Maman, à quoi bon courir à des rendezvous? Vous navez plus quà garder les petitsenfants, et vous jouez encore à lamour!
Odile se fige, tasse en main. Nathalie, assise en face, remue son thé dune cuillère maladroite, un demisourire moqueur planté sur les lèvres. Un malaise monte en elle. Odile pose lentement la tasse sur le soucoupe, essayant de masquer le tremblement de ses doigts.
Nathchou, commencetelle à voix basse je vis seule depuis cinq ans, et je nai que cinquante ans. Jaimerais bien être heureuse, vous savez.
Sa bellefille éclate dun rire qui heurte les oreilles.
Vous pouvez bien sûr le désirer, répliquetelle en se penchant sur le dossier de la chaise. Mais il est difficile de trouver un compagnon à votre âge, et vous, où allezvous? Ce nest pas le moment.
Les joues dOdile rougissent, la gêne monte à la gorge. Elle se lève, ramasse les tasses, les mains chancelantes.
Le goûter est terminé, lancetelle sèchement.
Nathalie hausse les épaules et, sans un au revoir, retourne dans sa chambre. Odile reste seule dans la cuisine, regardant par la fenêtre le jardin gris, incapable de chasser le sentiment dinutilité. Les paroles de la bellefille senfoncent comme une écharde. Estelle vraiment superflue? Son temps seraitil révolu?
Pendant deux jours, Odile traîne sombrement, évite les conversations. Arthur, son fils, tente de comprendre, mais elle balaie ses questions. Elle ne veut pas se plaindre de la femme de son fils, ni devenir la bellemère qui sème la discorde.
Le troisième jour, Gabrielle, amie denfance, lappelle pour un thé. Odile accepte: un changement dair lui fera du bien.
Gabrielle laccueille dans une chaleureuse étreinte et la conduit à la cuisine. Assises lune en face de lautre, Odile sent son cœur se fissurer.
Gaby, jai limpression que ma vie a pris le mauvais virage, commencetelle, serrant une tasse brûlante. Il y a un an, Arthur a fait entrer sa femme dans la maison. Les jeunes économisent pour leur propre logement. Jessaie dêtre une bonne bellemaman, nos relations sont même plutôt harmonieuses. Je suis heureuse pour mon fils, mais je veux à nouveau être aimée et aimer Et ma bellefille me répète que je suis trop vieille pour de nouvelles romances. Peutêtre atelle raison
Gabrielle pose sa main sur la sienne.
Odile, elle na rien à dire, affirmetelle. Jai été seule à trente ans après mon divorce. Jai donné ma vie à mes enfants, jamais à moi. Quaije eu? Le foyer sest éclaté, je suis seule. Maintenant, je ne sais plus comment chercher quelquun. Mais toi, nattends pas, passe à laction.
Odile écoute, le poids sallège.
Écoute, Odile, poursuit Gabrielle, pensive, mon cousin Théodore a cinquantetrois ans, divorcé depuis cinq ans, deux enfants adultes. Tu le connais? Pourquoi ne pas le rencontrer? Laisse le destin faire son œuvre.
Odile reste immobile, le cœur battant plus fort. Accepter était effrayant, mais rester seule le serait encore plus.
Daccord, essayons!
Ils conviennent de se retrouver dans un petit café du Marais. Odile arrive un peu en avance, jouant nerveusement avec le tissu de sa robe. Un homme aux cheveux poivreetsel savance: cest Antoine.
Odile? Enchanté, Gabrielle ma tant parlé de vous, ditil en sasseyant.
Ils commandent un café et engagent la conversation. Dabord hésitante, ponctuée de silences, la discussion se délie peu à peu. Antoine parle de son métier dingénieur, de ses deux filles, Camille et Léa, qui vivent déjà seules. Il raconte comment, après son divorce, il a finalement pu se relever. Odile partage son deuil du mari décédé subitement et la difficulté de laccepter.
Tous deux portent déjà une vie entière, tant de souvenirs, tant de sujets. Aucun besoin de jouer un rôle. Ils restent simplement lun en face de lautre, deux âmes fatiguées mais intactes, prêtes à se donner une seconde chance.
Lorsque la soirée sachève, Antoine raccompagne Odile jusquà larrêt de bus. Il lui tend un petit bouquet de marguerites achetées au kiosque.
Modeste, mais sincère, avouetil, rougissant légèrement.
Odile serre le bouquet contre son cœur et sourit largement.
Merci, elles sont magnifiques.
Chez eux, Arthur les attend. En voyant le bouquet, il sescrime un sifflement.
Maman, regarde! Tu brilles comme le soleil. Quelquun ta vraiment impressionnée, lancetil en clignant de lœil.
Odile rit, enlacé son fils, heureuse quil ne sy oppose pas.
Cest trop tôt pour en parler, répondtelle timidement. Jai passé un bon moment avec une personne agréable.
Soudain, Nathalie apparaît dans le couloir de la cuisine, le regard dur.
