Antoine avait choisi une fiancée riche et, à côté, il avait décidé doublier sa mère.
Antoine, tu as encore oublié de me rappeler! Jai attendu toute la soirée!
Marceline Dupont se tenait dans la cuisine, le téléphone collé à loreille, la voix tremblante de contrariété. Son fils lui avait promis dappeler la veille, mais il était resté muet.
Maman, désolé, jai eu une urgence au bureau. Pas le temps de téléphoner.
Antoine, tu aurais pu au moins menvoyer un texto! Je minquiète!
Maman, jai trentedeux ans! Je ne suis plus un enfant à qui on doit rendre des comptes chaque jour!
Marceline resta sans voix. Antoine navait jamais parlé ainsi. Il était toujours présent, attentif, aidait le weekend, passait du temps à la maison.
Daccord, je te pardonne, murmurat-elle, désolée de tavoir dérangée.
Tout va bien. Écoute, je voulais te dire que je viendrai samedi, mais je ne viendrai pas seul.
Avec qui? sinquiéta immédiatement Marceline.
Avec une amie. Je te la présenterai, elle sappelle Christine.
Une amie? Antoine, cest sérieux?
Oui, très sérieux. Nous sortons depuis six mois.
Marceline seffondra sur une chaise. Six mois, et il ne lavait jamais parlé; avant, il partageait tout.
Pourquoi ne men astu pas parlé avant?
Je voulais être sûr que cétait sérieux. Maintenant jen suis convaincu. Attendsmoi samedi à midi.
Daccord, Antoine. Jattendrai.
Après avoir raccroché, Marceline resta longtemps le téléphone à la main, songeuse. Une petite amie, enfin! Elle avait attendu ce moment depuis si longtemps.
Marceline vivait seule dans un petit appartement deux pièces à la périphérie de Lyon. Son mari était décédé il y a quinze ans dune crise cardiaque. Elle avait élevé Antoine seule, travaillant à deux emplois, dormant à peine, économisant chaque centime pour quil ait une vie meilleure.
Antoine était devenu brillant, diplômé avec mention très bien, programmeur dans une grande société parisienne, gagnant bien assez pour louer un studio dans le centre. Marceline en était fière aux larmes.
Le samedi, elle se leva tôt, nettoya lappartement à la perfection, lava les rideaux, fit le ménage, puis se rendit au marché. Elle acheta viande, légumes, fruits. Antoine aimait ses boulettes de viande et son purée de pommes de terre. Elle prépara aussi une tarte aux pommes, son préféré.
À treize heures, tout était prêt. La table était dressée dune nappe blanche, la plus belle vaisselle exposée. Marceline enfila sa plus belle robe, se coiffea, sappliqua du rouge à lèvres.
Le carillon de la porte retentit exactement deux heures plus tard. Marceline essuya ses mains sur le tablier, lissa ses cheveux et alla ouvrir.
Antoine apparut, vêtu dun costume coûtant une petite fortune, accompagné de Christine, grande, élancée, en robe à la mode, talons aiguilles, coiffure élaborée, maquillage impeccable.
Maman, salut! sélança Antoine en lembrassant. Voici Christine.
Bonjour, dit Christine en tendant la main, des bagues étincelantes aux doigts.
Enchantée, chère, entrait Marceline, invitezvous à entrer.
Ils pénétrèrent dans le salon. Marceline sactiva, offrit des places, demanda de retirer les chaussures. Christine balaya la pièce du regard, et Marceline remarqua son œil glissant sur les meubles usés, les papiers peints décolorés, le tapis usé.
Quelle charmante petite demeure, lança Christine avec un sourire crispé.
Merci, répondit Marceline, nous vivons modestement mais proprement.
Autour de la table, Marceline servit le repas, racontant ce quelle avait préparé. Antoine mangeait avec appétit, complimentait. Christine piquait prudemment la boulette, prenant de petites bouchées.
Cest bon? demanda Marceline.
Oui, mais je ne mange pas souvent frit, je surveille ma silhouette, répondit Christine.
Oh, ma puce, tu es déjà si mince!
Cest le résultat dun travail sur moimême, je vais au coach cinq fois par semaine, répliqua Christine.
Marceline hocha la tête, pensant à son propre budget à peine suffisant pour la nourriture et les factures.
Christine, que faistu dans la vie?
Je ne travaille pas, répondit-elle, jai mon propre business : une chaîne de salons de beauté, trois établissements en ville.
Bravo, sexclama Marceline.
Pas tout à fait seule, précisa Christine, mon père ma aidée à ouvrir le premier salon, le reste cest moi, ditelle.
Tes parents?
Mon père possède une entreprise de construction, ma mère fait du bénévolat, expliquéelle.
Marceline comprit que Christine venait dun autre univers, où largent, le succès et les possibilités régnaient, tandis quelle était une retraitée modeste avec une petite pension et un appartement ancien.
Maman, comment vastu? demanda Antoine. Tout va bien?
