02/09/2024
Cher journal,
Ce soir, vers deux heures, mon téléphone a sonné. À lautre bout de la ligne, Xavier, le visage rouge comme un coquelicot, marmonnait entre deux sanglots: «Pierre, désolé dappeler à cette heuretard, mais ma femme… elle a eu un accident. Tu peux mhéberger?» Javais à peine eu le temps de répondre avant quil ne sévanouisse dans un souffle dalcool. Nous nous étions disputés le mois passé et navions pas parlé depuis. Pourtant, je lai fait entrer ; le ressentiment a cédé la place à la culpabilité, car nous avions partagé plus quune simple amitié. Sans un mot, il ma traîné jusquà mon lit. Je nai pas résisté, voulant simplement apaiser son chagrin, le réconforter, le laisser oublier un instant la mort qui le hantait.
Le matin suivant, je lai réveillé tant bien que mal. Il était encore confus: «Pourquoi suisje ici, Pierre? On était en froid» Il ne se souvenait de rien, aucune trace de la nuit précédente. Au même moment, son téléphone a vibré; lidentifiant affichait «Ma petite», le surnom quil réservait à son épouse. Il a jeté lappel, le regard embarrassé, comme sil revenait à la réalité. Jai craché: «Tu es fou! Hier, tu as enterré ta femme, et aujourdhui tu plaisantes?» Je lai poussé dehors et je ne lai plus jamais revu.
Depuis mes vingt ans, jai longtemps vécu seul, mes parents décédés lun après lautre. Le mariage ne ma jamais pressé, les prétendants affluaient comme des abeilles autour du miel: avares, prodigues, certains déjà mariés. Mais cest avec Xavier que jai tenu le plus longtemps. Jétais tombé amoureux, même en sachant quil avait une famille. Jai fini par comprendre que Xavier était un vrai comédien: mentir, inventer des histoires à la volée, cétait son quotidien. Il moffrait des roses luxueuses, des cadeaux extravagants, des nuits folles, tout en gardant la douce obsession de «ma petite». Je ne serais pas surpris sil avait plusieurs maîtresses; son appétit amoureux semblait insatiable.
Pendant ce temps, toutes mes amies se mariaient, avaient des enfants. Moi, je restais avec Xavier, conscient que notre avenir était inexistant: il ne quitterait jamais sa famille. Nos disputes se multipliaient, jusquà ce que son dernier coup de théâtre mette un terme définitif à notre relation glissante. Jétais enfin libre, à la recherche dun bonheur inconnu.
Cest alors quAntoine est apparu dans le wagon du RER qui me ramenait chez ma tante à SaintGermainenLaye. Il venait du bled, travaillait comme ouvrier à Paris, et nétait pas marié. Nous nous sommes assis côte à côte, échangeant nos numéros. Son caractère était rustique, économe, un brin bourru, mais jacceptais ses défauts, la vie était courte. Il ma invité chez lui, à la campagne, pour que ma mère le rencontre. «Ma mère veut te voir,» disaitil. Jétais déjà enceinte dune grossesse imaginaire, prête à préparer mon voile. Nous sommes arrivés dans son chalet où la table débordait de plats rustiques. La vue me rendait malade, le visage de ma future bellemère se posait sur moi avec un jugement glacial. Elle a ordonné à Antoine: «Mon fils, fais asseoir notre invité sur la véranda, puis reviens à la table.» Jai senti mon cœur se serrer.
Le lendemain, Antoine ma raccompagné à la gare et est reparti à la maison de sa mère qui, visiblement, ne maimait pas. Jai précipité les préparatifs du mariage, mais avant même de franchir le seuil de ma porte, je me suis retrouvé aux urgences. Un avortement spontané. La sagefemme, dun ton doux, ma dit: «Ne ten fais pas, ma chère. Si le bébé a été perdu, cest peutêtre une chance; ainsi tu éviteras de souffrir dun enfant malade toute ta vie.» Jai pensé que le destin ne voulait pas dAntoine pour moi. Jai mis fin à cette relation sans remords, le cœur froid mais serein.
Parmi mes amours de rechange, il y avait Guillaume, un camarade de classe. Je le gardais comme plan B, le flirtant de temps à autre. Un jour, il sest marié avec une femme déjà mère, et dix ans plus tard, il est revenu, suppliant: «Pierre, je suis désolé, mon mariage a échoué, je veux repartir à zéro.» Jai entendu ses lamentations, mais je nai pas cédé.
Ma meilleure amie, Mylène, menait une vie rêvée: mari, fille, stabilité. Un soir, elle a avoué être tombée amoureuse dun autre homme, Damien, déjà marié et père de deux enfants. «Je ne peux plus vivre sans lui,» sanglotaitelle. Je lai réprimandée: «Tu détruirais deux familles, Mylène, réfléchis avant quil ne soit trop tard.» Elle a continué à pleurer, mais nous nous sommes éloignées.
Quelques mois plus tard, Damien est venu frapper à ma porte. «Salut, Pierre. Comment vastu?» Jai senti la tristesse dans sa voix. Il ma raconté que Mylène lavait quitté. Nous avons passé la nuit ensemble, puis il est reparti comme il était venu. Six mois plus tard, je lai perdu à nouveau, il a épousé une collègue plus âgée avec une fille adolescente. Depuis, je nai plus revu Mylène.
Ma grandmère avait lhabitude de dire: «Chaque fille, un jour, se fane.» Je crois que mon temps a aussi commencé à pâlir. Les carrousels de ma vie se sont arrêtés, les princes ont cessé de toucher à ma fenêtre. Jai adopté un chat de race, un compagnon silencieux avec qui partager mes soirées de célibataire. Aucun enfant, aucun mariage, rien de ce que je pensais vouloir.
Aujourdhui, je comprends que courir après des cœurs brisés ne guérit jamais les miens. La leçon que je retiens, cher journal, cest que la quête perpétuelle damour chez les autres ne comble pas le vide intérieur; il faut dabord apprendre à saimer soimême, avant que les autres ne puissent réellement nous aimer.
Pierre.







