Le Mystère Envoûté

Tu sais, lhistoire de ce petit village du Val-dOr, là où les champs de blé ondulent comme une mer verte au printemps, cest vraiment incroyable. Tout a commencé le jour où le bois a explosé, les poutres se sont brisées en mille morceaux, et la bombe qui a frappé la famille Dupont a tout anéanti. Au cœur même de lexplosion, il y avait le petit Émilien, le fils de la famille, encore tout mouillé, comme tout le monde le raconte les anciens du coin. On disait que même les restes des victimes ont été récupérés à peine, alors quÉmilien était encore vivant, sans aucune blessure, à part un petit trait noir de suie sur la poitrine et une croix dessinée à la main. On a arraché cette croix, ils disaient que cétait pour le péché. Il navait que cinq ans à lépoque.

Sa tante éloignée, la grandmère Aglaé, la recueilli. Dix ans plus tard, bien après la guerre, un orage terrible a frappé le village : la foudre a touché le parapluie du poste électrique. Les maisons du côté droit de la rue ont pris feu. Le feu a tout dévoré. Les habitants ont fui, mais le bétail et les outils de la plupart des fermes ont brûlé.

Les pompiers sont arrivés, ont maîtrisé les flammes, mais la moitié de la rue a quand même été réduite en cendres. Quand ils ont fini de ranger leurs tuyaux dans les coffres de leurs camions, ils se sont demandé comment une maison, toute en rang, avait échappé au feu. « Peutêtre parce quelle est plus basse, plus trapue, le feu la contournée? » ont-ils murmuré. Les habitants nétaient pas convaincus, surtout que cétait la maison de la grandmère Aglaé, où vivait alors le petit Émilien. Ça a semé le commérage : Émilien était « le maudit ».

Aglaé était une vieille femme très pieuse, elle apprenait à son neveu à prier dès le matin. Des icônes cachées derrière des rideaux se trouvaient dans le coin de la maison et leurs prières étaient secrètes, presque interdites. Elle faisait des petits pains pour léglise du village voisin et y allait souvent, Émilien la suivant. Le petit salaire que léglise lui donnait pour ces travaux servait à leurs besoins, et ils gardaient même un petit coq qui chantait chaque matin.

Émilien a été envoyé à lécole du bourg, mais il ny a pas tenu longtemps. Il était trop rêveur, assis au fond de la classe, les yeux grands ouverts, souriant comme sil contemplait le monde. Il nécoutait pas les consignes, napprenait rien. Il avait les cheveux blonds, un petit toupet qui sélevait sur le crâne, et Aglaé plaisantait en disant que Dieu le surveillait par ce toupet.

Un été, lors de la fête du fleuve, le radeau improvisé a quitté le bord avec cinq gamins à bord. Les mères criaient, les hommes cherchaient comment arrêter le radeau. Aglaé courait aussi, car Émilien était à bord. « Cest ton idiot qui a lancé le radeau! », a crié une mère à Aglaé. « Taistoi, Thérèse, taistoi, prie et réjouistoi quÉmilien est là. Dieu le protégera, il le ramènera. » Le radeau a chaviré, et quand Émilien a commencé à sombrer, il a vu le visage de sa mère, souriante, les bras tendus. Il sest agrippé à elle, et ils lont tous tirés hors de leau.

Aglaé est morte jeune. Émilien est resté au village, dabord comme berger et veilleur. Son salaire était maigre, il le dépensait rapidement en bonbons et en pains, les donnant à qui voulait. Il rendait visite aux malades et aux vieux, leur achetait ce quils demandaient, parfois même plus. Quand on lui demandait ce quil allait manger, il répondait: « Dieu pourvoira. Je ne resterai pas affamé. » Et Dieu pourvoyait. Tout le monde le nourrissait, il aidait sans jamais compter.