Ça va, la tension monte parfois, mais je prends mes médicaments, répondit Marceline.
Au fait, Christine et moi avons décidé de nous marier, annonça Antoine.
Marceline resta figée, tasse à la main.
Se marier? Quand?
Dans trois mois, la cérémonie sera au restaurant «Le Douze», pour cent cinquante convives.
Cent cinquante? sécria Marceline, cest exorbitant!
Ne tinquiète pas, les parents de Christine paient tout, ils ont les contacts, assureelle.
Christine acquiesça. «Mon père a réservé le meilleur restaurant de la ville, il y aura animateur, artistes, feu dartifice.»
Marceline regarda son fils, ne le reconnaissant plus. Cet homme sûr de lui, en costume coûteux, parlant dun mariage à cent cinquante personnes, étaitil encore son Antoine?
Puisje aider? demandaelle.
Non, non, tout est sous contrôle, répliqua Antoine.
Je peux préparer des tartes pour les invités?
Christine haussa les épaules. «Merci, mais le traiteur du restaurant sen occupera.»
Et la décoration?
Laissemoi, insista Christine, nous avons tout prévu.
Antoine posa la main sur la paume de Marceline. «Viens juste profiter, ça suffit.»
Marceline hocha la tête, son cœur serré mais un sourire forcé.
Après le déjeuner, Christine demanda à aller aux toilettes. Marceline la guida, et à son retour, le visage de Christine était crispé.
Antoine, il faut y aller, jai un rendezvous avec le décorateur, ditelle.
Déjà? Nous venons darriver!
Je lai dit, je ne resterai pas longtemps.
Antoine lança un regard coupable à sa mère.
Désolé, maman, il faut vraiment partir.
Merci dêtre venus, termina Marceline.
Ils partirent, laissant Marceline seule face aux plats à moitié consommés.
Le téléphone sonna. Cétait sa vieille amie Véronique, surnommée Véra.
Marceline, comment ça va? Ton fils estil revenu?
Il est venu, il ma présenté sa fiancée.
Elle est belle?
Riche, dun autre monde.
Comment tatelle traitée?
Elle a trouvé notre petit appartement un peu trop modeste, elle faisait la moue.
Ah, les riches ne comprennent pas les pauvres.
Mais elle plaît à Antoine, il veut se marier.
Tant mieux, quil soit heureux.
Heureux, oui, tant quil lest.
Une semaine passa, Antoine ne rappela pas. Marceline lappela, mais il était toujours occupé, en réunion ou avec Christine. Deux semaines plus tard, il appela enfin.
Salut, maman, comment vastu?
Bien, et toi?
Super. Écoute, on est allés chez les parents de Christine, ils ont un domaine à la campagne, cest magnifique.
Marceline serra le combiné, le cœur battant.
Je suis contente pour toi, mon fils.
Bon, je dois filer, on part choisir les alliances.
Puisje venir?
Cest notre affaire, réponditil.
Après lappel, Marceline resta à la fenêtre, observant le quartier gris, son fils séloignant vers une vie qui ne la laissait plus de place.
Véronique vint un soir avec des pâtisseries.
Tu as maigri, sétonnatelle.
Merci, Veronique.
Elles sassirent à la cuisine, buvant du thé.
Tu as lair triste, tu sais?
Antoine ne mappelle plus, il ne répond plus, il ma même refusé de choisir les alliances.
Il est amoureux, il se perd un peu, ça passera.
Et si ça ne passait pas? Et si cette fille léloignait de moi?
Calmetoi, Antoine est intelligent.
Intelligent, mais plus un garçon, plus mon fils.
Véronique la serra dans ses bras.
Les fils restent des fils, le sang ne se renverse pas.
Jaimerais y croire.
Le mois passa, le mariage approchait, il ne restait que deux mois. Antoine fit livrer une invitation.
Voilà, maman, linvitation, cérémonie à trois heures, puis le banquet.
Marceline prit la carte gravée, les noms en lettres dor, ladresse du restaurant.
Magnifique, ditelle. Quelle robe devraisje porter?
Celle que tu veux.
Jenvisageais den acheter une nouvelle, pour être présentable.
Antoine haussa les épaules.
Achète si tu veux, mais ce nest pas essentiel.
Ce nest pas essentiel? je suis la mère du marié!
Il y aura tant de monde, personne ne te remarquera.
Marceline baissa les yeux. «Personne ne me remarquera», pensatelle, la mère du marié au coin.
Où vaisje masseoir?
Christine soccupe du plan de table, elle tappellera.
Christine ne lappela jamais. Marceline rappela Antoine plusieurs fois, mais il était toujours trop occupé. Une semaine avant le mariage, Christine la contacta.
Marceline Dupont, bonjour, cest Christine. Vous serez à la table numéro douze, au fond de la salle.
Douze, où?
Au coin éloigné, avec les parents dAntoine et les proches.
Pourquoi pas à la table principale? Je suis la mère du marié!
Christine resta silencieuse.
