**Journal de Pierre Lefèvre 15 mai 2023**
*« Nous navons pas besoin de grand-mère »* telle fut la conclusion de nos petits-enfants lors de notre conseil familial.
« Vous êtes fous ? Trente mille euros pour cette épave ? Elle tient à peine debout ! » lança Jean-Marc en claquant le capot de la vieille Renault 12. Le vendeur, imperturbable, caressa le volant usé.
« Ce nest pas une épave, cest une pièce de collection. Année 78, assemblage dusine. Moteur révisé, documents en règle. Elle roule comme une horloge. »
« Une horloge arrêtée, oui », grogna Jean-Marc avant de se tourner vers sa femme, Élodie. « Allons-nous-en. Je ne vais pas gaspiller notre argent dans cette ferraille. »
Élodie sourit timidement au vendeur. « Désolée, mais mon mari a raison. Nous avons besoin dune voiture fiable pour la campagne pas dune antiquité. »
Le vendeur insista. « Écoutez, pour vous, je fais un geste : vingt-huit mille. Cest une affaire ! »
« Non, merci », trancha Élodie en entraînant Jean-Marc.
Ils marchèrent en silence entre les garages du quartier. Jean-Marc fulminait ; Élodie songeait à lété qui approchait. Depuis que leur vieille Peugeot avait été emboutie par un ivrogne (ils sen étaient sortis indemnes, heureusement), ils dépendaient des bus ou payaient des voisins pour les conduire.
« Et si on empruntait pour une neuve ? » suggéra Élodie.
Jean-Marc éclata de rire. « Avec nos retraites ? Non, cherchons une occasion. Mais pas cette ruine. »
« Lété arrive, et le potager nest même pas prêt », soupira Élodie en ajustant son écharpe. Le vent printanier était encore vif. « Les enfants promettent de venir, mais tu sais comment cest : Antoine est pris par son travail, et Camille a les jumeaux… »
Jean-Marc sillumina soudain. « Et si on demandait à Maman ? »
« Ta mère ? Elle a soixante-dix-huit ans ! »
« Et alors ? Elle est plus en forme que moi ! Gym le matin, marché, café avec ses amies… Et elle a des économies, non ? Elle parle toujours de son «fonds pour les jours difficiles». Eh bien, ce jour est arrivé. »
Élodie secoua la tête, mal à laise. Lidée de demander de largent à sa belle-mère, Claire, lui déplaisait. Ils la voyaient si rarement depuis quelle vivait seule dans son vieil appartement en banlieue.
Ce soir-là, la famille était réunie pour le dîner dominical : Antoine et sa femme Sophie avec leur fils Théo, quatorze ans ; Camille et son mari Nicolas avec les jumeaux Léa et Louis, douze ans.
« Alors, trouvé une voiture ? » demanda Antoine en aidant à dresser la table.
Élodie soupira. « Non. Trop cher ou trop abîmé. »
Jean-March lâcha alors : « Jai proposé de demander à Maman Claire. Elle a des économies. »
Camille leva les sourcils. « Et elle accepterait ? »
« Je ne lui ai pas encore demandé », avoua Élodie.
« Pourquoi pas ? » plaida Jean-Marc. « À qui dautre laisserait-elle cet argent ? Elle veut le bonheur de ses petits-enfants, non ? Alors une voiture pour les emmener à la campagne, cest un investissement ! »
Les rires fusèrent, mais le sujet revint après le repas. Jean-Marc insista :
« Élodie, parlons-en sérieusement. Cet argent servirait à toute la famille. »
« Elle est indépendante, Jean-Marc. Elle naime pas quon lui dicte quoi faire. »
« Nous ne dictons rien. Nous expliquerons juste la situation. »
Plus tard, au salon, Jean-Marc lança une idée inattendue :
« Et si Maman Claire venait vivre avec nous ? »
Stupeur générale.
« Où logerait-elle ? » sinquiéta Élodie.
« On réaménage le débarras. Et son appartement ? On le loue ! Deux mille euros par mois, facile. De quoi financer la voiture et bien plus. »
Élodie se crispa. « Ta mère nest pas une source de revenus. Cet appartement, cest toute sa vie. »
Jean-Marc balaya lobjection. « À son âge, ce qui compte, cest dêtre entourée. Nous pouvons lui offrir ça. »
Cest alors que Théo intervint, levant les yeux de son téléphone :
« Mamie Claire est au courant de vos plans ? »
« Pas encore. Nous en discutons. »
Louis, habituellement silencieux, posa une question cinglante :
« Cest pour son bien ou le vôtre ? »
Silence gêné. Jean-Marc se racla la gorge.
« Bien sûr que cest pour elle ! Seule, cest dur. Ici, elle aura de la compagnie. »
« Vous lui avez demandé si cétait dur ? » rétorqua Louis. « On ne la voit quaux anniversaires. »
Jean-Marc insista, mais les petits-enfants échangèrent des regards sceptiques. Claire était stricte, critique envers les écrans et les « réseaux sociaux inutiles ». Pas exactement la grand-mère idéale pour des ados.
Le lendemain, Élodie et Jean-Marc rendurent visite à Claire. Elle les accueillit avec des gâteaux et du café.
« Alors, cette visite impromptue ? » demanda-t-elle, méfiante.
Jean-Marc exposa son idée : quelle vive avec eux, quils louent son appartement Claire écouta, impassible.
« Je vais y réfléchir », dit-elle enfin.
De retour chez eux, surprise : les petits-enfants les attendaient, graves.
« Nous avons tenu un conseil familial », annonça Théo.
« À propos de Mamie Claire », précisa Léa.
« Nous navons pas besoin delle », déclara Louis. « Enfin, pas comme locataire forcée. »
Jean-Marc sursauta. « Expliquez-vous ! »
« Cest injuste », poursuivit Théo. « Son appartement, cest chez elle. Vous voulez la déraciner pour de largent. »
« Ce nest pas que ça ! » protesta Jean-Marc.
« Si », trancha Louis. « Vous lui prenez son indépendance pour une voiture. »
Élodie les regarda, impressionnée. Quand avaient-ils mûri ainsi ?
Finalement, ils convinrent de visiter Claire plus souvent sans la déplacer. Et pour la voiture ? Ils trouveraient une solution honnête.
Le lendemain, Élodie appela Claire :
« Maman, nous renonçons à ce projet. Mais nous viendrons te voir plus souvent. »
Claire rit. « Je navais jamais lintention de déménager. Mais des visites ? Avec plaisir. »
Elle proposa même de les aider financièrement, mais Élodie refusa.
« Garde ton argent, Maman. Nous nous débrouillerons. »
En raccrochant, Élodie sourit. Les enfants avaient raison. Claire méritait mieux quune chambre de débarras. Elle méritait dêtre aimée pour elle-même critique envers les réseaux sociaux, mais irremplaçable.
Quant à la voiture ? Largent ne fait pas le bonheur. Une famille unie, si.
**Leçon du jour :**
La véritable solidarité ne simpose pas. Elle respecte la liberté de chacun même celle dune grand-mère têtue.

