Visite chaleureuse
Tôt un matin de fin mars, Sébastien Durand sarrêta devant les portes vitrées du centre de repos «Le Jardin Clair». Le givre argenté tenait encore sur les branches des châtaigniers qui bordaient lentrée, tandis quune infirmière poussait un seau deau dégivrée sur le pavé. Il glissa son gant, vérifia que lattestation de vigile privé était bien dans sa poche poitrine, puis poussa la porte chaleureuse.
Quarante ans auparavant, il était sorti du parc pour la première fois en tant que cadet de première année ; aujourdhui, à cinquantecinq ans, il pénétrait dans ce luxueux établissement de soins comme nouveau membre de la sécurité. Sa pension militaire assurait le pain quotidien, mais les mensualités du prêt immobilier de son fils et les médicaments de son épouse grignotaient le reste. La formation de reconversion, le certificat médical, le casier vierge tout était derrière lui. Ce jour marquait son premier service.
Ladministrateur, Gilles Moreau, jeune homme svelte au costume impeccablement repassé, guida Sébastien le long du couloir. Aux murs trônaient des reproductions de Monet, une lumière jaune douce filtrait du plafond. « Le poste est près du cabinet du médecin, expliqua Gilles. Vous enregistrerez les entrées, veillerez à ce que personne neffraie les résidents. »
Sébastien sinstalla devant une petite table surmontée de moniteurs de vidéosurveillance. À lécran, le hall spacieux ressemblait à un aquarium: canapés en cuir, machine à café, et à lentrée, une statue en plastique dune grandmère souriante. Il parcourut dun doigt la carte laminée: trois ailes résidentielles, kinésithérapie, piscine. Le luxe était indéniable, mais le bruit de la vie humaine se faisait à peine entendre.
À midi, en accompagnant linfirmière Lydie Pichon lors de la tournée, Sébastien fit la connaissance des résidents. Le colonel à la retraite Armand Mignot, aussi militaire, était sept ans son aîné. Lancienne directrice de département, Marguerite Lefèvre, feuilletait une liseuse électronique. Tous deux hochèrent la tête, leurs regards restaient méfiants, comme sils attendaient un ordre qui tout changerait.
Après le déjeuner, la salle à manger exhalait laneth frais et la vapeur des stérilisateurs. Les pensionnaires aisés dévoraient du saumon diététique, découpant chaque morceau avec la précision dun chirurgien. Derrière une cloison de verre, des petitsenfants en doudounes de marques chères agitaient la main, refermaient leurs smartphones et se hâtaient vers la sortie.
Le deuxième jour, Sébastien sortit dans la cour intérieure. Le soleil timide scintillait sur les dalles humides, et Marguerite, emmitouflée dans un long foulard, scrutait la route. « Jattends ma petitefille. Luniversité est proche, mais le chemin ressemble à un allerretour vers la Lune, » lançatelle en souriant. Au crépuscule, le vigile nota quaucun visiteur nétait passé chez la résidente Litvinova.
Le décor rappelait à Sébastien lhôpital de campagne où reposait autrefois sa mère: pas de marbre, ni dappareils importés, mais la même mélancolie résonnait dans un écho sourd. La richesse ne protégeait pas du vide.
Depuis la troisième aile, il observa Armand Mignot assis longtemps à la fenêtre, la tablette éteinte. La veille, son fils avait apporté des fruits secs, signé quelques papiers, puis était reparti au bout de quinze minutes. Maintenant, le vieux colonel scrutait le ciel gris, comme sil calculait la trajectoire dun tir dartillerie sans cible.
Dans la salle fumeur du personnel, linfirmier André partagea: « Selon le règlement, les résidents peuvent appeler à tout moment, mais leurs téléphones sont muets depuis longtemps les numéros de leurs proches ont changé. » Sébastien acquiesça, notant un autre trait du portrait de la solitude.
Ce soir-là, il déposa dans le hall une boîte de thé envoyée par son fils. Le paquet, estampillé «pour tous», reposait à côté dune carafe deau, mais personne ne sen saisit pour se servir. Un malaise professionnel le traversa: lenvie dintervenir, mais quel pouvoir possède un vigile?