La table principale sera pour nous, nos parents, les plus proches.
Je suis proche! je tai donné la vie!
Sil vous plaît, ne créez pas de problème, la disposition est fixée, insista Christine.
Marceline raccrocha, le téléphone toujours à la main, le cœur en ébullition. Elle appela Antoine.
Maman, je suis en réunion, je ne peux pas parler.
Ma fille, elle ma dit que je serais à la table douze, au coin, comme une étrangère!
Quel est limportance du siège, maman?
Cest crucial! je suis ta mère, je devrais être près de toi!
Les parents de Christine paient, ils décident.
Et moi?
Tu nes plus rien.
Pas dhystérie, sil te plaît, il y a déjà assez de stress.
Antoine raccrocha, Marceline seffondra sur la chaise, table douze, au coin, loin de son fils.
Véronique arriva ce soir-là, la trouva en larmes.
Que sestil passé?
Marceline raconta la disposition des places.
Cest une arrogance! comment osentils!
Ils le font, et Antoine les soutient.
Tu vas rester?
Que faire? me disputer? ils cesseraient de me parler.
Ne devraistu pas y aller du tout?
Cest mon fils, je ne peux pas labandonner.
Le jour du mariage était ensoleillé. Marceline se leva tôt, se coiffa, revêtit sa plus belle robe, vieille mais la plus belle quelle possédait. Véronique laccompagna jusquau taxi.
Tiens bon, Tomette, et souvienstoi que tu es une femme digne. Tu as élevé ton fils toute seule.
Merci, Véra.
Le restaurant était somptueux, décoré de lustres en cristal, nappes blanches, fleurs partout. Marceline se sentit comme une souris grise parmi les oiseaux de paradis. Elle chercha la table douze, vraiment au fond, déjà occupée par quelques invités, des amis de luniversité dAntoine, une tante lointaine de Christine.
Vous êtes? demanda la tante.
La mère du marié, répondit Marceline.
Vraiment? pourquoi êtesvous ici? dhabitude les parents sinstallent à la table principale.
Cest ainsi que cest décidé, répliqua Marceline.
Le couple entra sous la musique, radieux. Antoine en costume blanc, Christine en robe somptueuse, les invités applaudissaient, les photographes crépitaient. Marceline le regarda, fière de son fils devenu si élégant.
Antoine et Christine sassirent à la table principale, entourés des parents de la mariée, un couple imposant, bijoux étincelants, leurs enfants. Aucun siège ne resta pour Marceline.
Le banquet débuta, le maître de cérémonie anima, les artistes se produisirent, la musique joua. Marceline, à sa table, se sentit étrangère à la fête de son propre fils. Antoine ne la regarda jamais, occupé par la foule, par Christine, par ses beauxparents.
Elle attendit un moment, sapprocha du tableau principal.
Félicitations, Antoine! offritelle un petit paquet cadeau, sans même louvrir.
Merci, maman, ditil sans même le regarder.
Christine, on peut prendre une photo?
Plus tard, je suis occupée, réponditelle, le soleil nous attend.
Christine posa la main sur lépaule dAntoine, sexcusa auprès de sa mère.
Désolé, je dois aller saluer les invités, sexcusaelle, à bientôt.
Marceline resta seule, les yeux remplis de tristesse, les convives la regardant avec pitié.
Après la soirée, elle rentra chez elle, Véronique lattendait avec du thé.
Tout sest bien passé?
Oui, magnifique, riche, mais jétais superflue.
Superflue?
Antoine ne sest même pas approché. Il a eu honte de moi.
Véronique la serra.
Les fils grandissent et partent, cest normal.
Normal, oui, mais je ne veux pas perdre mon identité dans ce départ.
Les semaines senchaînèrent, Antoine nappela plus. Marceline tentait, mais il ne répondait jamais. Un mois plus tard, il rappela finalement.
Salut, maman.
Antoine! enfin! Jattendais!
Désolé, nous sommes en lune de miel aux Maldives.
Ah, les Maldives! Ça doit être merveilleux!
Oui, et nous avons acheté un appartement de trois pièces dans une nouvelle tour.
Félicitations! Ladresse?
Pas maintenant, on est encore en travaux.
Je peux aider, nettoyer, les fenêtres
Non, on a une société de nettoyage, ils sen occupent.
Daccord, alors ladresse quand vous aurez fini?
Quand ce sera prêt, je te dirai. Bon, je dois y aller.
Il raccrocha, Marceline sentit son cœur se serrer. Aucun détail, aucune adresse.
Les appels devinrent rares, deux semaines puis un mois. Les conversations étaient brèves, formelles.
Maman, je suis débordé, on se parle le weekend.
Mais cinq minutes, sil te plaît!
Pas le temps, projet urgent, à plus tard.
Le weekend arriva sans appel. Marceline décida dallerFinalement, Marceline comprit que la paix quelle cherchait se trouvait dans ses propres souvenirs, et elle décida de les chérir, loin des attentes des autres.







