Nuit sur le fil du rasoir

28octobre, nuit blanche

Je viens de ranger ma veste bleu marine dans le petit placard du vestiaire et de refermer le loquet. Lair sent le lessive bon marché et la javel qui provient des toilettes voisines. Ma garde débute à vingt heures, mais je suis arrivée un peu en avance pour me changer tranquillement et boire une gorgée de thé noir bien corsé dans mon thermos. Lamertume du breuvage me rappelle que la nuit sera longue. Jajuste mon chemisier blanc sous la blouse, glisse deux gants en latex dans ma poche et sors dans le couloir du service de réanimation lourde.

Le couloir est éclairé dune lumière blafarde, le bruit des pas dune infirmière qui pousse une civière vide résonne comme un écho. Au bout de la fenêtre, la nuit dautomne sétend : quelques lanternes du quartier éclairent le manteau de neige déjà fondu. Je fais un signe de tête à linfirmière du service de jour, qui me tend le dossier des prescriptions, le contact du maître anesthésiste de garde et un vieux bippeur. Trois patients pour la nuit, tous critiques: mesurer la tension, vérifier les perfusions, écouter les poumons et surtout, empêcher quun quelconque incident ne survienne.

Dans la chambre n°6 repose André Pavlet, 78ans, cancer gastrique avancé, pompe à opioïdes, le visage figé comme de la cire. Le moniteur montre un pouls fragile, la saturation oscille autour de quatrevingtquatre pour cent. Jhumidifie les lèvres du vieil homme, redresse son oreiller, vérifie lheure de la prochaine dose de morphine: la douleur doit rester sous contrôle même dans le noir. Ses inspirations se font plus douces, mais un sifflement persiste entre ses côtes.

À la porte suivante, le moniteur clignote pour Nicolas Prudhomme, 25ans, victime dun accident de voiture. Fractures du bassin, contusion pulmonaire, fixation interne. Le cathéter est relié à un drain, des colliers de colle sont posés sur le bureau. Je massure que le récipient durine nest pas débordé et jentends un murmure :

Combien de temps je reste ici?

Deux jours maintenant. Tout suit le protocole, lessentiel, cest de respirer calmement,répondsje dune voix posée. Il ferme les yeux, et je passe à la prochaine chambre.

Puis vient Océane Lefèvre, 43ans, qui vient de survivre à une tentative de suicide : boîte de somnifères vide et désespoir profond. Lestomac lavé, conscience trouble, des bandes roses fraîches aux poignets. Elle se débat sous la couverture, essayant à peine à la décoiffer.

Océane, je suis là. La bouche peut être sèche, laissezmoi lhumidifier,dis-je en lui tendant une boule de coton imbibée deau. Son regard vitreux se fixe au plafond: combien de souffrance fautil pour en arriver aux pilules?

Il est vingttrois heures quinze minutes. Mes premières notes: température, tension, débit des perfusions. Un toux croissante émane de la chambre du vieil homme. Je relève la tête du lit, branche laspirateur, puis des lunettes doxygène. Les râles diminuent, mais les doigts du patient restent froids et cyanotiques.

À peine aije franchi le seuil que le moniteur de Nicolas semballe: saturation à soixanteneuf, la tension chute. Il sest tourné sur le côté, a mordu le tube doxygène, le drain sest déplacé, laissant une tache sombre sur le drap. Je le remets en place, presse une compresse sur la fuite, remplace le flacon de solution et ajuste les paramètres. Le bruit du couloir se fait plus lourd, comme un front qui seffondre.

Minuit, je relis le dossier dOcéane: deux enfants, divorce en août, aucune tentative antérieure. Elle demande à aller aux toilettes, puis éclate en sanglots. Je lui administre du diazépam, tamise la lumière. La phase profonde de la garde débute: mes pensées sétirent, mes jambes se chargent de plomb.

À une heure du matin, les radiateurs gémissent dun vrombissement métallique, le rebord de la fenêtre est givré. Je refais le tour «vieilpatienttraumasuicide»: je change les récipients durine, jhydrate les lèvres, je vérifie les doses. Le médecin de garde descend une fois, jette un œil aux courbes, remonte: un AVC au deuxième étage. Le monde tient sur les lignes vertes des moniteurs et la dernière gorgée de thé qui refroidit.

Trois heures quarantedeux. Simultanément: le cri râpeux dOcéane, lalarme «VTAC» de Nicolas, le gémissement prolongé dAndré. Jappuie le bouton dappel général, le bippeur sanime. Le temps se réduit à une fente étroite où il faut pousser trois vies à la fois.

