Une Mère Étrangère

«Mère étrangère»

Il faut que vous veniez, toi et ton mari, chez nous, déclara sérieusement Sophie Dubois, nettoyer les fenêtres et battre les tapis!
Quelle proposition intéressante, rétorqua Manon avec un sourire en coin, mais je vais décliner!
Manon, pourquoi? demanda, désemparé, Vincent. Il faut aider ta mère!
Non, pas du tout! affirma fermement Manon, effaçant son sourire.
Comment? Tu refuses? sembrouilla davantage Vincent. Cest pourtant ta mère!
Vincent, nous sommes mariés depuis neuf ans! Astu vraiment un doute sur ma raison? lança Manon, les yeux dans les yeux.
Ce nest pas ce que je pensais, répondit Vincent, en désignant du doigt la bellemère.
Pas besoin de me rappeler que «mère», cest «mère»! insista Manman.
Pourquoi ne pas aider ta mère si elle te demande de laide? demanda Vincent.
Tu y as entendu la moindre demande? interrogea Manon. Elle a simplement dit ce que nous devions faire! Nous lui devons donc quelque chose!
Exactement, nous devons! sexclama Sophie Dubois. Tu es ma fille, lui mon gendre! Mais la dette dun gendre est moindre! En tant que fille, je tai mise au monde, ce qui implique que tu ne peux pas abandonner ta mère en difficulté!
Hmm, réfléchit Manman. Je peux le faire!
Et alors, quelle sorte de fille estu? lança Sophie Dubois.
Tout aussi impertinente que toi! rétorqua Manon.
Manon, quel honte! sécria Vincent. Comment osestu répondre si grossièrement à ta mère?
Jai tout à fait le droit moral de le faire! affirma Manon. Et si tu ne sais pas tout, je ne télèverais même pas la voix contre ma propre femme!
Manon, fit une mine sérieuse Vincent, je ne sais peutêtre pas tout, mais il faut respecter la mère! Aider les parents est essentiel, mais être grossier, cest inacceptable! Il se tourna vers Sophie Dubois. Pardon pour son attitude. Nous viendrons ce weekend et tout réglerons.
Non, nous ny allons pas! frappa Manon du poing sur la table.
Très bien, jirai seul alors! Vincent, sans perdre de temps, prit les rênes de la famille.
Si tu vas chez elle, tu ne reviendras peutêtre plus chez nous! lança Manon en se détournant.
Ah, oui, secoua la tête Sophie Dubois. Ma fille est vraiment formidable!
Cest moi! répondit Manon en se tournant vers sa mère. Pourquoi ne pas demander à Thérèse de laver les fenêtres et de battre les tapis?
Thérèse, cest qui? demanda Vincent.
On ta déjà dit que tu ne sais rien! lança Manon, hostile. Et Thérèse, cest ma sœur, ma vraie sœur! Se retourna vers sa mère. Pourquoi, maman, nappellestu pas Thérèse?
Ou bien elle ne te doit rien, alors que tu me piques le nez? répliqua Vincent, intrigué. Sophie rougit, mais ne voulut pas répondre.
Alors, maman? dit Manon en ricanant. Tu perds tes mots? Tu ne sais plus comment texprimer? Laissemoi taider, sinon Victor se perdrait dans ses suppositions!
Ma mère ne parle pas à Thérèse parce que Thérèse la renvoyée loin, il y a six ans, quand elle sest mariée! expliqua Manon. Cest à ce moment que ta mère a décidé de revenir dans la vie de son autre enfant! Cest alors que tu las rencontrée! Souvienstoi!
Ah, oui, cest vrai! hocha la tête Vincent. Personne ne parlait delle avant quelle napparaisse il y a six ans! Je pensais même que tu navais pas de mère, ni de beaupère.
Ton attention est vraiment top! éclata de rire Manman. Tu nas jamais demandé comment cela sétait passé!
Jallais le faire, mais jai oublié, balbutia Vincent. Puis la communication a repris, mais je ny ai pas prêté attention.
Veuxtu que je te raconte toute lhistoire? proposa Manon, enthousiaste.
Non, pas besoin! cria Sophie Dubois.
Questce qui se passe, maman? Tu as honte? Ta conscience sest réveillée?
Il na pas besoin de savoir! Et ça ne le concerne pas du tout!
Comment ça ne le concerne pas, sil veut nettoyer les fenêtres et battre les tapis? Ça le concerne parfaitement! affirma fermement Manon. Je veux quil comprenne pourquoi je refuse!

