Je veux vous raconter une histoire qui, à chaque fois que j’y pense, fait battre mon cœur à tout rompre, puis se calme doucement et me réchauffe l’âme.

Je vais vous conter une petite anecdote qui, même aujourdhui, me serre le cœur en un nœud que je peine à dénouer, puis qui doucement se réchauffe. Cest lhistoire de Zélie, la fille de Claire Dupont, et de la fois où la gamine a attrapé sa mère par le coldechemise. Oui, vous avez bien entendu: pas une accolade, ni une poignée de main, mais une vraie saisie, comme on attraperait un chaton qui sest aventuré hors de la maison. Le village tout entier a poussé un «oh!» collectif.

Tout a commencé sous un ciel noir, avec la mauvaise nouvelle qui sabat comme un orage dété. Claire vivait avec Stéphane, son mari, quon appelait affectueusement «Stépho» et elle «Claudine». Stéphane était trapu, ses bras ressemblaient à deux godets dexcavatrice, mais il avait lâme dun pigeon gris. Claire, elle, était calme, rangée, toujours dans son potager ou dans la cuisine. Leur chaumière sentait moins le simple pain et la soupe que le confort discret dun foyer où lon se sent bien, comme dans les films de la vieille époque.

Un matin, Stéphane est parti en tracteur dans les champs, le visage rosé, et a crié à sa femme: «Claude, fais épaissir la soupe!». À midi, il est revenu sans vie. Le cœur de Claire sest arrêté comme une horloge qui ne tourne plus.

À lenterrement, elle ne pleurait pas. Elle restait figée, les lèvres blanches comme une fine ficelle, le regard perdu dans le néant. On la portait, mais elle semblait ailleurs, comme si son âme sétait envolée avec Stéphane, ne laissant quun coquillage vide.

Cest alors que Zélie, venue de Paris où elle travaillait comme ingénieure, a surgit. Elle a tout lâché: son boulot, son petit appartement loué, pour venir secourir sa mère. Mais comment sauver quelquun qui ne veut plus vivre?

Claire ne tombait pas malade, rien quon nécrirait sur un carnet de santé. Elle séteignait doucement, allongée contre le mur où pendait encore la chemise de Stéphane. Zélie lui préparait des soupes, des bouillons dans de petites assiettes à la bordure bleue, la maman prenait la cuillère, la tenait un instant, puis la reposait, intacte.

La maison, habituellement éclatante de propreté, sest remplie de poussière, de toiles daraignée, dune odeur de renfermement, de moiteur et de chagrin. Zélie se débatait comme un poisson sur la glace: garder la maison en ordre, soccuper de la vache Marguerite que Claire avait abandonnée, et tenter de tirer sa mère du monde des ombres.

«Maman, mange au moins une cuillerée», murmurait-elle en sasseyant au bord du lit.
Claire restait muette.
«Parle-moi, maman. On se souvient de papa? Comment vous êtes-vous rencontrés?»

Claire ne faisait que secouer la tête, les épaules tremblaient légèrement, comme une convulsion silencieuse. Le cœur de Zélie se remplissait de sang. Elle sest jetée sur moi, agrippant mon manteau blanc, les larmes en grêle.

«Sœur Dupont, que faire?Elle me meurt entre les mains!»

Moi, infirmière de campagne, je ne suis pas sorcière. Je lui donne du valériane, des somnifères, je la berce, je la caresse comme une petite. Mais je sais que les pilules ne guérissent pas lâme enfermée derrière toutes les serrures.

«Tiens bon, ma fille», dis-je. «Le chagrin, cest comme une maladie aiguë: il faut le traverser, le subir. Le temps guérit».
Et je me demande: si le temps leur manque, que faire?

Quarante jours ont passé, puis un autre mois. Claire était émaciée, les yeux creusés, presque une ombre delle-même. Un jour gris et pluvieux, Zélie a perdu patience. Elle est entrée dans la chambre avec un bol de gruau, a frappé la porte :

«Maman, mange!»
Silence.
«Maman, je tai dit de manger!»

Claire na même pas bougé. Et là, comme une fissure qui se propage, toute la douleur et limpuissance de Zélie ont explosé en une rage sourde, non contre sa mère, mais contre le deuil qui sétait installé chez eux. Elle a arraché la couverture, saisi la veste de sa mère, la soulevée comme on soulèverait une plume, et la traînée hors de la pièce.