Jarrive en catastrophe auprès de Nicolas, son pouls à cent quarante, la tension qui seffondre. La défibrillation reste en réserveje préfère les médicaments dabord. Dans le couloir, le meuble se renverse: Océane a détaché son dispositif de fixation. Le vieil homme tousse de moins en moins. Jappuie le bouton rouge dalarme, allume le signal lumineux du service, et, serrant la carteclé du placard à médicaments, je réalise que le calme davant ne reviendra plus.

La lumière dalarme clignote encore quand deux membres de léquipe de réanimation arriventun anesthésiste et un ambulancier avec sa valise. Je résume rapidement la situation et me précipite avec eux vers Nicolas, tirant déjà une ampoule de dopamine.

Le moniteur danse en rouge et vert, mais le rythme reste organisé. Pendant que lambulancier installe un cathéter supplémentaire, je presse une compresse sur la fuite et tends la seringue au médecin. «Cent cinquante sur quarante»,rapportéje. En une minute les tracés se redressent. Le garçon survivra.

Le bippeur vibre: linfirmière de jour ne maîtrise pas Océane. Je passe le relais à lambulancier et cours vers la troisième chambre. Océane est pieds nus près de la fenêtre, les mains serrées autour dun flacon deau saline.

Océane, regardezmoi. Ici, vous êtes en sécurité, personne ne vous juge,lui disje en mapprochant doucement. Le flacon de plastique tombe, elle fond en larmes. Je laide à se coucher, applique de nouveaux pansements doux, administre une petite dose de diazépam et contacte le psychiatre de garde: évaluation ce matin, surveillance continue.

Ce nest qualors que je retourne à André. Les râles sintensifient, la saturation glisse à soixantetrois. La morphine agit encore, mais la ride entre ses sourcils témoigne dune douleur persistante. Jajoute un bolus, massois sur le tabouret, prends sa main froide. Le couloir a cessé de siffler, les sirènes se sont muées en murmure de consignes, et le silence sinstalle. Le vieil homme prend deux respirations irrégulières, puis se tait. Heure: quatre zéro cinq. Jéteins loxygène, remets le drap sous son menton.

Lambulancier entre, maide à déconnecter lappareil et sort pour remplir les formulaires. «Patient stabilisé, patient maintenu, patient décédé sans cris»,penseje, concluant mentalement ma nuit.

Vers cinq heures, le ciel pâle perce à travers le verre embué du couloir. Je ramasse les gants usés, nettoie le drain de Nicolas, change le drap taché de sang. Il respire plus régulièrement.

Stable. Demain, on fera une radiographie; si tout est pareil, on le transférera en service général,lui disje. Il hoche la tête, à peine perceptible.

Le souffle dOcéane se régularise. Je place une chaise pliante à côté du litlinfirmière de jour restera de garde. Jinscris dans le dossier: «Risque élevé de récidive suicidaire, surveillance 24h/24, consultation psychologue, plan de sécurité».

Sept heures trente. Le médecin de garde redescend, plus détendu. Je lui remets le compterendu oral et le registre des procédures. Il vérifie lheure du décès, acquiesce et signe les papiers.

À huit heures, linfirmière du service de jour et le concierge arrivent. Je leur montre les nouveaux pansements de Nicolas, le planning des antalgiques, le protocole de surveillance dOcéane. Puis ils débarrassent la chambre dAndré, ferment ses yeux et préparent le corps pour le transport.

Les lignes denregistrement dans lordinateur tremblent sous mes doigts: «Océane Lefèvre conscience claire, pensées négatives niées ; Nicolas Prudhomme hémodynamie stabilisée ; André Pavlet issue mortelle, douleur maîtrisée ». Jajoute à la fin: «Surveillance infirmière assurée en totalité» et jappuie sur «Enregistrer».

Le vestiaire sent toujours le même détergent, mais les conversations matinales remplissent la pièce. Jenlève ma blouse, remets ma veste, place le bippeur sur le chargeur: le long bip sonne comme un adieu.

Dehors, la neige légère comble les trous entre les pavés. Je respire lair frais, sens la vapeur séchapper de mes poumons, et un sourire se dessine sur mon visage. Dans ma poche bruine un sachet de thé en vracpour le prochain service. Les voitures passent, je maccorde une demiminute de répit avant de rejoindre larrêt de bus. La nuit sest achevée, et, contre toute attente, jai tenu le coup.

Оцените статью
Nuit sur le fil du rasoir
Honorer sa mère d’une parole douce et silencieuse