**Conversation Honnête**
Je fis la connaissance dIrène lors dun cours despagnol. Elle était discrète, presque lointaine, avec de grands yeux gris où semblait se cacher toute une histoire. À ses côtés, je me sentis immédiatement fort.
Elle avait un fils de cinq ans, Théo, quelle élevait seule. De son mariage précédent, elle ne parlait guère. À peine une allusion à des «caractères incompatibles» et aux années difficiles après la séparation.
Cela ne me rebuta pas. Au contraire. La façon dont elle regardait Théoavec une tendresse presque douloureuse, prête à le protéger du monde entierme donna envie dêtre leur forteresse, le refuge où ils pourraient enfin souffler. Et puis, je voulais des enfants.
Nous nous mariâmes un an et demi plus tard. Javais loué une maisonnette dans les bois et, sous les combles, près de la lucarne ouverte sur les étoiles, je lui fis ma demande. Elle pleura et rit à la fois, tandis que Théo battait des mains, sans tout comprendre mais emporté par la joie.
Cette nuit-là, allongés dans le lit, je murmurai ce qui me brûlait les lèvres :
Ce serait merveilleux, si Théo avait un petit frère ou une petite sœur. Je le veux tellement.
Irène ne répondit pas. Elle se blottit contre moi, cachant son visage contre ma poitrine. Je crus à de lémotion. Que son silence valait acquiescement.
Nous commençâmes à «essayer». Je lus des articles, lui achetai des vitamines, parlai avec enthousiasme de transformer le bureau en chambre denfant. Elle hochait la tête, souriait, mais son sourire était tendu. Je mis cela sur le compte de la fatigue.
Tout sécroula un mardi ordinaire. Je cherchais du dentifrice dans la salle de bains quand je vis, dépassant de sa trousse, une plaquette de comprimés. Je googlisai le nom : contraceptifs.
Je refusai dy croire. Un malentendu, sans doute. Des vieux comprimés oubliés ? Mais la date était valide. Il en manquait plusieurs.
Ce fut comme un coup. Je sortis et marrêtai sur le seuil. Irène était à la cuisine, vérifiant les devoirs de Théo.
Irène ? dis-je dune voix trop forte. Cest quoi, ça ?
Je lui tendis la plaquette. Son regardpeur, panique, honteme donna la réponse, définitive comme du béton.
Tu tu les prends maintenant ? demandai-je, mefforçant à un calme que je ne ressentais plus.
Elle acquiesça, incapable de soutenir mon regard. Ses cils tremblaient ; les larmes nallaient pas tarder. Théo, effrayé par nos voix, se figea, les observant tour à tour.
Pourquoi ? Un seul mot, où se concentrait toute ma douleur.
Tu ne comprendrais pas, souffla-t-elle, les larmes coulant.
Si tu mexpliques, jessaierai
Nous nous installâmes au salon, après avoir envoyé Théo dans sa chambre. Irène, voûtée, se frottait les mains.
Je ne veux pas dun autre enfant, Vincent. Je ne veux pas.
Mais pourquoi ? Ma voix se brisa. Tu savais à quel point jy tenais ! On en a parlé ! Tu pouvais juste dire non ! Pourquoi mentir ? Pourquoi cette comédie avec les vitamines, les projets de chambre ?
Je nai pas menti ! Elle me regarda enfin. Je nai pas contredit.
Cest pire quun mensonge ! Je me levai, marchant de long en large. Jai fait des projets, jétais heureux, je croyais ! Et toi, tu te taisais et tu prenais la pilule ! Pourquoi, Irène ? Tu penses que jaimerais plus mon enfant que Théo ? Je le considère comme le mien !
Ce nest pas à cause de Théo ! Ce cri était désespoir. Cest à cause de moi ! Je ne veux pas me retrouver seule avec un enfant ! Ne plus dépendre ! Ne plus être sans argent, sans droits, sans même le droit davoir un avis !
Tu ne veux pas du tout ? Ou pas maintenant ?
Elle se cacha le visage, puis essuya ses larmes dun geste vif.
Du tout. Tu nimagines pas ce que cest Compter chaque centime, demander de largent pour des collants comme une mendiante Nêtre là que pour changer des couches et réchauffer des repas Jai mis des années à men sortir, Vincent ! Théo et moi, on vivait de pâtes pour quil ait des fruits ! Je ne peux pas revivre ça ! Même avec toi ! Jai peur !
