Cher journal,
Aujourdhui jai 16ans, mon père, un homme aux épaules carrées et au regard autoritaire, a décidé que ma destinée serait scellée sans que jy consente. Jai toujours été la fille sensible, en surpoids, qui hésite à chaque pas, vivant dans le petit hameau de SaintBenoît, au cœur du Massif Central, où les voisins se murmurent les critiques comme des légendes.
Mon père ne voyait en moi quun fardeau. Un matin, il ma annoncé dune voix sèche que je devais épouser le forgeron du village voisin, PaulHenri, veuf et père de deux enfants. PaulHenri, 38ans, est un homme robuste, aigri par les années, dont les mains portent les marques du feu et du marteau. La nouvelle a brisé mon monde comme un verre qui se fissure.
«Pourquoi moi?», aije supplié, les larmes coulant le long de mes joues. Mon père, impassible, ma simplement répondu: «PaulHenri a besoin dune femme, et le destin est déjà tracé.»
Je ne connaissais jamais PaulHenri ; je ne savais de sa vie que les rumeurs qui couraient sur ses travaux dans les montagnes. Lidée dépouser un étranger et délever ses enfants ma semblé être le châtiment dune vie que je nai pas choisie.
La cérémonie sest déroulée comme un rêve flou. Vêtue dune simple robe, les mains tremblantes, jai entendu les chuchotements des villageois. PaulHenri, grand comme un chêne, était presque muet, mais je percevais dans ses yeux une noblesse que je nosais pas reconnaître.
Les deux enfants, Élise (8ans) et Julien (5ans), mont regardée avec méfiance. La petite cabane en pierre, froide et isolée, était notre nouveau foyer. PaulHenri partait souvent chasser ou abattait du bois, me laissant seule avec toutes les tâches. La solitude et mon poids rendaient chaque geste pénible ; la nuit, je pleurais en silence, me demandant si mon existence se résumait à un mariage sans amour, dans une maison qui ressemblait plus à une forteresse quà un foyer.
Jai essayé de me rapprocher des enfants en leur préparant des biscuits tremblants. Élise a haussé les épaules: «Tu nes pas notre mère.» Julien sest caché derrière moi. Le cœur serré, je nai pas abandonné. Jai laissé de petites offrandes: des brindilles sculptées, des fleurs des champs, espérant gagner leur confiance.
PaulHenri restait une énigme, souvent silencieux, mais jai perçu, au fil des jours, une tendresse discrète envers les enfants, malgré son air austère. Un soir, je lai trouvé près dune pile de bûches. Sans un mot, il a pris la charge de mes bras. «Tu nas pas à tout faire seule,» atil murmuré. Ce fut la première fois quil me parlait avec douceur, et un mince espoir a germé en moi.
La vie dans les montagnes était rude. Mon corps souffrait du transport de leau, du lavage de la vaisselle, de la cuisson du repas. Pourtant, je nai jamais plaint. Voir PaulHenri travailler sans relâche et le regard affamé des enfants donnaient un sens à chaque effort.
Un jour, Élise a eu de la fièvre. Jai veillé toute la nuit, appliquant des serviettes humides sur son front. PaulHenri, silencieux, ma observée avec un regard tendre. Quand elle sest remise, il ma serrée dans ses bras pour la première fois et a soufflé: «Merci.» Mon cœur sest réchauffé.
Julien, quant à lui, a commencé à réclamer des histoires. Peu à peu, je ressentais que je pouvais enfin tenir une place, même modeste, dans ce foyer. Les montagnes, autrefois intimidantes, se sont révélées belles: sapins géants, air pur, silence apaisant. Chaque jour, je parcourais les sentiers pour libérer mon esprit. Le travail physique ma fortifiée, mes vêtements sont devenus plus amples, mes pas plus légers. Les sommets, qui me faisaient peur, sont devenus mon refuge.
PaulHenri a fini par parler davantage, évoquant la mort de sa première femme, Sarah, survenue lors de laccouchement. Jai partagé ma propre douleur: la dureté de mon père, ma lutte contre le poids. Pour la première fois, nous avons ri ensemble. Jai compris que PaulHenri nétait pas le froid que javais redouté, mais un homme porteur de ses propres cicatrices.