Plus tard, la comptable du village a commencé à lui donner les repas en nature, les produits quelle achetait et lui rendait petit à petit. Mais Émilien distribuait la plupart de ces provisions aux autres. Il travaillait avec ardeur, et quand il se couchait dans les champs, il fermait les yeux au soleil et voyait encore le visage de sa mère qui lui disait: « Tu ne seras jamais tué ni blessé, Émilien, tu seras un bonheur pour les gens. »

Le village était plein de personnages différents. Un jour, le propriétaire des terres, le riche cultivateur Marcel Ivanov, la engagé pour travailler à la construction de sa ferme, à la bouffe à volonté. Il lui a confié les tâches les plus dures. Émilien sest maigri, a noirci, sest affaissé. Les villageois ont sonné lalarme, mais Marcel ne disait que: « Je le paierai plus tard, il veut travailler. » Puis Émilien a disparu. Quand la vieille Nelly a amené le commissaire à la ferme, ils lont trouvé à moitié épuisé et malade. Lambulance la emmené à lhôpital où il a eu une péritonite. Ils lont opéré, miraculeusement il sen est sorti.

Quelques mois après, Marcel a voulu réparer une machine en marche, sest coincé dans la moissonneuse et a perdu lusage de ses membres, devenant invalide à vie. Un autre drame: le ivrogne du coin, Colin, a essayé denrouler Émilien dans son piège, lui versant de lalcool à la cuillère. Tout le monde la averti que ce nétait pas bien, mais il a persisté. Finalement, Colin sest noyé dans son propre excès.

Émilien a repris comme veilleur. Un printemps, alors que les pâturages étaient devenus un océan vert, il a bloqué laccès à un groupe dinspecteurs du district, les a frappés du bâton, a claqué sur leurs carrosseries. Un scandale a éclaté. Le directeur de la coopérative était furieux:

Ça suffit! On le vire, il est fou!

Peutêtre pas, Ivan Sergeï? a supplié la vicedirectrice Valérie Dubois, Il est maudit. Depuis quil garde les champs, on a eu de super récoltes. Quatre ans dexcès, et les rendements montent!

Licenciezle! Jai dit, cest une histoire inventée!

Émilien a été renvoyé. Une nuit, un gel inattendu a gelé les semis, les cultures dhiver sont parties en cendres. Sans travail, il a raconté sa malette à la paroisse. Le curé du village voisin, le Père Benoît, réparaît une vieille église en ruine. Il a invité Émilien à se confesser, puis la nommé aide du chantier. Quand léglise était presque finie, Émilien sest chargé du nettoyage. Il a lavé les murs, brossé les escaliers, poli le sol jusquà ce quil brille comme un miroir. Le Père Benoît nen revenait pas: jamais une telle propreté depuis la bénédiction.

Sa prière était si sincère que les fidèles le regardaient, les yeux grands ouverts, murmurant des psaumes. Ses mains, rapides comme des colombes, fouettaient les icônes, le toupet frétillait en cadence. La rumeur dÉmilien sest répandue dans les villages alentours: il était protégé par Dieu, celui qui le blessait serait puni, presque un saint. Les gens affluaient pour voir « le saint Émilien », toucher sa main, même se faire baptiser. Les riches dames et les mécènes sont venus, la petite église a gagné en notoriété, on la restaurée, chauffée, éclairée, on a créé une allée, aménagé le terrain, installé un parking. On ne reconnaissait plus le vieux bâtiment!

Un jour, des journalistes de la chaîne régionale sont venus filmer. Le Père Benoît a remercié la caméra, et la présentatrice a insisté pour que le « saint Émilien » parle. Elle a demandé:

Ditesnous quelque chose, Émilien, un petit mot pour nos téléspectateurs.

Émilien, toujours blond, le toupet encore en lair, le soleil dorant ses cheveux, la barbe et la moustache, le vent lui creusant la peau, a souri, un peu confus. On lui a mis le micro près du visage, il a pointé du doigt la petite jardinière quil creusait et a crié:

Ici, je vais planter des lys; ils pousseront pour le plaisir de tous.

Puis il est retourné à son travail, le toupet séclaircissant sous le vent, la présentatrice, bouche bée, a baissé la caméra. Sa mère lui avait toujours dit:

Tu seras, Émilien, une joie pour les gens.

Et il a toujours essayé de tenir cette promesse.

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