Sur le balcon, Nathalie observait, le cœur lourd, sa belle-mère assise dans lobscurité sur le banc de lentrée de limmeuble: doitelle lappeler ou rester muette? Si elle linvite à se lever, MarieThérèse froncera les sourcils et secouera la tête, murmurant quelle restera encore un moment assise. La vieille femme ne sortait prendre lair que lorsque le banc était complètement vide: les conversations de ses voisines urbainessur le logement social, le prix des légumes, les factures délectricitélui étaient incompréhensibles. Ayant vécu toute sa vie dans un petit hameau de la Creuse, elle navait que deux ans de contrainte à partager le toit de son fils avec sa bellefille.
Elle a complètement perdu la tête, soupira Nathalie en se tournant vers Vincent. Il faut enfin exaucer son vœu.
Patiente encore un peu, il ne faut pas précipiter le déménagement, rétorqua son mari.
Il y a deux ans, la maison de MarieThérèse avait brûlé, ne laissant que les fondations. En plus de la bâtisse, sétaient consumés le poulailler, la petite serre et labri à outils. Elle vendait alors des concombres et des tomates du jardin au marché du coin. Quil sagisse dun courtcircuit ou dun appareil laissé allumé, les flammes ont rapidement dévoré la structure, attisées par un vent violent, et la vieille femme sest retrouvée parmi les cendres. Les villageois se souviennent encore du cri désespéré quelle a poussé, couverte de suie, en courant dans la cour noire. Le poulailler avait été épargné, mais la maison était son principal patrimoine.
Après un accident vasculaire cérébral, son fils Thomas et sa bellefille Nathalie lont accueillie chez eux. Longtemps, elle est restée alitée, partiellement paralysée, avant de recommencer à marcher à petits pas.
Maman, reposezvous encore un peu, trop marcher peut vous nuire, implorait Nathalie.
Non, je veux me remettre sur mes pieds, puis retourner à la campagne, rétorquait la vieille femme.
Tout le monde a commencé à penser quelle était confuse, quelle ne se souvenait plus de ce qui sétait passé. Ils cherchaient à la questionner avec précaution.
Vous croyez que je deviens folle? demanda MarieThérèse avec un sourire ironique à Nathalie. Non, je me souviens de tout: le feu, lhôpital, le fait que jirai chez ma voisine Geneviève, aussi seule quelle, pour laider, économiser ma pension et rebâtir doucement. Je sais que vous avez peu de moyens, que ma petitefille Léa grandit et que joccupe encore sa chambre. Je suis une encombre ici.
Personne nosait dire que Geneviève était décédée récemment, que sa maison était désormais partagée entre leurs enfants, prêts à se battre devant les tribunaux. Tous craignaient un second AVC. Geneviève était pour MarieThérèse la plus chère des amies, non seulement par le cœur mais parce quelle habitait à deux pas. Sa sœur cadette, Anne, vivait loin, dans le Nord rigoureux. Les deux fils, Thomas et le plus jeune David, étaient souvent absents; le cadet, Mikhaël, était marin, toujours en mer.
Le plus lourd fardeau pour MarieThérèse était dhabiter la chambre de Léa, étudiante, qui ne pouvait même pas inviter ses amies chez elle. Elle avait limpression que les jeunes filles devaient toujours se retrouver à la maison de quelquun.
Grandmère, aujourdhui on se parle surtout sur Internet, on ne se voit plus! expliquait Léa à sa grandmère.
Mais cest quoi cet «Internet»? sétonnait la vieille femme. On ne peut même plus prendre le thé ensemble.
Ne voulant pas être un poids, MarieThérèse aidait dans les tâches ménagères, mais sa main gauche ne répondait plus bien et chaque geste était une lutte. Lorsquelle apprit le décès de Geneviève, elle pleura longtemps, puis déclara dune voix tremblante :
Mes enfants, pardonnezmoi, mais jai décidé: placezmoi dans une maison de retraite. Thomas, tu as la procuration; je lai signée à lhôpital. Vous pourrez décider pour moi. Sil faut vendre mon terrain pour financer tout ça, faitesle, même sil ne vaut que quelques mille euros!
Nathalie, Thomas et Léa furent outrés, mais peu à peu la vieille femme les convainquit. Thomas soccupa des papiers, évoquant une bureaucratie infernale: il paya le directeur, mais les dossiers stagnèrent. Le temps passait, lautomne approchait, lenvie de changer dair grandissait.
Un soir, à son retour dune promenade, MarieThérèse sexclama dès la porte :
Thomas, si tu ne me conduis pas à la maison de retraite lundi, jirai moimême, daccord! Jirai voir le directeur et lui dirai: «Donnezmoi un lit, lÉtat a déjà reçu largent, il doit me garantir un logement!»
Les weekends, Thomas disparaissait. Le dimanche, il rentra tard, murmura à Nathalie, puis annonça à sa mère quil avait tout arrangé avec le directeur: une chambre lattendait dès le lendemain, même une pièce privée.
À laube, ils montèrent dans la vieille «Renault» de Thomas. MarieThérèse ne comprenait pas pourquoi son fils conduisait vers le village où elle était née alors que la route les menait loin.
Maman, ils ont rebouché la route, il faut faire le détour, répondit Thomas.
Ils traversèrent les villages familiers, puis le hameau où elle avait grandi. La vieille femme ferma les yeux, refusant de voir les ruelles et le terrain quelle avait vendu deux ans auparavant. En ouvrant les paupières, la voiture sarrêta devant un portail: un nouveau chalet en briques rouges se dressait sur le même bout de terre, et au seuil, souriait Anne, sa sœur.
MarieThérèse sentit le vertige, les yeux se brouillant. Quand elle revint à elle, elle embrassa sa sœur, puis, à bout de souffle, expliqua ce qui sétait passé, même comment elle avait failli gâcher la surprise.
Maman, personne navait prévu de vendre le terrain, on a immédiatement décidé de construire! déclara Thomas. On na rien voulu te cacher; on a simplement pris un prêt, et Mikhaël a envoyé de largent. Les travaux ont avancé: trois chambres, une grande cuisine avec terrasse, chaudière à double circuit, douche, toilettes. Anne a déjà emménagé il y a six mois après être revenue du Nord et a aidé à la rénovation. Si tu avais attendu deux semaines, le bâtiment aurait été fini, le poulailler complet, mais tu ne voulais pas patienter. Mikhaël arriverait dans deux semaines, mais tu as tout changé!
MarieThérèse éclata en sanglots, puis en rires, serrant dans ses bras sœur, fils, bellefille, petitefille, sans savoir comment les remercier. Qui aurait cru quune telle surprise se tramait? Le silence qui les avait enveloppés était brisé par une joie si forte quelle aurait pu provoquer un second AVC! Quelle bonheur davoir des proches qui tiennent à vous, même quand le destin joue ses caprices.