Dans la nuit, en parcourant le troisième étage, il entendit un sanglot étouffé. Dans le salon, sous la lueur dune série télévisée, Thérèse Davy, au doigt serti dun grand saphir, essuyait ses larmes avec une serviette. « Appeler votre fille?» proposatil. « Non, elle se repose à la mer,» réponditelle, détournant le regard vers lécran.
À laube, un plan germa dans son esprit. Au camp, il organisait des soirées familiales avec la cuisine de campagne. Pourquoi ne pas tenter ici? À huit heures, il fit son rapport à Gilles: « Il faut organiser une Journée de la Famille chansons, thé, photobooth. » Gilles ne sy opposa pas et le remit au directeur.
La directrice, Larisa Vassault, tapotait son stylo sur la vitre du bureau. Sébastien resta planté comme un acteur en première scène. « Le budget?» demandatelle. « Je moccuperai des fournisseurs, les musiciens de linternat joueront gratuitement. Le contrôle daccès, cest à moi,» réponditil dune voix ferme, le corps tremblant sous la surface.
Lautorisation obtenue, il imprima les invitations. Des feuilles «Dimanche 31 mars Journée du Partage» apparurent au comptoir. Puis il composa les numéros de la base de données: répondeurs, fax, silence. La première voix humaine appartint à la petitefille de Marguerite. « Si vous réalisez vraiment tout ça, nous viendrons,» déclaratelle. La mission était acceptée.
Le dimanche arriva. Le soleil matinal perçait les rideaux semitransparents du salon, se reflétant sur le carrelage brillant. Dans les coins, des pots de géraniums diffusaient un parfum printanier mêlé à larôme de viennoiseries fraîches de la cuisine.
Sébastien inspecta la salle. Les chaises formaient un demicercle, au centre une petite scène et une enceinte portable pour la musique dambiance. Sur les tables, le thé fumait, à côté des pâtisseries offertes gracieusement par une pâtisserie locale. Il respira profondément: tout dépendait désormais des invités.
Les familles commencèrent à arriver vers midi. La première fut la petitefille de Marguerite, accompagnée de son petit frère; elles apportèrent de vieilles photographies et un gros gâteau au chocolat. Marguerite sourit comme si elle redonnait un premier cours à des étudiants.
Ensuite arriva le fils dArmand, qui redressa son dos, ajusta son blazer comme à lappel. Ils se serrèrent, et la conversation devint fluide, sans la tension habituelle.
À chaque nouvelle famille, latmosphère fondait comme la glace de mars. Les grandmères débattaient de recettes de confiture, les grandspères exhibaient des photos de leurs services. Ceux qui navaient pas de visiteurs sassirent à la même table on leur servit du thé et des pâtisseries, et Sébastien, en douce, les rapprocha les uns des autres.
Au crépuscule, quand le soleil jouait avec les ombres du jardin, Sébastien parcourut la salle. Tous ne furent pas là, mais assez pour que la chaleur revienne. Le brouhaha des voix devint le doux bourdonnement déchanges de numéros et de promesses de visites en mai.
Le rire vibrait encore entre les tables lorsquil aperçut Thérèse Davy. À côté, sa sœur cadette, arrivée en vol matinal, tenait sa main. Elles feuilletaient un vieil album, le saphir sur le doigt de Thérèse ne tremblait plus.
Le service touchait à sa fin. Sébastien aida le personnel à débarrasser, poussa un fauteuil jusquà lascenseur, consignait les noms des invités dans le registre. En lui grandissait une simple conviction: pour une vie heureuse, il ne faut pas tant de choses, juste un peu de persévérance et de respect.
À lentrée, il sarrêta une minute. Au fond du petit jardin, des bourgeons roses perçaient le gravier. Ils cherchaient toujours la lumière. Sébastien sourit, sentant pour la première fois que, à ce nouveau poste, il était exactement là où lon avait besoin de lui.







