Ne crie pas, ma chère,
Avec mon époux Victor, je vivais comme dans le giron du Christ, et cest ainsi que je répondais aux villageois curieux qui demandaient comment se passait ma vie. Dans notre hameau, tout le monde se connaît, tout le monde voit tout.
«Véronique, il faut protéger la famille coûte que coûte,» me rappelait ma mère quand je mapprêtais à épouser le voisin Jean, avec qui nous avions grandi depuis lenfance.
Jean naurait jamais imaginé quune autre fille pourrait prendre la place de ma sœur denfance. Pour lui, Véronique était le seul rayon de lumière à la fenêtre; il la défendait, ils allaient ensemble à lécole, puis, en grandissant, leur amitié sest muée en amour.
«Regardez, voici deux tourtereaux,» ricanaient les vieilles dames du village, «ils sont faits lun pour lautre, depuis quils se tiennent la main.»
Nos parents nous ont bien élevés: ils nous ont appris à vivre en paix avec les autres, à aider, à garder la foi en la bonté et à ne jamais agir injustement.
«Ma fille, le Seigneur te punira si tu blesses quelquun ou si tu ne respectes pas les autres. Vis dans la justice, il voit tout,» disait ma mère, et je la crois, car à qui dautre faire confiance si ce nest à sa propre mère?
Victor était un bon époux. Il prenait sur ses épaules toutes les corvées ménagères, ne me laissait jamais porter de charges lourdes. Chaque matin, avant de partir travailler, il me disait :
«Véronique, regarde bien, ne soulève rien de lourd, tu travailles aussi, tu te fatigues, je reviendrai et je moccuperai de tout, cest le rôle dun homme.»
Un jour, le sourire aux lèvres, je lui annonçai :
«Nous allons avoir un bébé,» il resta bouchebée de joie, puis il menlaça longtemps et membrassa.
«Tu dois maintenant prendre encore plus soin de toi, tu nes plus seule,» ajouta-t-il.
«Allez, Victor, ne tinquiète pas tant, je ne suis pas la première ni la dernière à être enceinte, tout ira bien.»
Le temps passa, notre fils Grégoire vit le jour. Quelle joie! Victor comprenait que cétait la continuité de notre lignée, il adorait son petit garçon. En grandissant, il se promenait fièrement avec Grégoire dans le village, lemmenait à la pêche sur la Loire ou à la cueillette des cèpes dans la forêt. Ma fille Maëlys naquit peu après.
Quatre ans plus tard, notre troisième enfant, Sébastien, vit le jour. Ainsi sécoulaient les années, nous élevions nos enfants, travaillions, partagions joies et soucis. Sébastien était le plus turbulent. Les enseignants se plaignaient de lui, il était vif et espiègle.
«Votre Sébastien a encore amené un chat en classe et la relâché, on la dû chasser,» réprimandait la maîtresse lorsquelle voyait les parents. «Il a aussi amené un corbeau, puis une souris il y a deux jours,» ajoutaitelle, «et la dernière fois, il a ramené un hérisson qui a tapé du pied toute la nuit.»
Victor le remit alors au bois. Sébastien captura un jeune coucou aux ailes cassées, le soigna et le relâcha dans les sousbois.
Les années sécoulèrent. Nos enfants grandirent. Grégoire fit son service militaire, revint marié à la voisine Alix, et ils construisirent rapidement une petite maison près de la nôtre. Ma petitefille termina le collège, se forma, épousa, puis sinstalla avec son mari dans une autre région.
Un matin, Victor ne se réveilla pas. Jai dabord cru quil avait dormi tard, je suis allée le réveiller, mais il na pas ouvert les yeux.
«Sébastien, cours chercher linfirmière,» criaije à mon fils cadet qui vivait encore sous notre toit.
Linfirmière, Madame Anne, une vieille dame, appela lambulance. Victor était déjà mort. Pour moi, cétait une tragédie. Il était parti trop tôt, je suis devenue veuve à cinquante ans.
Après les funérailles, il ma fallu longtemps pour me remettre. Sébastien restait avec moi, mais il na jamais changé. Il sombrait dans lalcool, ne voulait pas travailler, vivait aux crochets de sa mère. Je me suis vite lassée de ses échecs.
«Sébastien, assez bu,» le grondaisje.
Les villageois commentaient :
«Quelle belle famille avait Madame Dupont! Un mari, des enfants aînés, et le benjamin on dirait quil y a toujours un petit mouton galeux dans la bergerie.»
Un jour, Sébastien amena à la maison sa compagne Tania, qui ressemblait à son propre reflet. Tous deux passaient leurs journées à boire et à se disputer, ne contribuaient ni au potager ni aux tâches ménagères. Heureusement, nous nous sommes séparés rapidement.
