment je me sentais à lidée quil vienne comme un invité dhôtel, quil mange, dorme, parte, sans jamais dire merci.»
«Il est juste timide»
«Peutêtre. Mais ce nest pas mon problème, cest le tien, en tant que père.»
«Que proposestu?»
Élodie ouvrit le frigo, sortit des œufs, du pain et du jambon.
«Je propose que tu nourrisses ton enfant. Et demain matin, nous parlerons calmement des conditions dans lesquelles Théo pourra rester ici.»
Pierre craqua les œufs dans la poêle sans un mot. Élodie se rendit dans la chambre. Théo était assis au bord du lit conjugal, les yeux fixés sur ses baskets.
«Théo,» appela la femme.
Le garçon leva les yeux, les joues rougies.
«Je nai rien contre toi,» dit Élodie doucement. «Mais les décisions qui touchent tout le monde doivent être prises par tout le monde. Tu comprends?»
Théo hocha la tête.
«Bien. Demain, nous déciderons comment vivre ensemble.»
Élodie enfila son pyjama et alla se laver le visage à leau froide, se regardant dans le miroir, voyant le visage fatigué dune femme de trentesix ans qui venait de réaliser que la vie familiale pouvait offrir des surprises plus étranges quun ascenseur en panne.
De lautre côté du mur, les œufs grésillaient, et un père parlait à peine à son fils.
Le lundi matin, Pierre se leva plus tôt que dhabitude. Élodie lentendit bricoler dans la cuisine, le cliquetis des casseroles, le sifflement de lhuile, des jurons étouffés.
«Maman, cest quoi cette odeur?» demanda Maëlys, apparaissant dans la cuisine.
«Ton beaupère prépare le petitdéjeuner pour son fils,» répondit Élodie en versant du jus.
«Ça sent brûlé.»
«Alors quelque chose a brûlé.»
Pierre sortit, le visage rouge, tenant une assiette domelette carbonisée.
«Théo, le petitdéjeuner est prêt!» criatil vers la chambre.
Le garçon sortit, fixa la masse noire, grimace.
«Papa, peutêtre juste du pain et du beurre?»
«Mange ce quon te donne,» rétorqua Pierre, même sil savait que le plat était immangeable.
Silencieusement, Élodie prépara Maëlys pour lécole, lembrassa et la laissa partir. Pierre partit aussi à lusine. Théo resta seul, ses cours ne commençant que le lendemain.
Le soir, le mari rentra, épuisé et affamé. Comme dhabitude, Élodie prépara le dîner pour deux elle et Maëlys.
«Élodie, tu ne peux plus te moquer comme ça,» lança Pierre, assis en face delle, lassiette vide.
«Je ne me moque de personne. Je mange.»
«Théo avait faim toute la journée!»
«Et où étaistu toute la journée?»
«Au travail!»
«Alors demain, laisselui de largent pour le déjeuner ou cuisine le matin.»
Pierre resta muet, réalisant quil navait aucun argument. Après le repas, il alla au supermarché et acheta des plats préparés gnocchis, saucisses, nouilles instantanées.
Le mardi, lhistoire se répéta. Pierre fit bouillir les gnocchis, les brûla jusquà en faire une bouillie. Théo piquait la pâte molle avec sa cuillère et soupirait.
«Papa, je peux aller chez ma grandmère?»
«Pourquoi?»
«Rien cest juste ennuyeux ici.»
«Tiensle un peu, tu ty habitueras.»
Mais Théo ne shabitua jamais. Il errait dans lappartement, regardait la télévision, jouait sur son téléphone. Au milieu de la semaine, il se plaignit que lendroit était étouffant.
«Papa, quand estce que maman revient dAmérique?»
«Elle ne revient pas, Théo. Elle vit làbas maintenant.»
«Je devrais peutêtre la rejoindre?»
Pierre ne répondit pas, mais son impatience était évidente. Il naimait pas cuisiner, faire la lessive ou garder lendroit propre. Le jeudi, une montagne de vaisselle sempila dans lévier, le linge était éparpillé dans la chambre, la poubelle débordait demballages.
«Tout est sur moi!» explosa Pierre le soir du jeudi. «Je travaille, je cuisine, je nettoie!»
«Bienvenue dans le monde des adultes,» répliqua Élodie calmement, rinçant son assiette.
«Tu vois bien que je ne gère pas!»
«Je le vois. Et?»
«Aidemoi!»
«Pourquoi?Cest ta décision.»
Pierre se prit la tête et se mit à arpenter la cuisine.
«Tu es cruel!»
«Je suis cohérent.»
«Théo est un enfant!»
«Théo est ton enfant. Tu es son père. Faisle face.»
Élodie se leva, alla dans la chambre. Une demiheure plus tard, son mari tenta de déclencher une scène, mais chaque fois elle répétait calmement la même phrase :
«Cétait ta décision.»
Le vendredi soir, le téléphone fixe sonna. Pierre décrocha.
«Allô, maman Oui, tout va bien Comment ça va? Théo? Il sadapte» La voix de lautre côté monta en volume. Élodie capta des fragments :
«Il ma appelé! Il se plaint! Il meurt de faim!»
«Maman, sil te plaît»
«Amènele tout de suite! Aujourdhui même!»
Pierre tenta de protester, mais sa mère ne voulait rien entendre. Lappel dura dix minutes. Il raccrocha, soupira lourdement.
«Maman emmène Théo chez elle.»Le lendemain, Théo arriva chez sa grandmère, tandis quÉlodie, sereine, referma la porte de son appartement, prête à reconstruire son univers à son propre rythme.







