Famille Inassouvie

Je me souviens du dernier souper que javais organisé pour la famille, dans une grande salle à Paris, avec la table dressée comme à la française. Au centre, Juliette se tenait debout, le regard fier, prête à saluer nos invités.

«Alors, chers convives, vous avez bien mangé? Vous avez bu? Jai été à la hauteur?», lançatelle en sappuyant sur le bout de la table.

«Oui, ma sœur, tu es toujours au top!», répondit Benoît dune voix satisfaite. «Je suis daccord à cent!», appuyala Clémence, ma sœur. «Nous avons appris à cuisiner avec maman, mais jamais je nai réussi à faire aussi bon!Cest pour ça que je tinvite toujours à nos fêtes!»

«Maman, je ne pourrai pas sortir de la salle de sport!Je nai pas le temps de marrêter!», intervint Éléonore, en râlant. «Je te présenterai ma future épouse, pour que tu lapprennes à cuisiner,» lança André avec un clin dœil. «Cest pour ça que je tai épousée!» ajouta Victor, en riant bruyamment.

Juliette, le sourire large, poursuivit : «Mes chers, mes chers, vous êtes les bienvenus, mais maintenant sortez tous de ma maison!Cétait le dernier repas que jai préparé pour vous, le dernier effort. Je ne veux plus vous voir ni vous entendre.»

Sans réfléchir, elle saisit le grand saladier en porcelaine et le jeta au sol avec fracas. Le silence sabattit sur la pièce, les invités restent figés, sous le choc. Personne ne sattendait à une telle réaction de Juliette, toujours si calme, serviable, docile.

«Tu as perdu la tête?», sécria Victor. Il encaissa aussitôt une claque de Juliette. «Appelez les secours, elle fait une crise!», sécria Clémence.

Juliette saisit la carafe de jus restant : «Qui veut le téléphone?Il finira dans votre tête!Et vous, restezvous où vous êtes, bande de gloutons!»

«Juliette!», sinterjeta Benoît, «calmetoi, je suis ton frère aîné, écoute!»

«Non!Je ne veux plus servir tous le monde!Je nen ai plus envie!Et plus jamais je ne courrai derrière vous!Cest assez!», ripostatelle, le visage rouge de colère.

«Quel insecte ta piquée?», demanda Victor, en se frottant la joue. «Tout était normal!»

Juliette sassit, se pencha en arrière : «Je ne vous ai pas réunis pour rien. Votre insolence a dépassé les limites, depuis longtemps même. Votre dernier départ ma montré à quel point vous êtes devenus impertinents. Je ne veux plus vous voir.»

«Nous navons rien fait de mal,» balbutia André. «Exactement, mon fils!Exactement!»

***

On dit quil faut bien vivre sa vie, mais chacun a sa propre définition du «bien». Juliette, 45 ans, était convaincue davoir mené une existence exemplaire. Née troisième enfant dune fratrie, elle avait grandi entre un frère chéri et une sœur quelle ne dérangeait pas. Elle avait étudié, travaillé dur, jamais cherché la célébrité, mais toujours les pieds sur terre.

Elle sétait mariée, avait eu deux enfants, était une épouse attentionnée, une mère dévouée, une femme qui soutenait son mari sans jamais se plaindre. Le contact avec son frère et sa sœur restait présent tout au long de sa vie, toujours prête à aider, à célébrer ou à résoudre les difficultés.

Cest ainsi quelle se considérait comme une bonne personne, généreuse, intelligente et compréhensive. Mais à 45 ans, elle découvrit ce que signifie être abandonnée, seule, au moment le plus sombre.

***

«Madame Juliette», annonça le médecin après le déjeuner, «tous les analyses sont revenues, aucune contreindication. On planifie lopération?»

«Oui, docteur,» répondit-elle dune voix triste, «la décision est prise.»

«Je comprends,» dit le médecin, remarquant son découragement, «mais on ne sait jamais»

«Programmezla,» lançatelle dun geste, «plus tôt on commence, plus tôt on finit.»

Le médecin nota dans le dossier : «Dîner ce soir, opération dans deux jours.» Il se tourna ensuite vers la voisine de chambre, Madame Catherine.

«Madame, vos analyses ne sont pas toutes bonnes, on va devoir creuser un peu plus.»

«Très bien, Docteur Olivier,» réponditelle.

Quand le médecin sortit, Juliette demanda : «Pourquoi cette lugubre attitude? Tu as peur de lopération?»

«Oui,» acquiesça Juliette, «mon mari» elle jeta un regard vers son téléphone.

«Mon mari me chantait des chansons,» ricana Catherine. «Je pense quil reviendra à la maison, fera la fête, tout ira bien.»

«Daprès son dernier message vocal, il est déjà plein dambition,» marmonna Juliette, serrant les lèvres. «Il sait que jai une hystérectomie, mais il ne montre aucun soutien, il préfère boire avec ses amis.»

«Ah, les hommes,» haussa Catherine, «toujours les mêmes, ils ne voient que le fromage et la souris!»

«Et cest blessant,» poursuivit Juliette. «Enlever lutérus, cest sérieux. Un petit signe dencouragement aurait été le bienvenu. Au lieu de ça, dès que je suis partie, il na envoyé que deux courts messages et ne répond plus.»

Catherine, dix ans plus jeune, navait pas lexpérience pour le consoler, la conversation se tut delle-même. Juliette nalla pas dîner, elle ne prit rien avec elle, sachant quelle devait jeûner avant lintervention. Elle resta allongée, le regard fixé sur le plafond, se rappelant le jour où «Vassili» sétait cassé les deux jambes au travail et où elle lavait soignée jour et nuit, apportant repas, vêtements propres, le soutenant jusquà tard dans la nuit.

