Cher journal,
Aujourdhui, alors que je préparais des boulettes de viande, le facteur a sonné. Ma femme, Annette, a laissé le feu du brûleur allumé et sest dirigée vers lentrée.
« Maman, cest pour moi, » a interrompu notre fille Mireille à miparcours.
« Daccord, je le ferai, » a répliqué Annette, un peu surprise.
« Allez, ne restez pas là, continuez à faire vos boulettes, » a lancé Mireille, irritée, en se retournant vers la porte dentrée.
« Mais pourquoi ditesvous « vos » ? Jai acheté la viande hachée moimême » a rétorqué Annette.
« Maman, ferme la porte, sil te plaît, » a lancé Mireille en roulant les yeux.
Annette a finalement éteint le gaz, retiré son tablier et quitté la cuisine. Elle a laissé la porte entrouverte, entendant une conversation dans le couloir.
Chez nous, dans le hall, notre fille enfilait son manteau dhiver. À côté, se tenait Éric, lami dÉlise, qui ne pouvait sempêcher de la regarder avec un air amoureux.
« Bonjour, Éric. Vous venez dîner avec nous ? » a demandé Annette.
« Bonjour, » a souri le jeune homme, jetant un regard interrogateur à Élise.
« Nous sommes pressés, » a répondu Élise sans même regarder sa mère.
« Vous ne voudriez pas rester quand même ? Jai tout préparé, » a insisté Annette.
Éric a hésité, puis Mireille a dun ton tranchant : « Non, on y va. » Elle a pris Éric par le bras et a ouvert la porte. « Maman, tu fermes ? »
Annette sest approchée, mais na pas claqué la porte, laissant un petit interstice. Elle a entendu des voix depuis le jardin.
« Tu ne peux pas parler comme ça à ta mère, ça sent bon, je ne refuserais pas les boulettes, » a lancé une voix.
« Allons prendre un café, jen ai assez de tes boulettes, » a grogné Mireille.
« Elles ne peuvent pas être ennuyeuses, jadore les boulettes de ta mère, je pourrais en manger tous les jours, » a répliqué Éric.
Je nai pas compris la réponse dÉlise, les bruits dans les escaliers se sont estompés.
Annette a refermé la porte, est entrée dans la salle où je regardais la télévision.
« Bernard, on dîne maintenant tant que tout est encore chaud, » a-t-elle dit.
« On y va, » aije répondu, en me levant du canapé et en traversant la cuisine pour masseoir à la table.
« Ce quon a ce soir ? » aije demandé dun ton pressé.
« Du riz aux boulettes et une petite salade, » a répondu Annette en ouvrant la poêle.
« Je tai déjà dit que je ne mange pas de boulettes frites, » a protesté mon mari, visiblement agacé.
« Jai ajouté de leau, elles sont presque à la vapeur, » a expliqué Annette, tenant le couvercle.
« Daccord, mais cest la dernière fois, » a acquiescé mon mari, en piquant une boulettée.
« À notre âge, il ne faut pas se priver, » a ajouté Annette en me servant un plat de riz et de boulettes.
« Tu la penses, cette vieille habitude ? Jai 57 ans, cest lâge de la sagesse, » a rétorqué mon mari, en mâchant.
Soudain, Mireille a éclaté : « Vous vous êtes tous ligués aujourdhui ? Jai décidé de ne plus cuisiner, vous verrez comment vous allez vous débrouiller, penser que le restaurant est meilleur ? »
« Alors ne cuisine pas, tu devrais perdre un peu de poids, sinon tu ne pourras plus passer la porte, » a ajouté mon mari en terminant sa bouchée.
« Tu te crois gros ? Jai changé de style, nouveau blouson en cuir, casquette, même rasé la tête Pour qui je me donne tout ça ? Pas pour toi, je suis grosse, aucune comparaison possible, » aije lancé, blessée.
« Laissemoi manger tranquillement, » a répliqué mon mari, tentant de piquer du riz mais le laissant retomber. « Du ketchup, sil te plaît, » a exigé mon mari.
Jai sorti le pot de ketchup du frigo, lai posé brutalement sur la table et suis partie sans un mot, laissant mon assiette intacte.
Je me suis enfermée dans la chambre de Mireille, je me suis assise sur le canapé, les larmes ont coulé.
« Je cuisine, je donne tout, mais ils ne voient jamais la gratitude Mon mari se fait plus jeune, il regarde ailleurs. Je suis grosse à leurs yeux, ma fille me traite comme du personnel de maison.
Si je prends ma retraite, on pourra me traiter comme une vieille ? Jaurais continué à travailler si on ne mavait pas mise à la porte. Les jeunes sont privilégiés, pourquoi pas nous ?
Je me lève avant tout le monde, même sans travail, pour préparer le petitdéjeuner. Je tourne en rond toute la journée, je nai plus de temps pour moi. Cest ma faute, jai trop tout donné.
Je pensais que ma famille était bonne, pas parfaite mais solide. Ma fille est à luniversité, mon mari ne fume pas, il gagne bien, la maison est propre, il y a de la bonne nourriture Que veutil de plus ?
Je me suis regardée dans le miroir du placard, je me suis dit : « Oui, jai pris du poids, mais je ne suis pas grosse. Les rides sont moins visibles sur mes joues rondes. Jai toujours aimé manger, je cuisine bien, mais ils ne le veulent plus. Avant, je coiffais, maintenant je me coupe les cheveux courts pour ne pas les déranger.