***

Quand les parents divorcent, les enfants en paient dabord le prix. Le traumatisme est inévitable, mais des parents raisonnables peuvent en atténuer la gravité. Ils peuvent convenir de visites régulières, sans ressasser le passé ni raviver danciens conflits. Pour lenfant, les parents restent les mêmes, même sils ne vivent plus sous le même toit. Même si les deux adultes ne souhaitent plus être ensemble, il faut préserver une relation humaine pour le bien de lenfant.

Les parents de Manon et de Thérèse ne se posaient jamais de telles questions; ils ne cherchaient quà se séparer.
Je ne paierai pas dallocations! déclara Sophie.
Je ne conteste pas la loi, mais les règles sont là! répliqua Sébastien.
Peu mimporte! Si on me prélève quoi que ce soit sur mon salaire, tu le recevras!
Ah, tu te sépares! lança Sébastien. Cest largent destiné aux enfants!
Alors prendsles en charge! cria Sophie.
Ce sont aussi tes enfants! La responsabilité parentale se partage! protesta Sébastien.
Jen veux plus dentendre! Ce nest pas à propos de toi, des enfants, ou des pensions! gesticula Sophie, furieuse.
Expliquele au juge!

Le divorce devait débuter dans deux jours, mais la situation était loin dêtre ordinaire. Sophie abandonnait non seulement son mari, mais aussi ses deux filles, âgées de dix et douze ans, sans se soucier de leur avenir. La seule chose qui la troublait était le montant des allocations quelle devrait encore verser.

Sébastien, sil était honnête, aurait pu se débrouiller sans ces paiements. Il gagnait correctement, mais il ne supportait pas que son exépouse utilise dautres mains pour gérer les enfants. Il aurait pu vivre tranquillement, à condition de libérer les filles de linfluence hystérique de leur mère.

Sophie, sans perdre de temps, joua un coup déchecs: elle persuada Thérèse, alors âgée de dix ans, de dire quelle voulait vivre avec sa mère. Elle ne supportait plus sa sœur.

Le juge confia la plus jeune à Sébastien, laînée à Sophie. Ainsi, chacun sen sortit à sa façon.

À la fin, Sébastien nobtint quune phrase:
Jai déjà dit que je ne te paierai rien!
Il ne voulut pas se disputer davantage. Mais Thérèse, influencée par sa mère, lança des accusations contre son père et sa sœur dans le tribunal.

Évidemment, lenfant nest pas responsable. Thérèse ne faisait que répéter ce que sa mère lui avait inculqué. Sa mère, Sonia, allait bientôt lui enseigner la même façon de penser.

Sébastien perdit une fille, mais il en gardait une autre. Sa responsabilité envers elle ne disparaissait pas. Il la gardait, même si la perte était douloureuse.

Plus tard, il tenta de retrouver Thérèse, mais Sophie len empêcha. Quand il la surprit près de lentrée, elle fut renvoyée si loin quil ne voulait plus lavouer devant des passants.

Après le divorce, Manon nentendit plus parler de sa mère ni de sa sœur pendant vingtannées. Étrangement, elle nen pleura pas.

Sébastien Proust, père aimant, investissait tout son cœur dans léducation de sa fille. Manon pouvait dire quelle avait eu une enfance merveilleuse, une jeunesse éclatante et quelle était devenue une adulte heureuse, sans jamais se sentir abandonnée ou lésée par labsence de mère, même adoptive.

Elle obtint un diplôme, devint développeuse en informatique, se maria et eut un enfant. Une vie bonne, stable, dont rêvent bien des gens.

Jamais elle nimagina que sa vraie mère frapperait à sa porte après tant dannées. La conversation démarra comme si les deux sétaient vues la semaine précédente, et non vingt ans auparavant. Cela la déstabilisa tellement que Manon la fit entrer, la présenta à son mari, à son petitenfant, et lécouta parler de son quotidien. Sophie ne raconta rien de spécial, seulement les nouvelles du moment et quelques difficultés passagères. Elles parlèrent, puis se séparèrent.

Plus tard, labsurdité de la situation frappa Manon. Elle appela immédiatement son père.
Je ne tai jamais rien dit sur elle, ni le bon ni le mauvais, et je ne le dirai pas maintenant, déclara Sébastien. Je tai élevée pour être intelligente.
Jespère que tu comprendras pourquoi elle est revenue et ce quelle veut vraiment, ajoutail. Je ne suis pas revenu à cause delle il y a vingt ans, mais je ne doute pas quelle ait pu changer.

Manon répondit:
Cest la seule réponse que jattendais. Merci, papa.
Et si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle! conclut Sébastien.