Et après? Où vont vous mener ces rendezvous?
Odile reste sans voix.
Nathchou, je viens de dire que cest trop tôt. Nous venons de nous rencontrer.
Mais non, ce nest pas tôt, coupetelle sèchement. Vous voyez bien que cet homme ne vous regarde que pour votre appartement!
Les larmes montent aux yeux dOdile. Arthur surgit, saisissant la main de sa femme.
Nathalie, arrête, tu ne connais même pas cet homme!
Nathalie se défend :
Je ne laccuse pas, je le constate. On voit tant descrocs aujourdhui. On ne peut faire confiance quà la famille, Arthur.
Odile se retire dans sa chambre, ferme la porte, seffondre sur le lit. Le bouquet repose sur la table, innocent et simple. Peutêtre Nathalie atelle raison? Ou bien estelle trop naïve? Les mots de sa bellefille étaient cruels, surtout devant son fils, cherchant à le retourner contre elle.
Les semaines suivantes, Odile continue de fréquenter Antoine. Chaque sortie lui apporte de la joie: balades dans le parc, cinéma, cafés, longues discussions. Un jour, Antoine aborde lavenir.
Odile, je ne veux pas précipiter les choses, mais accepteraistu de venir vivre avec moi? Nous pourrions partager un deuxpièces, et jai une petite maison de campagne où passer lété. Jaimerais que nous soyons sérieux.
Odile ressent une chaleur nouvelle.
Sur le chemin du retour, elle veut annoncer la proposition à Nathalie, mais la voit discuter avec une amie sur un banc.
Je ne sais plus quoi faire! Arthur veut un enfant, et je ne suis pas prête. Avant, on comptait sur ma bellemère pour garder le bébé pendant que je travaille. Maintenant, elle senvole dans ses rêves damour. Je lui ai demandé darrêter, mais elle nécoute pas! crietelle, presque incontrôlable.
Odile séloigne discrètement, le cœur glacé. Elle comprend que Nathalie ne pense quà ses propres projets, ne voyant Odile que comme une nounou gratuite.
Le soir, autour du dîner, Odile interroge son fils.
Arthur, de combien avezvous besoin pour lapport du premier achat dun appartement?
Arthur lève les yeux, surpris.
Environ cinq cent mille euros. Mais, maman, on ne vous demande rien
Je sais, hochetelle la tête. Je vais puiser dans mes économies pour vous aider à devenir propriétaires.
Arthur bondit, enlace sa mère.
Merci, maman! Cest incroyable!
Nathalie grimace. Arthur se tourne vers elle.
Nathchou, remerciela!
Odile regarde la bellefille droit dans les yeux.
Elle ne me remerciera jamais. Jai choisi de ne plus être une nounou gratuite, jai choisi de me choisir moimême.
Arthur reste figé.
Quoi?
Odile explique tout: la conversation dans la rue, le plan de Nathalie dutiliser sa mère comme aideménagère et son désir de briser la relation avec Antoine.
Arthur pâlit, tourne le regard vers sa femme, son visage se déforme.
Cest vrai, Odile?
Nathalie reste muette, les yeux baissés.
Réponds! sécrie le fils.
Questce que vous attendez? Je voulais le meilleur pour nous, un soutien pour lenfant, répliquetelle.
Pars! Rassemble tes affaires et quitte la maison. Je ne veux plus te voir.
Arthur sénerve.
Tu perds la tête!
Cest toi qui as tout perdu, je dépose le dossier de divorce!
Nathalie fond en larmes, mais cela naffecte pas Arthur qui lexpulse, lui donnant le temps de partir. La porte claque derrière elle.
Arthur seffondre sur la chaise, les mains couvrant son visage. Odile sapproche, le serre.
Pardonnemoi, maman. Pardonnemoi de ne pas avoir vu ce quelle était. Pardonnemoi de ne pas tavoir protégée.
Tout ira bien, mon fils, tout ira bien
Trois ans plus tard.
La maison de campagne déborde de verdure. Le soleil de juillet tape fort, mais sous la pergola où trône une longue table, il fait frais. Odile prépare des salades, souriante. Antoine soccupe du barbecue. Arthur berce le petit Maxime, trois mois, tandis que sa femme Irène dresse la nappe. Les deux filles dAntoine, Camille et Léa, jouent avec le bébé, le cajolant.
Oh, quil est mignon! sexclame Camille, chatouillant le menton de Maxime. Arthur, comment astu eu un si beau fils?
Arthur rit.
Tout grâce à Irène, je ny touche pas!
Léa se joint à eux, faisant des grimaces au petit.
Odile observe la scène, le cœur plein. Une grande famille réunit autour de la table, rires, chaleur, bonheur. Elle croise le regard dArthur, qui lui sourit, et dans ce sourire se lit gratitude, amour, joie.
Odile rend son sourire, convaincue que tout sest enfin mis en place, tant pour elle que pour lui.







