«Tu en es responsable, maman», lançait la voix de la fille, alors quAnne faisait frire des côtelettes dans la poêle. Elle posa le torchon, se dirigea vers le vestibule et ouvrit la porte.
Maman, cest pour moi! sinterrompit Élodie à miparcours. Je moccupe, je veux ouvrir.
Très bien, je navais rien prévu
Alors, questce que tu attends? Retourne à tes côtelettes, siffla Élodie, les yeux luisants dirritation depuis lencadrement.
Pourquoi «tes»? Jai acheté de la viande hachée pour les recettes
Maman, ferme la porte,! roula la fille des yeux.
Je laurais justement dit! répliqua Anne, refermant le vestibule dun geste sec, puis retourna à la gazinière, coupa le feu, défila son tablier et sortit de la cuisine.
Dans le hall, Élodie senfilait une veste. À ses côtés se tenait Aurélien, lami de Sophie, les yeux rivés sur elle comme deux éclats de lumière.
Bonsoir, Aurélien. Vous comptez vous joindre à nous? On dîne ensemble.
Bonsoir, répondit le jeune homme avec un sourire, son regard cherchant celui de Sophie.
Nous sommes pressés, rétorqua Sophie, sans même jeter un coup dœil à sa mère.
Et si vous restiez? Tout est prêt, insista Anne.
Aurélien se tut, hésita.
Non! sécria brusquement Élodie. Allonsy.Elle saisit le bras dAurélien, ouvrit la porte. Maman, tu fermes?
Anne sapprocha, laissa un petit interstice et, en entendant des voix depuis le parc, sécria :
Pourquoi parler ainsi? Ça sent bon, je ne refuserais pas ces côtelettes.
Allonsnous au café, jen ai assez de tes côtelettes, grogna Élodie.
Comment ça peut être lassant? Jadore les côtelettes de ta mère, je pourrais en manger chaque jour, déclara Aurélien.
Sophie ne répondit pas. Les clameurs du couloir sestompaient lentement, séloignant comme un écho lointain.
Anne referma la porte, pénétra dans le salon où Benoît, son mari, était planté devant la télévision.
Benoît, viens dîner tant que cest encore chaud, proposaelle.
Quoi? Daccord, sélança-til, traversant la cuisine pour sasseoir à la table.
Questce quon sert aujourdhui? demandail dune voix autoritaire.
Riz aux côtelettes, salade, répondit Anne, ouvrant la poêle.
Je tai déjà dit que je ne mange pas de côtelettes frites, gronda Benoît.
Jai ajouté un peu deau, elles sont presque à la vapeur, ditelle, tenant le couvercle comme un bouclier.
Très bien, mais cest la dernière fois, lançail.
À notre âge, perdre du poids nest pas conseillé, commenta Anne, déposant une assiette de riz et de côtelettes devant lui.
Quel âge? Jai cinquantesept! Pour un homme, cest lâge de la sagesse, répliqua Benoît en piquant une moitié de côtelette avec sa fourchette.
Vous avez conspiré contre moi, nestce pas? Sophie sest enfuie, vous refusez de dîner, vous vous dérobez. Jarrête de cuisiner, on verra comment vous chanterez. Vous croyez que le resto est meilleur? lançail, engloutissant le reste de la côtelette.
Alors ne cuisine plus. Tu devrais aussi maigrir, sinon tu ne passeras plus la porte, ajoutail, piquant une seconde côtelette.
Quoi? Tu penses que je suis grosse? Jai tout sacrifié, et voilà que tu te soucies de ton image! Tu as acheté un jean, une veste en cuir, une casquette, même rasé les cheveux pour camoufler la calvitie. Pour qui? Pas pour moi. Oui, je suis ronde, mais questce que ça change? sécria Anne, la voix tremblante.
Laissemoi manger en paix, dit Benoît, soulevant son couteau, mais ne portant rien à sa bouche. Donnemoi du ketchup, ordonnatil.
Anne saisit le pot de ketchup, le buta violemment sur la table et quitta la cuisine, laissant son assiette intacte.
