Cher journal,
Ce matin, les Lescaut mont appelée: «Prépare quelque chose de spécial ou commande, mais pas de banalités!» En ajustant le foulard de soie autour de mon cou, en posant les dernières touches de mon costume de femme daffaires, jai donné les ordres à mon mari. «Sur la table, une couche de poussière sest accumulée sur le balcon, bientôt le portable ne sera plus visible. Essuiele.»
Antoine, sortant de la cuisine, a répondu calmement: «Tu ne travailles plus là, cest normal que la poussière saccumule.» Il portait une serviette de cuisine sur lépaule, un mug denfant tout juste sorti du lavevaisselle, et un tablier par-dessus son teeshirt en tricot. En mapprochant pour déposer un baiser sur la joue, jai reculé, irritée.
«Moi, je dois aussi travailler à la maison?» aije rétorqué. «Pas assez au bureau?»
«Quand tu travaillais à la maison, on te voyait au moins.»
«Dieu merci, cest fini!» aije pensé, en ajustant mon sac. «Range, lave, passe laspirateur, ramasse les jouets, prépare à mangersatisfaismoi au moins!Un petit merci?»
Il a haussé les épaules: «Pas besoin damener le linge au fleuve, le lavevaisselle sen charge, le robot aspirateur nettoie, et les petites, elles font les enfants.»
«Parfait, si cest ce que tu penses.» Jai sorti du bureau, claquant la porte derrière moi. «Quelquun doit gagner sa vie, moi je peux être utile au travail.»
Mon quotidien est minutieusement planifié: réveil à six heures, séance de sport ou course (je cours depuis peu), douche contrastée, petitdéjeuner, maquillage et coiffure en vitesse, puis je pars. Le trafic du centre de Paris est dense, mais jai toujours lhabitude de partir plus tôt, sauf aujourdhui où rien ne ma retardée.
Il y a un an, la routine dAntoine était similaire: pas dexercice, il aimait rester quelques minutes dans le lit chaud avec moi. Son travail était proche, pas de bouchons à craindre. Il rentrait entre six et sept heures du soir, aidait à la cuisine, rangait, jouait avec nos filles. Il berçait les filles pour les endormir, puis aidait à ranger les jouets ou à remettre de lordre dans le salon.
Tout a changé il y a un an. Léa, notre petite de deux ans, allait à la crèche depuis deux ans, les rhumes de ladaptation sont derrière nous. Clémence, notre aînée, est en quatrième, elle rentre et sort de lécole du quartier toute seule, même les cours de danse sans que je laccompagneAntoine lui a appris à prendre le tramway, deux arrêts.
On ma proposé de reprendre mon ancien poste en bureau. Jai longuement réfléchi: la maison me convenait, mais lenvie de «revenir aux gens», de retrouver le contact social, était forte. On ma promis une promotion rapide, et jai accepté.
Trois mois plus tard, la première promotion est arrivée, puis une deuxième, avec des privilèges et un salaire en euros. On ma accordé un horaire flexible que jai adoré. Mes parents ne me voyaient plus souvent, mais Antoine expliquait tout. Jétais débordée: femme de foyer, mère, épouse aimante. Jarrivais tard, épuisée.
Nous avons discuté, Antoine na jamais critiqué mon départ du travail. Nous avons décidé dinverser les rôles: je travaillerais sans me soucier des tâches ménagères, Antoine quitterait son poste pour prendre en charge la partie la plus ingrate de la vie familiale.
«Tu finiras par trouver quelque chose à distance,» lui aije conseillé, un peu gênée à lidée quil doive cuisiner des bouillies, plier le linge, récupérer Léa à la crèche, les conduire chez le dentiste, et amener la petite à lorthophoniste. «Tu y arriveras, je le sais.»
Il ma embrassée sur le sommet du crâne, me qualifiant d«intelligente». Cétaient nos derniers soirées tranquilles, où il me disait: «Chez toi, tout va bien, au travail aussi.»
Antoine sest rapidement adapté. Plus de textos ou dappels pour savoir qui doit laver quoi, qui récupère qui, à quelle heure. Les corvées ne le pesaient plus, les enfants ne lirritaient pas comme ils fatiguaient parfois moi après le travail. Il était apprécié dans mon entreprise, respecté par ses collègues et supérieurs, capable de mener nimporte quelle mission. Ce compromis a permis à ma carrière de décoller, je me sentais fière.
Ce soir, les filles mont accueillie en rentrant du travail: «Tu rentres tard, le dîner refroidit!» Jai dénoué le même foulard de soie, le stress de la journée saccumulant comme les tâches qui se superposaient. «Les Lescaut ne seront pas là?»
«Quoi?» a répliqué Antoine, irrité. «Tu las dit pour le weekend!»
«Tu as mentionné aujourdhui!»
«Antoine, tu ne mentends plus?» aije lancé, presque avec mépris, en tirant la mousture du rideau, furieuse que les enfants aient encore joué au ballon à lintérieur.
Clémence et Léa, debout devant moi, ne savaient que dire. Le chaos résonnait dans lappartement.
«Cest ça, tes invités!», aije protesté, montrant le désordre.
«Ils ont des enfants, ils comprennent.» a tenté Antoine.
«Mais regardetoi!Chemise froissée, teeshirt tendu, regard vide.»
Antoine, toujours de bonne humeur, clignait de lœil aux filles: «Maman plaisante, elle est fatiguée.» Il a essayé de ne pas réagir.
«Viens à la cuisine, on te nourrit. Tu es épuisée?» a demandé Antoine, doux.