Elle sarrêta, vidée. Jécoutais lécho de ses mots. Et soudain, tout séclaira. Son économie frôlant lobsession. Sa peur panique des conflits. Son besoin dun salaire, si modeste soit-il. Ce nétaient pas des lubies. Cétaient des cicatrices.
Je massis face à elle. La colère était tombée.
Irène, dis-je doucement. Je ne suis pas lui. Je ne suis pas ton ex.
Je sais. Mais la peur elle nest pas logique. Elle est là, cest tout.
Le lendemain, après le travail, jallai à la banque. Le soir, je posai une carte devant elle.
Un compte à ton nom. Jy verserai la moitié de nos dépenses communes chaque mois. Ton argent. À toi seule. Garde-le, dépense-le, brûle-le. Pour que tu saches quil est là. Toujours.
Elle fixait la carte, fascinée.
Pourquoi ? demanda-t-elle, comme je lavais fait la veille.
Pour que tu naies plus peur. Pour que tu restes avec moi parce que tu le veux, pas parce que tu nas pas le choix.
Irène prit la carte, la serra, et fit un petit signe de tête. Presque imperceptible. Mais pour nous, il valait tous les serments. Un fragile équilibre semblait trouvé. Javais sous-estimé la profondeur de sa peur.
Le soir suivant, lappartement était vide. Sur la table, un mot dune écriture nette :
« Vincent, jai besoin de temps. Je ne peux pas réfléchir ici. Nous sommes chez Claire. Ne mappelle pas, je ne suis pas prête à parler. Pardon. »
Ma première réaction fut la rage. Encore la fuite ! Le silence ! Jappelaison téléphone était éteint. Envoyai des messagesrestés non lus.
Alors jappelai Claire, son amie denfance.
Claire, je peux parler à Irène ? mefforçai-je de dire calmement.
Vincent, elle ne peut pas maintenant, répondit-elle dune voix trop neutre.
Claire, assez, ce jeu ! Passe-la-moi !
Elle nest pas prête. Et je la comprends. Tu ne sais pas dans quel état elle est.
La colère revint.
Dans quel état ? Et moi, alors ? On a tout réglé hier ! Jai compris ! Je lui ai donné cette carte pour quelle nait plus peur !
La carte, cest bien, Vincent. Mais cest un pansement sur une blessure par balle. Tu ne las pas écoutée pendant des mois. Tu las écrasée sous tes rêves. Hier, tu las regardée comme si tu la haïssais. Elle a pleuré toute la nuit.
Je ne la hais pas ! Juste Je me tus. Oui, jétais en colère. Trahi. Mais la haïr ? Non.
Laisse-lui du temps. Elle ne fuit pas toi. Elle fuit sa panique. Laisse-la respirer.
Jacceptai. Un jour passa. Puis deux. Le silence était insupportable. Le troisième, jécrivis à Claire, pas à Irène.
« Claire, je nen peux plus. Dis-lui juste que je veux savoir quelle va bien. Et Théo aussi. Que je ne suis pas en colère. Jattends leur retour. »
Une demi-heure plus tard, Claire répondit :
« Théo va bien. Il croit que votre Internet est coupé, donc tu ne peux pas appeler en vidéo. Irène cest plus compliqué. Mais je lui transmets. »
Une heure plus tard, un message dIrène. Deux mots.
« Je vis. Jattends. »
Avec une photo de Théo construisant une tour en Lego. Ce message minuscule fut une bouée. « Jattends ». Pas « laisse-moi tranquille », mais « jattends ». La porte nétait pas fermée.
Je compris que Claire avait raison. Il fallait du temps. Non pour que je me calmecétait fait. Mais pour que sa panique, cette peur ancestrale de limpuissance, la lâche. Pour quelle croie quon pouvait revenir à mon « jattends ».
Irène appela quinze jours plus tard :
Vincent, tu me manques. Je veux rentrer. Et je suis prête à parler.
Jattends ! mexclamai-je. Je commande une pizza.
Nous ne parlâmes pas denfant ce soir-là. Ni le mois suivant. Mais nous réapprîmes à nous faire confiance. Sans masques, sans non-dits, avec nos blessures à vif. Peu à peu, Irène crut quelle avait le droit de dire non. Quun refus ne tout détruirait pas. Et peut-être, quand sa peur ne serait plus quun souvenir, nous reparlerions dun deuxième enfant.
Lessentiel était lhonnêteté.