Dans la chambre dÉlodie, elle seffondra sur le canapé, les larmes perlant sur ses joues.
«Je cuisine, je méchine, et ils ne voient rien! Benoît se prélasse, me regarde comme une domestique. La retraite, ils pensent pouvoir me laisser de côté. Jai tout donné, pourquoi suisje ainsi?»
Les sanglots se transformèrent en sanglots étouffés; Anne sessuya le visage dun revers de main, tentant de contenir le désespoir.
Elle se rappelait la «belle famille» quelle croyait avoir. Pas parfaite, mais pas pire que les autres. Élodie brillait à luniversité, Benoît ne boit ni ne fume, gagne bien sa vie, la maison est rangée, la cuisine parfumée. Que pouvaitil demander de plus?
Se dirigeant vers le miroir de la porte du placard, elle scruta son reflet. «Oui, jai un peu grossi, mais je ne suis pas énorme. Les rides sont moins visibles sur mes joues rondes. Jai toujours aimé manger, et je cuisine bien. Avant je me coiffais, maintenant je me coiffe à larrière pour ne pas gêner. Peutêtre devraisje perdre du poids, changer de coupe»
Le lendemain, elle ne se leva pas avant le petit matin, feignant le sommeil. «Je suis retraitée, jai droit à un peu de repos, que les autres se débrouillent pour le petitdéjeuner», pensatelle.
Le réveil sonna. Elle se tourna, irritée.
Tu es malade? demanda Benoît, sans la moindre compassion.
Oui, répondit Anne, senfonçant le nez dans la couette.
Maman, tu es malade? lança Élodie en entrant.
Allez, prenez votre petitdéjeuner, murmura Anne dune voix à peine audible.
Élodie grogna et se dirigea vers la cuisine. Le bruit de la bouilloire, le fracas du frigo, les voix basses de Benoît et dÉlodie filtrèrent sous la couverture. Anne décida de jouer la malade jusquau bout.
Benoît entra, parfumé dun parfum de luxe que la femme avait acheté pour elle. Il séloigna ensuite, suivi de la fille. Le silence retomba. Anne laissa tomber la couette, ferma les yeux et sendormit.
Une heure plus tard, elle se réveilla, sétira, puis descendit dans la cuisine. Des tasses sales jonchaient lévier, des miettes éparses sur la table. Elle aurait pu nettoyer, mais pensa: «Je ne suis pas une bonne à tout faire». Elle alla prendre une douche, puis téléphona à une vieille camarade décole.
Annie! sexclama sa voix familière, pleine dentrain. Comment vastu? Tu ne te reposes pas, ma vieille?
Anne confessa son ennui, le manque de visites aux tombes de ses parents, et demanda si elle pouvait passer chez elle.
Bien sûr, viens quand tu veux, réponditelle. Je vais préparer des tartes.
Anne empaqueta quelques affaires, balaya les miettes, laissa un mot : «Je suis chez ma copine, je reviens quand je pourrai». En route vers la gare, le doute lassaille: «Estce que je suis trop égoïste?» Mais elle décida dy aller quand même. Au guichet, les billets étaient disponibles ; la file dattente devant le bus sallongeait, elle sy glissa.
À la gare, son amie Lucie lattendait, les bras ouverts. Elles partagèrent du thé et des tartes encore chaudes, bavardant sans fin.
Raconte, questce qui test arrivé? demanda Lucie.
Je ne vais pas mentir, je suis épuisée, avouaelle. Je pensais vous quitter, mais je me suis dit que je méritais une pause.
Lucie proposa un relooking le lendemain, avec la coiffeuse Valérie, qui travaillait dans le quartier du Marais. Elles envisagèrent shopping, makeup, même un peu de chirurgie cosmétique pour «renouveler limage».
La nuit suivante, Anne peinait à dormir, songeant aux disputes à la maison. Le jour suivant, Valérie laccueillit, lassit dans un fauteuil, coiffa, teinta ses sourcils, la coupa, la maquilla. Au miroir, Anne ne reconnut plus la femme qui se tenait là: plus jeune, éclatante, presque méconnaissable.