Elle se souvint aussi des nombreuses fois où elle avait tout donné à son mari : leau, la nourriture, le ménage, le repassage, le soin de son enfant. «Pourquoi me traitetil ainsi?», se demandatelle quand Catherine revint de son dîner.

«Ce nest pas seulement ton mari,» répliqua Catherine avec un sourire. «Tous ces hommes sont des exploiteurs, ils sinstallent sur le cou et ne font rien tant quon ne les tient pas.»

Juliette se demanda alors : «Peutêtre que je me fais des idées à cause de lopération?»

«Làbas, personne ne te montre de la gentillesse,» confirma Catherine. «Mon mari mapporte des fruits, des jus, mappelle, menvoie des cœurs.»

Juliette se couvrit la tête avec la couverture, le téléphone à la main.

«Même si on a faim, il est difficile de survivre sans rien,» pensatelle, en essayant de distraire la conversation avec Catherine, qui passait de temps en temps, pressée par les examens.

Son fils André ne répondit pas, il envoya juste un message promettant de rappeler. Sa fille Éléonore raccrocha deux fois, puis le numéro devint indisponible. «De bons enfants,» murmura Juliette, perplexe. «Ils ne répondent même pas à leur mère?»

«Ils sont adultes maintenant,» répliqua Catherine. «Ils vivent déjà leurs propres vies.»

«Oubliezles, maman,» dit Catherine, «ils ne reviendront que lorsquils auront besoin de quelque chose.»

Juliette reprit : «Mon frère de seize ans ne me considère plus,» pensatelle. «Si on vit séparés, les parents deviennent inutiles, à moins quon les convoque pour les funérailles.»

«Non, pas du tout!Nous avons de belles relations,» insista Juliette. «Alors pourquoi ne répondentils pas?»

Catherine séloigna, Juliette resta pensive.

«Vraiment, il suffit dune minute pour répondre à sa mère?» se demandatelle. Elle réalisa que leurs appels récents nétaient que pour demander de largent, jamais par affection.

Elle était triste, mais Catherine eut raison : «Les oisillons ont quitté le nid, ils vivent leurs vies.»

Juliette rappela son mari, aucune réponse. Elle envoya un message qui resta non lu. «Allez, VasyaVasya,», pensatelle en riant amèrement. Il réapparut le soir avec un texte : «Où sont nos économies? Le salaire a fini, on na plus rien!» Le salaire avait pourtant été versé trois jours plus tôt.

«Eh bien,» pensa Juliette, «fête en montagne, vin à flot!» Mais elle ne répondit pas, espérant au moins un signe de sa part.

Benoît répondit au téléphone, mais dit quil était occupé et raccrocha. «Il est occupé,» commenta Juliette. Elle se souvint alors de la période où elle avait hébergé les enfants de Benoît pendant que sa femme lavait quitté, et comment elle avait tout géré cuisine, ménage, garde denfants jusquà ce quil trouve une nouvelle compagne.

«Jai concilié les enfants pendant un an et demi, sans aucune gratitude.» pensatelle. Quand elle le rappela le soir, il ne fit que quelques bips avant de raccrocher. «Merci pour la liste noire,» grondatelle.

Sa sœur Nathalie ne lui accorda que cinq minutes, sintéressant surtout à sa santé : «Quand serastu de nouveau capable?Ma bellefamille arrive, une dizaine de personnes, on devra les loger à lhôtel mais les nourrir chez moi.Tu es mon seul espoir!»

Juliette répondit : «Je ne sais pas, Nathalie. Lopération est compliquée, deux à trois semaines dhospitalisation, puis un long convalescence, les médecins parlent de cinquante jours.»

«Non, non,» sexclama Nathalie, «tu dois être prête en trois semaines, comme un soldat!Ce sont les parents du mari, cest plus important que tout!»

Juliette avoua sa peur, Nathalie la poussa à se dépêcher, en terminant par un juron à la française.

Lopération se déroula sans incident, mais Juliette resta deux semaines supplémentaires à lhôpital. Elle ne décela aucune appel de la famille. Aucun, ni le mari, ni les enfants, ni le frère, ni la sœur.

Un jour, Benoît, furieux, lui lança : «Questce que tu racontes?Tu tes fait enlever la matrice et le cerveau?»

Juliette, surprise, répondit : «Oui, je pensais que personne ne sen souviendrait.»

Elle revint à la table, le même endroit où tout avait commencé, et sadressa à tous :

«Écoutez, chers parents, jai passé deux semaines à lhôpital, et aucune âme vivante na pensé à moi. Pas mon frère qui aime mes enfants plus que ma nouvelle compagne, pas ma sœur qui ma toujours utilisée comme cuisinière gratuite, pas mon mari qui a tout dépensé, pas mes enfants à qui jai donné la vie. Aucun appel, aucun message.»

Le silence se fit lourd.

«Jai toujours été prête à tout faire pour vous. Le jour où jai réellement besoin de votre simple présence, vous avez disparu. Jai compris que je devais me débrouiller seule. Je ne veux plus être votre coursier.»

Elle sadressa à chacun :

«Benoît, divorce et plus de mots, quitte mon appartement!
Enfants, vivez votre vie, si vous avez besoin daide, appelez papa!
Boris et Nathalie, je ne veux plus vous voir, engagez des nounous et des chefs ailleurs!»

Des voix sélevèrent, protestant, mais Juliette, autoritaire, les fit sortir de la pièce, les poussant dans le couloir. Elle déclara :

«Je veux enfin vivre pour moi, pas pour vous.»

Seule dans son appartement, elle sassit à la table libérée, regarda les éclats du saladier brisé et conclut :

«Jai exagéré, mais cest le moment de recommencer, avec un nouveau saladier et une nouvelle vie.»

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