Les rumeurs du village ont circulé, me qualifiant de «mariée grosse». Cela a réveillé en moi danciennes insécurités, mais PaulHenri ma rassurée: «Je vois combien tu travailles, combien tu prends soin dÉlise et de Julien.» Ses mots simples mais puissants ont renforcé ma détermination.
Lhiver est arrivé avec une tempête de neige qui a englouti nos réserves. Jai rationné les portions, veillant à ce quÉlise et Julien mangent en premier. PaulHenri a remarqué mon sacrifice et ma initiée à la chasse. Mes mains tremblaient au toucher de larbalète, mais sa patience ma apaisée. «Tu es plus forte que tu ne le crois,» ma-til affirmé.
Jour après jour, les liens avec les enfants se sont consolidés. Élise ma aidée en cuisine, Julien ma surnommée «Maman Léa». Nous chantions les vieilles chansons que leur mère chantait, et la cabane résonnait de rires. Jai compris que jétais en train de bâtir une vraie famille.
Un soir, alors que nous contemplions les étoiles, PaulHenri a murmuré: «Tu as changé.» Cétait vrai: mon apparence avait évolué, mais surtout mon intérieur. Jai commencé à être fière de moi.
Lorsque lours des montagnes sest approché de la cabane, jai, aux côtés de PaulHenri, repoussé la bête. Il a saisi ma main et a déclaré: «Tu es lune des nôtres maintenant.» Mon cœur battait non plus de peur, mais dune compréhension profonde: je laimais.
Le père, venu me rendre visite, a tenté de me rappeler son autorité. Jai répondu fermement: «Ce nest plus ta décision, cest mon foyer.» Il est reparti, déconcerté, tandis que PaulHenri hocha la tête avec respect.
Les enfants ont commencé à appeler PaulHenri «papa». Jai perdu du poids, non par honte, mais par le travail acharné et ma volonté. Un soir, près du feu, PaulHenri ma prise la main et a dit: «Je naurais jamais cru que cela était possible, mais je suis heureux que tu sois ici.»
Le festival annuel du village approchait. PaulHenri a insisté pour y aller en famille. Marcher aux côtés dÉlise et de Julien remplissait mon cœur de fierté, et les regards des villageois reflétaient ladmiration. Sur la place, PaulHenri sest mis à genoux, ma offert une petite bague en argent et a déclaré:
«Léa, grâce à toi nous sommes redevenus une famille. Veuxtu rester, non par obligation, mais parce que tu le souhaites?»
Les larmes coulaient, le public applaudissait, et les enfants mont enlacée fort. Ce nétait plus la décision de mon père: cétait mon choix, et jai choisi lamour.
Les années ont passé. Mon père, malade, ma demandé pardon. Je lui ai pardonné, non pour lui, mais pour moi, afin de guérir les vieilles blessures. Ma vie dans les montagnes a refleurit. Les habitants de SaintBenoît, qui me jugeaient autrefois, mappellent aujourdhui «Maman des Monts» et sollicitent mes conseils.
Élise et Julien ont grandi, et mon amour avec PaulHenri reste solide. Un soir, Élise, devenue adolescente, ma demandé comment était mon passé. Je lui ai raconté la peur, la honte et la transformation. Elle a répondu: «Tu es la personne la plus forte que je connaisse.»
En regardant le coucher du soleil avec PaulHenri, Élise et Julien, je ressens une paix profonde. La fille de seize ans, effrayée, a disparu; il ne reste plus quune femme qui a trouvé sa propre force.
Je réalise aujourdhui que le choix imposé par mon père ma menée à lamour, à la famille et à moi-même. En chuchotant à PaulHenri, je dis: «Tu es mon foyer.» Il membrasse le front, et nous contemplons lavenir, les racines ancrées dans ces montagnes qui sont désormais notre maison.
Leçon du jour: aucune contrainte extérieure ne peut définir qui nous sommes ; cest notre persévérance et notre capacité à ouvrir notre cœur qui forgent notre destin.