«Oui!Ça magace!Tu ne peux même pas faire ce quon te demande?Même un idiot y arriverait.»
Une lueur de colère a traversé le visage dAntoine, mais il a gardé le silence devant les enfants. Je suis allée à la cuisine, où il ma reproché :
«Tu as commandé le dîner, mais tu nas pas pensé à moi?Tu sais que je naime pas les plats trop épicés ou gras. Faismoi du thé alors!»
«Faisle toi!» a rétorqué Antoine, posant Léa sur son dos, levant Clémence comme une plume. «On doit se brosser les dents, il se fait tard. Demain, crèche et école. Au fait, Léa a eu une séance photo la semaine dernière, les photos sont déjà sur la cheminée depuis deux jours. Tu nas même pas remarqué.»
Ils sont partis, riant. Quelques minutes plus tard, le bruit des enfants a cessé, le silence a envahi la salle de bain. Dix minutes après, Antoine est revenu à la cuisine. Jétais encore assise, ma rancœur sans thé.
«Ça va mieux?Quel problème au travail?»
«Non, tout va bien au bureau, cest juste à la maison»
«Nathalie, tu exagères!» a déclaré Antoine, se penchant, les yeux durs. «Je ne suis ni ton assistant, ni ton secrétaire, ni ton subordonné. Jamais je ne tai critiquée pour des broutilles quand tu étais à la maison. Tu nes pas une machine, tu peux oublier, te tromperon réglera ça ensemble.»
«Cest facile à dire!Quand jétais à la maison, je travaillais et je moccupais des filles. Maintenant elles sont plus grandes, elles comprennent tout. Tu dis que le lavevaisselle, la machine à laver, la commande de repas résolvent tout, alors pourquoi tu narrives pas à gérer des tâches simples?»
Antoine a senti la colère monter, mais il a gardé son calme. «En quoi estu devenu?Un bon à rien, un geôlier de la maison. Bientôt tu auras un ventre de plus.»
«Nathalie!»
«Ne crie pas, je sais ce que tu veux dire.»
Il a perdu patience, est allé dans la chambre, a saisi un coussin et a crié: «Demain je retourne au travail!Engagetoi une autre aide à la maison.»
«Faible!Tout ça à cause dune assiette sale!»
Il a quitté le salon avec le coussin sous le bras. Jai dabord été en colère, puis jai compris quil ne pouvait pas reprendre le travail immédiatement, pas avant trois mois. Jai continué à lui envoyer la liste des tâches du jour, à vérifier le soir; chaque point non accompli était noté, et je le rappelais à lordre, à lui et aux filles.
«Demain, tu récupères Léa toimême,» a déclaré Antoine un jour. «Et toi?»
«Je ne peux pas, on sort avec des amis.»
«Incroyable!Je travaille jusquà 19h, 21h, parfois même 22h, et ils sortent boire une bière!Je ne te libère pas!Jai une réunion importante à 19h.»
«Je ne te demande pas la permission, je tinforme.Tous les jours, réunion ou urgence.»
«Jai dit non!»
Antoine a commencé à mettre sa veste, à mettre ses chaussures.
«Où vastu?Je ne te laisse pas partir!»
«Je ne suis pas ton employé, ni ta femme de ménage. Au revoir.»
Il a claqué la porte, et je lai suivi de remarques acerbes.
Ce soir, Antoine nest pas rentré. Le matin, je lui ai laissé des consignes par messages: qui prendre, où aller. Aucun retour. En soirée, la nounou de Léa a appelé, demandant de récupérer la petite, la dernière à rester. Jai dû tout lâcher, traverser toute la ville, envoyer des messages furieux à mon mari. Silence. Il nest pas rentré.
Je suis en colère, mais pas jalouse. Qui aurait besoin dun mec comme lui? Les gens comme moi ne partent jamais. Mais il reste muet, je ne parle plus quen tirant le meilleur de moimême. Deux semaines plus tard, je suis à bout, mes nerfs au bord, le sommeil me fuit, le patron est insatisfait, les nounous se désistent une à une. Jai appelé Antoine, lui demandant de revenir.
«Je récupère les filles le weekend, mais je ne reviens pas.»
«Tu as changé, tu aimes la vie sans stress?Moi non plus je veux porter tes enfants.»
«Je demande le divorce,» a dit Antoine avant de raccrocher.
Je suis restée sans voix. Je narrivais pas à croire quil puisse être capable dune telle trahison. Les enfants ont entendu nos cris au téléphone.
Plus tard, ma sœur a demandé à Katia comment enlever les taches sur les chemises blanches. Katia a sorti un sachet doxygène actif, a expliqué comment faire tremper à 40°C, et le résultat était toujours éclatant. Elle a même nettoyé les baskets blanches et les taches de la robe de Léa avec le même produit. Ma sœur a haussé les épaules, se rappelant combien de petites choses il faut gérer à la maison.
Après le divorce, jai établi un planning de garde alternée. Antoine continue de récupérer Léa à la crèche et demmener Clémence à lécole, sans jamais entendre les remarques de ma hiérarchie.
«Maman, papa ne reviendratil plus?»
«Où iratil?Il restera chez maman. Qui dautre en aurait besoin?»
Clémence est partie sans un mot, comprenant que son père ne reviendrait pas.»
Aujourdhui, je me demande ce qui cloche chez moi. Je suis brillante, ambitieuse, belle, dans le vent, mais aucune rencontre ne dure. Peutêtre que je creuse trop.
Nathalie Dubois.