Cest assez, je ne peux plus, imploratelle.
Très bien, on garde le rendezvous à huit heures, insista Valérie.
En sortant du salon, Lucie sécria: «Regardetoi! On dirait une star!» Elles se dirigèrent ensuite vers le centre commercial, où Anne acheta un pantalon fluide, un chemisier léger et un cardigan sable. Elle se sentit revivre, prête à affronter le monde.
En sortant du magasin, elles croisèrent un homme imposant aux cheveux blancs et à la moustache soigneusement taillée.
Bonjour, les filles, ditil en admirant Anne. Tu nas pas changé du tout, tu es toujours rayonnante.
Je hésitatelle, interloquée.
Tu ne le reconnais pas? Cest Pascal Jukowski, lancien camarade de classe, autrefois maigre et discret.
Pascal? sétonnatelle.
Exactement, ditil en souriant, le regard plein de souvenirs.
Lucie proposa daller chez elle pour fêter le relooking, avec une bouteille de vin. Elles sassirent, rirent, évoquant leurs années lycée, et Anne rougit sous leffet du vin et des compliments.
Il na jamais cessé de taimer, lança Lucie quand Pascal séloigna.
Arrête, questce que tu racontes? Des années passent, ne ten fais pas.
Tu es toujours si belle quon pourrait retomber amoureux, insista son amie.
Après un moment, Pascal revint, annonçant quil avait des billets pour le théâtre. «Tu nes pas allée au théâtre depuis lécole?», demanda Lucie.
À la petite scène du quartier, lors du Noël, répondittelle, moqueuse.
Les jours passèrent, Anne reçut un appel urgent :
Maman, papa est à lhôpital! Viens rapidement! sécria Sophie.
Le cœur dAnne se serra. Elle se hâta, Benoît la conduisit à la gare. En chemin, Pascal lappela :
Annie, si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là.
Merci, Pascal, murmuratelle.
Dans le bus, elle appela Sophie, qui lui révéla que le père dÉlodie lavait trompée plusieurs fois, quil avait été blessé lors dun accident, quil était en convalescence. La révélation la déstabilisa, mais elle décida de rentrer immédiatement.
Le soir même, elle arriva à la maison, épuisée, mais soulagée dêtre de retour. Élodie, les larmes aux yeux, la regarda dun ton nouveau, plein de respect.
Maman, tu es méconnaissable. Tu as changé, sexprimatelle.
Anne sourit, le cœur apaisé. Le lendemain, elle prépara un bouillon de poulet et se rendit à lhôpital. Benoît, le visage marqué par la barbe grise, pleura à sa vue, implorant le pardon. Elle le nourrissait à la cuillère, les larmes coulant doucement.
Deux semaines plus tard, Benoît sortit de lhôpital. En descendant du taxi, il croisa un couple élégant. Il sarrêta, le visage pâle, réalisant que la femme aux cheveux roux était la nouvelle rivale de la maison, jeune et sûre delle. Il baissa les yeux, le cœur lourd.
Tu ne repars plus? demandatil à Anne.
Quoi? Je ne suis pas maigre, mais je nai pas perdu du tout, répliquatelle avec un sourire.
Je tai demandé pardon, je suis désolé. Faismoi des côtelettes, sil te plaît.
Anne fit les côtelettes, prépara un dîner parfumé. Élodie, de retour de luniversité, sexclama: «Quel parfum!»
Ils sassirent tous autour de la table, comme autrefois, le repas réuni, les sourires retrouvés. Anne, les yeux brillants, se sentit enfin à sa place, entourée de ceux quelle aimait.
La vie familiale nest jamais un long fleuve tranquille. Le temps passe, le corps change, lâme reste jeune, et il faut savoir accepter, persévérer, garder les liens. Chacun apprend sa leçon, et, quoi quil arrive, ils restent ensemble, comme le fil qui ne rompt jamais.