Sébastien nétait pas convaincu que Sophie aurait pu changer, mais il ne voulut pas en parler.

Après cet échange, Manon se sentit plus calme. Son père avait toujours eu cet effet apaisant sur elle. Rassurée, elle commença à réfléchir. Les recherches de lépoque pouvaient être ardues, aujourdhui ce ne sont que des détails. Internet garde les traces de tout. Lessentiel est de savoir chercher.

Manon était développeuse, capable de fouiller les bases de données comme personne. Elle découvrit peu de choses sur sa mère: deux mariages, un divorce, deux enfantsManon et Thérèse. Elle interrogea son père, qui donna son âge mais aucun détail supplémentaire. Sophie détenait davantage dinformations, mais les partageait comme lors dun interrogatoire. On réussit à extraire quelques faits: elle avait étudié, travaillé, épousé, puis déménagé chez son mari.

Manon chercha sur les réseaux les universités locales qui formaient des géographes. Elle retrouva Thérèse, qui accepta de la rencontrer.
Tu vas être prise! affirma Thérèse, sûre delle. Elle ne peut pas le faire seule! Elle a besoin dune victime!
Qui? demanda Manon, perdue.
Une victime! Cest la personne sur laquelle elle sappuiera pour manipuler les autres,! ricana Thérèse. Je ne me suis pas mariée seulement pour ça! Jai fui!
Voilà qui était prête à mépouser, puis à me reprendre, et qui a finalement sauté! conclut Thérèse. Maintenant, oubliela et ne la rappelle pas! Elle mentira tellement que tu nen croirais plus rien! Et à la fin, tu serais la seule coupable!

Manon repartit de la rencontre songeuse.
Prévenu, donc armé, conclutelle. Si une mère veut simmiscer, elle le fera. Mais si elle dépasse les limites, elle recevra la réponse quelle mérite.

Il est curieux de constater que pendant six ans, Sophie ne cherchait que la compagnie. Parfois, elle rendait de petits services, comme le voisinage le ferait. Thérèse ajouta :
Si tu montres ne seraitce quun instant de faiblesse, elle tattrapera dans son filet! Elle tournera ça en ridicule jusquà ce que tu deviennes folle! Elle a même fait entrer deux beauxpères dans un asile pour sapproprier leurs biens!
Manon attendit patiemment, mais finalement, elle obtint ce quelle voulait.

***

Manon finit par pousser son père à révéler toute lhistoire dont il était témoin. Il ne céda quaprès quelle lui parla de son entretien avec Thérèse. Lorsque le récit complet fut assemblé, elle attendit le bon moment.

Vincent resta bouche bée, fixant la bellemère. Il ne pouvait croire ce quil voyait, mais la réaction de Sophie confirmait la véracité des propos de Manon. La femme se figa, son visage rougi et ses gouttes de sueur trahissant quelle restait humaine, pas une statue.

Tu es toujours prête à aller chez elle pour travailler? demanda Manon.
Vincent secoua la tête négativement.
Daccord, acquiesça Manon, tournant le regard vers sa mère. Maman, si tu cherches un contact humain normal, même si tu ne le mérites pas, je ne ten empêcherai pas. Mais toute autre prétention de ta part sera immédiatement rejetée!
Comment osestu! sécria Sophie Dubois. Je suis ta mère!
Cest clair! leva les bras Manon. Personne ne ta tiré la langue! elle sourit. Vaten! Et si tu reviens, je dépose plainte pour harcèlement!
Sophie ouvrit grand les yeux.
On attend quoi? Des jambes? Je peux aider! Des coups magiques jusquà la porte! Vous voulez de laide? cria-t-elle, exagérant.
Sophie se redressa avec dignité, puis se dirigea vers la porte. Manon, ne pouvant plus se retenir, hurla derrière elle :
Courez, ma mère!
Sophie, surprise, reprit son souffle.
Bravo, tu ten sors bien avec elle! lança Vincent, après la fuite de la bellemère.
Questce quelle voulait? haussa lépaules Manon. Elle était absente vingt ans et revient comme si elle navait jamais quitté, en disant que je lui dois quelque chose! Elle sattend à un remerciement que je ne lui donnerai jamais!
Enfin, maman commença Vincent.
Sur le papier, je suis ta mère, mais en réalité, je ne suis quune inconnue, conclut Manon, mettant un point final à lhistoire.

**Leçon :** les liens de sang ne garantissent ni respect ni affection ; cest le respect mutuel, la responsabilité et la sincérité qui construisent les vraies relations.

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