Oh, tu ne vas pas croire cette histoire
Octobre avait été dune froideur exceptionnelle. La neige, qui dhabitude attendait novembre, était tombée en plein milieu du mois, comme si la nature avait décidé daccélérer lhiver. Le vent balayait les rues avec des flocons coupants, et les arbres, encore couverts de leurs dernières feuilles, se tenaient là, glacés, comme en deuil.
Sophie Lacroix rentrait de la gare vers son appartement. Le col de son manteau relevé, les mains enfoncées dans les poches. Dans son sac, du pain, du lait, des pâtes et quelques oranges. Une soirée ordinaire après le travail. Mais soudain, près dun vieux garage, elle aperçut quelquun.
Il était assis, adossé à une porte rouillée, grelottant. Sa veste usée, ses chaussures trempées sans lacets, et une écharpe en lambeaux ne le protégeaient pas du froid. Son visage était pâle, ses lèvres bleuies. Il ne mendiait pas, ne tendait pas la mainil restait là, tête baissée, comme résigné.
Sophie sarrêta. Son cœur se serra. Elle ne se considérait pas comme particulièrement charitableplutôt prudente, un peu cynique même. La vie lui avait appris à se méfier des inconnus, surtout ceux qui avaient lair sans-abri. Mais cette fois, quelque chose changea. Cet homme ne semblait pas dangereuxjuste désespéré.
«Vous allez bien ?» demanda-t-elle en sapprochant.
Il leva les yeux. Gris, fatigués, mais pas méchants. Il hocha la tête sans un mot.
«Où dormez-vous ?» poursuivit-elle, bien quelle connaisse déjà la réponse.
Silence. Puis, dune voix basse : «Où je peux.»
Sophie réfléchit. Une idée lui traversa lespritsa maison de campagne à Chantilly. Vide depuis deux ans. Son mari était mort, les enfants partis, et elle ny allait plustrop de souvenirs douloureux.
«Écoutez,» dit-elle enfin, décidée. «Jai une maison pas loin dici. Il y a une cheminée, du bois, et leau ne gèle pas en hiver. Vous voulez y rester jusquà ce quil fasse moins froid ?»
Lhomme la regarda, incrédule. «Vous êtes sérieuse ?»
«Oui. Je vous donne les clés. Mais promettez-moi : ne touchez à rien, ninvitez personne, et si je viens, vous partez aussitôt. Daccord ?»
Il hocha la tête, les yeux brillants. «Merci merci infiniment.»
Elle lui tendit deux clésune pour le portail, une pour la porte. «Tenez. Je vous écris ladresse. Cest simple. Faites attention avec le feu. Et prenez soin de vous.»
Elle lui donna aussi un peu dargent pour le bus et les courses quelle avait prévues pour son dîner.
Il prit les clés avec des mains tremblantes, comme si cétait une bouée de sauvetage. «Comment vous appelez-vous ?» demanda Sophie.
«Mathis.»
«Je suis Sophie. Bon courage, Mathis.»
Elle repartit, se retournant une seule fois. Il était toujours là, serrant les clés, comme sil ne croyait pas à sa chance.
Une semaine passa. Puis deux. Sophie nalla pas à Chantilly, ne vérifia rien. Elle vivait sa vietravail, maison, promenades avec le chien du voisin. Parfois, elle pensait à Mathis en se disant : «Jespère quil na pas brûlé la maison.» Mais globalement, elle avait presque oublié.
Puis, un samedi matin, on frappa à sa porte. Une tempête faisait rage dehors. Un gendarme se tenait sur le seuil.
«Madame Lacroix ? Nous avons un petit problème. Quelquun sest installé dans votre maison à Chantilly. Les voisins se plaignentfumée, lumière la nuit. Lhomme dit que vous lui avez donné les clés.»
Sophie fronça les sourcils. «Oui, cest vrai. Jai donné les clés à un homme qui avait froid. Je ne pouvais pas le laisser dehors.»
Le gendarme hocha la tête, méfiant. «Je comprends. Mais légalement, vous naviez pas le droit de loger quelquun sans contrat, surtout un inconnu. Nous devons vérifier.»
«Jirai moi-même aujourdhui,» dit-elle.
La route fut difficilela neige sétait aggravée. Sa voiture dérapait dans les congères. Mais elle arriva enfin
La maison était calme, presque digne. De la fumée séchappait de la cheminée, les vitres étaient propres, et lallée dégagée. Tout semblait entretenu, comme si quelquun y vivait avec soin.
Elle frappa.
«Mathis ? Cest moi, Sophie !»
Pas de réponse. Elle frappa encore.
Silence.
Elle utilisa sa clé de secours. À lintérieur, il faisait chaud. Lodeur du bois et dun repas mijoté flottait dans lair. La table était mise, les livres rangés, et une petite plante fleurissait sur le rebord de la fenêtre.
«Mathis ?»
Un bruit venait de la chambre. Puis des pas.
Il apparutrasé de près, en chemise repassée et jean. Son regard était clair, surpris.
«Madame Lacroix Désolé, je ne savais pas que vous viendriez.»
«Je nai pas prévenu,» dit-elle en lobservant. «Vous vivez ici comme chez vous.»
«Jai essayé de ne rien abîmer,» murmura-t-il. «Au contraire Jai voulu améliorer les choses. Cette maison est trop belle pour rester vide.»
Elle entra dans la cuisine. Une casserole de soupe mijotait, du pain et du fromage sur la table.
«Vous cuisinez ?» sétonna-t-elle.
«Oui. Jétais cuisinier autrefois,» répondit-il.
«Autrefois ?»
«Ça remonte,» dit-il après une pause.
Elle sassit. Il resta debout, comme un écolier attendant une réprimande.
«Racontez-moi,» dit-elle doucement. Il baissa les yeux, puis sassit en face delle. «Jai tout perdu il y a cinq ans. Mon restaurant, ma famille un incendie, puis la faillite. Je me suis égaré. Pendant des années, je me suis contenté de survivre. Je nosais plus espérer.»
Un silence. Dehors, le vent hurlait, mais la chaleur de la maison tenait bon.
«Et maintenant ?» demanda Sophie.
Maintenant je respire, dit-il avec un sourire fragile. Merci. Pas seulement pour la maison. Pour la confiance.»
Elle hocha la tête, les larmes aux yeux. «Alors restez. Pas pour lhiver. Pour de bon. Cette maison elle a besoin de quelquun. Et moi aussi, peut-être.»
Il ne répondit pas tout de suite. Puis il tendit la main vers la sienne, doucement, comme on touche un rêve pour vérifier quil est vrai.