«Questce que tu fais, ma petite?Lâchela!» a crié Claire, la voix à peine audible après deux mois dabsence.

Zélie, les dents serrées, na fait que hocher la tête, traînant la mère à travers le couloir, sur le perron, sous la pluie glacée, pieds nus, sur le sol détrempé. Claire résistait, mais une force presque surnaturelle animait Zélie. Elles ont fini dans la grange, ont poussé la porte grinçante et se sont jetées à lintérieur.

Lair était saturé dune odeur de vache, de foin et de lait. Marguerite, la vache, était affaissée, son pelage mouillé, les yeux tristes. Elle a poussé un meuglement plaintif, son pis douloureux. Zélie na pas su la traire correctement, mais elle a pris la patte glacée de sa mère et la pressée contre le flanc chaud de la vache.

«Tu lentends?!» a hurlé Zélie. «Elle est vivante, maman!Elle souffre!Elle a besoin de toi!Ton père ne taurait jamais pardonné!Il laimait autant que toi!»

Claire était comme figée. Le vent sest faufilait dans les fentes du toit, la pluie tambourinait. Marguerite a de nouveau meuglait, puis a frotté son museau humide contre la joue de Claire, léchant la peau salée.

À cet instant, Claire a tremblé, tout son corps, comme traversé par un éclair. Elle a levé la main et la posée doucement sur la tête de la vache, la caressée et a laissé éclater ses sanglots, non plus en convulsions muettes, mais en cris bruyants, amers, comme un adieu éternel. Elle sest effondrée sur la paille, a enlacé les jambes de la vache et a hurlé, hurlé, hurlé, vidant en un seul souffle toutes les noirceurs accumulées pendant ces semaines. Zélie, en pleurs, murmurait: «Pleure, maman, pleure Ma chère, pleure»

Cest alors quelle est venue à moi, toute trempée, les cheveux en bataille, les yeux enfin éclairés dune lueur despoir. Elle a tout raconté et a demandé: «Sœur Dupont, je suis un monstre?Je lai presque tuée»

Je lai prise dans mes bras et lui ai dit: «Tu las sauvée, ma fille. Tu las ramenée à la vie.»

Depuis, les choses se sont doucement redressées. Pas du jour au lendemain, bien sûr: les blessures ne se referment pas en un clin dœil. Dabord Claire a commencé à traire Marguerite en silence, puis à soccuper delle, puis à sortir dans le jardin, à arracher les mauvaises herbes, pas à pas, à manger, à parler, dabord en monosyllabes, puis de plus en plus. Le soir, Zélie et Claire prenaient le thé, se rappelaient Stéphane, non avec une noirceur accablante, mais avec une douce mélancolie: ses blagues, ses colères, la façon dont il réparait le toit, les premiers perce-neiges quil lui rapportait.

Lautomne a laissé place à lhiver, puis au printemps, où je passais parfois devant leur maison, la porte du jardin grande ouverte, et jentendais la voix claire de Claire: «Ah, bande de parasites! Vous avez encore piétiné les platesbandes!» Elle balaya les jeunes pousses du bout du balai, le visage rosé, les cheveux parsemés de quelques cheveux blancs.

Elle ma souri :

«Sœur Dupont, entrez prendre le thé! Jai des tourtes à la choucroute qui viennent darriver.»

Je suis entrée, la maison était inondée de lumière, la gerbe de géraniums éclatait sur le rebord, lodeur du pain frais et du bonheur flottait encore. Nous nous sommes assises à la table, Zélie à nos côtés, elle venait de la ville pour le weekend. Claire me versait un verre de lait tiède de la vache, fumant légèrement.

«Buvez, Sœur! Cest curatif. Ça ma redonné les jambes.»

Elle regardait sa fille avec un amour débordant, une gratitude infinie. Zélie caressait doucement sa main.

Alors, je me dis toujours, mes chers, que lamour se décline en mille formes. Parfois il est doux comme un ruisseau, parfois il rugit comme une rivière de montagne qui emporte les rochers. Parfois, pour sauver quelquun, il faut le prendre par le coldechemise, le secouer un peu, le forcer à regarder la vie en face.

Pensezvous quon puisse justifier une telle brutalité par lamour? Ou y atil toujours une voie plus douce à suivre?

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