Huit ans après la mort de Victor, ma voisine Rêve, plus jeune que moi, minvita chez elle. Elle vivait paisiblement à côté.
«Tante Véronique, viens, jai une invitée qui veut te parler,» me ditelle.
«Mon Dieu, Rêve, de quoi sagitil?» demandaije.
Une amie dun village voisin, Alena, arriva. Elle était divorcée, habitait la ville avec ses enfants, mais son père, veuf comme moi, vivait dans notre campagne. Elle cherchait une compagne pour son père, qui ne fume pas, ne boit pas et est très gentil. Elle mexpliqua quelle ne pouvait plus revenir souvent en province, que le père aurait besoin de quelquun. Elle proposa que nous vivions ensemble, partageant le quotidien, sans toucher à lhéritage ; leur maison nétait quun petit chalet à la campagne, ils possédaient aussi un appartement en ville.
«Alena, cest inattendu, je navais jamais pensé partager ma vie avec un autre homme à mon âge,» répondisje.
Finalement, jacceptai daller vivre chez Ignace, le père dAlena, qui habitait le même hameau. Sébastien, ivre, avait poussé le bouchon. Alena approuva les conditions que je posais. Mon fils aîné Grégoire transporta ma mère jusquau domicile dIgnace, où nous fîmes connaissance. Ignace possédait une porcherie, des poules et jy apportai ma chèvre. Sa maison était plus spacieuse que la mienne.
Sébastien introduisit à la maison une nouvelle compagne, semblable à lui. Jétais inquiète.
«Espérons que la maison ne brûle pas,» disje à mon fils aîné, «Grégoire, surveille ton petit frère turbulent.»
Lété, nos petitsenfants de la ville venaient rendre visite. Alena avait deux fils, elle-même revenait parfois, et je leur apportais des provisions et des friandises. Elle me respectait.
Après dix ans, Ignace commença à décliner. Il passait de longues heures au lit ; je lui préparais des tisanes, je lui donnais ses médicaments à lheure. Un jour, il me dit :
«Véronique, si je meurs, reste chez moi, vis tranquillement tes vieux jours, ne te fatigue pas à déménager, ne pleure pas, ma chère.»
«Daccord, Ignace, tu ne devais pas en parler, je ne suis pas en pleine forme non plus,» répondisje.
Un aprèsmidi, Alena arriva avec son nouveau mari, Stas, et se comporta différemment.
«Papa, on temmène en ville, tu seras sous ma surveillance,» déclaratelle.
«Alena, ne cherche pas dinfirmière, elle est déjà là,» répliqua Ignace avec amertume.
«Personne ne tinterrogera,» lançatelle, «tu viens avec nous.»
Ignace, les larmes aux yeux, partit avec sa fille ; je pleurais aussi. Une semaine plus tard, Alena revint, annonçant :
«Prépare tes affaires, nous vendrons la ferme, tu as une semaine pour libérer la maison.»
Les travaux commencèrent, la maison fut rénovée, le potager replanté. Le jour où Grégoire devait mamener chez Alena, elle déclara :
«Mon père est décédé, il naimait pas la vie citadine, alors»
«Pourquoi ne lastu pas enterré près de ta mère?» demandaije, attristée.
«Peu importe où repose le mort,» réponditelle en souriant.
Grégoire, mon fils aîné, me conduisit chez Alena. Sébastien, enfin repenti, avait cessé de boire, trouvé un emploi et sétait marié à Vera, qui travaillait à la poste. Elle était venue à ma rencontre, maccueillant avec chaleur :
«Bonjour, Madame Dupont, entrez, jai préparé le déjeuner, Grégoire ma dit que vous arriveriez aujourdhui.»
Je fus soulagée. Sébastien était sobre, rangé, le ménage était fait, le jardin entretenu. Vera me traitait comme une mère, et je vieillissais en paix, rassurée que ma bru ne mabandonnerait pas.
Vera gérait tout: cuisine, lessive, jardin, maison. Sébastien laidait. Je naurais jamais imaginé que mon fils, le plus rebelle, devienne un vrai maître de maison. Jespérais que mon père aurait vu ce changement. Vera, fonctionnaire postale, continuait son travail, puis donna naissance à une petite fille.
Je neus plus à moccuper de ma petiteenfant, décédée quand elle navait quun an. Mais je mourus lesprit serein, sachant que Sébastien était devenu un véritable homme, les yeux brillants de bonheur. Que demander de plus à une mère? Que ses enfants soient heureux.