Il faut que je perde du poids, peutêtre changer de coupe, se faire belle. »
Ce matin, je nai pas voulu me lever tôt comme dhabitude. Jai feint de dormir, « je suis à la retraite, je peux rester au lit, quils préparent le petitdéjeuner eux-mêmes. »
Le réveil a sonné, je me suis retournée, le visage contre le mur.
« Tu es malade ? » a demandé mon mari, sans aucune compassion.
« Oui, » aije répondu, en me blottissant dans la couette.
« Maman, tu es malade ? » a appelé Mireille, entrant dans la chambre.
« Allez, prenez votre petitdéjeuner, » aije murmuré.
Mireille a soupiré, est partie vers la cuisine. Jai entendu la bouilloire siffler, la porte du frigo souvrir, les voix lointaines de mon mari et de ma fille. Jai fait semblant dêtre malade, restant sous les couvertures.
Boris, mon mari, est revenu avec un parfum cher que je lui avais acheté. Il sest installé, puis est parti, laissant le silence. Jai baissé la couette, fermé les yeux, et me suis endormie.
Une heure plus tard, je me suis réveillée, jai étiré les bras, et suis allée à la cuisine où les tasses sales et les miettes jonchaient la table. Jai pensé « je ne suis pas une domestique ». Je suis allée prendre une douche, puis jai appelé mon amie décole, Lucie.
« Ah, Manon ! Comment vastu ? Pas trop fatiguée, vieille retraite ? »
Jai expliqué que je mennuyais, que je navais plus de visite, que je navais pas encore fait les corbeilles de mes parents.
« Viens, je serai ravie de taccueillir, quand ? »
« Je prends le train tout de suite, » aije répondu.
« Parfait, je prépare des tartes. »
Jai ramassé quelques affaires, laissé un mot sur la table, et suis partie à la gare. En chemin, jai douté : estce trop audacieux de partir ? Mais je me suis dit que, sils napprécient pas mon aide, je devrais me libérer.
À la gare, la file était longue, jai attendu patiemment. Lucie ma accueillie chaleureusement, nous avons bu du thé avec des tartes encore chaudes.
« Raconte ce qui sest passé, » ma-t-elle demandé.
Je lui ai tout dit, elle a hoché la tête. « Ça fait du bien den parler, » a-t-elle conseillé. « Demain, on ira au salon de coiffure, on changera ton image. Ma sœur Valérie travaille là, elle pourra te relooker. »
Cette nuit, je nai pas très bien dormi, les pensées tourbillonnaient.
Au salon, Valérie ma accueillie, ma assise, a commencé à coiffer mes cheveux, à dessiner mes sourcils, à me couper les cheveux. Jai presque sombré dans le sommeil, mais elle a insisté pour le maquillage. Jai résigné.
En sortant du miroir, je ne me reconnus plus : une femme plus jeune, éclatante. Valérie a déjà organisé la manucure.
« Non, cest assez pour aujourdhui, je nen peux plus, » aije supplié.
« Daccord, on vous réserve 8h demain, soyez à lheure, » a déclaré Valérie.
En quittant le salon, Lucie a commenté : « Regarde comme tu es belle, qui laurait cru ? »
Nous sommes allées au centre commercial, jai acheté un pantalon coupe droite, un chemisier léger et un cardigan sable. Je me sentais revigorée, plus confiante.
En sortant, un homme grand, aux cheveux blancs et à la moustache bien taillée, sest approché.
« Bonjour les filles, vous avez lair superbe, » a-t-il dit.
« Qui êtesvous ? » aije demandé, surprise.
« Cest Pascal Dubois, votre ancien camarade de classe, » a précisé Lucie.
Pascal, autrefois maigre et discret, était maintenant imposant.
Nous lavons invité chez moi, nous avons ouvert une bouteille de vin, nous avons repensé aux années lycée. Pascal a avoué quil était encore amoureux de moi.
« Tu nas pas changé du tout, on pourrait retomber amoureux, » a-t-il dit.
Je lui ai rappelé que je suis mariée.
Finalement, je suis rentrée chez moi, le cœur plus léger.
Le lendemain, je suis allée à lhôpital où mon mari était soigné après une chute. Il a pleuré en me voyant, a demandé pardon. Je lai nourri dun bouillon. Deux semaines plus tard, il est sorti. En sortant du taxi, un couple est passé, jai reconnu ma rivale : une jeune femme blonde et élancée, la nouvelle compagne de mon mari.
Il a baissé les yeux, moi, je me suis sentie triste mais résolue.
« Tu ne repars plus ? » ma demandé mon mari, un brin moqueur.
« Pas vraiment, je ne suis pas devenue mince, mais je suis plus sereine, » aije répliqué.
Il a demandé à ce que je prépare à nouveau des boulettes. Je les ai faites, le parfum était envoûtant.
Mireille, revenue de luniversité, a senti larôme et a souri. Nous nous sommes assis tous ensemble, comme avant.
Regarder ma famille réunie ma rappelé que, même si la vieillesse apporte des défis, lamour, le respect et le partage restent essentiels.
Cette journée ma appris que lon peut se réinventer à tout âge, que la dignité ne dépend pas du regard des autres, mais de la façon dont on se regarde soimême.
Leçon : accepter le changement, rester vrai envers soi-même, et chérir ceux qui restent à nos côtés.







