Tu pars? Alors quon a vingt ans de mariage? sécrie Mélis, agrippant le revers de la veste de Victor dune poigne qui blanchit ses jointures.
Laissemoi, Mélis, jai tout décidé, répond Victor, détachant calmement ses mains du tissu. Ça suffit les éclats, tu sais bien que cest fini entre nous.
Je ne comprends rien! Hier on parlait des vacances, du carrelage de la salle de bains, et voilà que tu fais tes valises! sécrieelle, la voix qui se lève.
Hier, elle faisait réellement des plans pour lété. Victor hochait la tête, répondait à moitié, puis lâcha, sans se départir dun sourire : «Mélis, je pars avec Lara.» Au début, elle crut avoir mal entendu. Puis elle se dit que cétait une plaisanterie. Mais Victor était bien sérieux.
Qui est Lara? balbutia Mélis.
Ma collègue. Ça fait six mois quon sort ensemble, répondit Victor, dun ton aussi détaché quon parlerait dun nouvel aspirateur.
Mélis seffondra dans le fauteuil. Lhomme avec qui elle avait partagé vingt ans de vie lui semblait maintenant étranger. Le Victor timide, tendre, qui lavait autrefois cajolé, était devenu ce gars aux yeux froids.
Cette nuit, elle na pas fermé lœil. Enroulée dans son vieux peignoir, elle revoyait chaque jour de leur vie, cherchant le moment où tout a dérapé. Comment atelle pu ne pas voir que son mari sétait refroidi? Pourquoi natelle pas senti larrivée de la rivale?
Le lendemain, Victor est à la porte, sac de voyage sur lépaule, prêt à la quitter, la laissant abasourdie et anéantie.
Victor, parlons, imploretelle, la voix sortie du hurlement. Vingt ans, ce nest pas un sac à dos quon dépose en un clin dœil. Tu as un souci au travail? Tu as besoin de temps?
Pas la peine de réfléchir, Mélis, dit Victor sans même la regarder, jouant avec la fermeture éclair du sac. Jaime une autre femme. Avec toi cest trop monotone. Lara me comprend, elle est plus amusante.
Alors je suis juste la bonne cuisinière et la blanchisseuse? semportetelle.
Ce nest pas ce que je dis, coupa Victor, les lèvres pincées. On évite le drame, je vais appeler mon avocat, on fera le divorce. Lappartement reste à toi, ten fais pas.
Je ne veux pas lappartement! Je veux la famille! Je veux toi! hausse le ton.
Mélis, arrête. Un taxi mattend en bas.
Il claque la serrure, regarde rapidement sil na rien oublié, et se dirige vers la porte.
Victor! crietelle en le suivant. Si tu pars maintenant, ne reviens jamais!
Victor se retourne, au seuil :
Tu as toujours été trop dramatique, Mélis. Pas de grands discours. Je récupère le reste de mes affaires la semaine prochaine.
La porte claqua. Mélis sappuya contre le mur, glissa lentement sur le sol. Le silence était lourd, aucune larme, juste un vide assourdissant.
Lydie, son amie de toujours, arrive dès quelle entend la nouvelle. Elle entre, voit la chambre en désordre, les cadres renversés, les éclats dun vase sur le parquet.
Ma chérie, serretelle Mélis dans ses bras. Viens, je te prépare un thé, racontemoi tout.
Pendant que leau bout, Lydie range, ramasse les morceaux, apporte une couverture et la drape sur les épaules tremblantes de Mélis.
Il est parti avec une jeune? demandetelle quand Mélis se calme un peu.
Il ne dit que «collègue», Lara répondtelle, les épaules affaissées.
Ah, le vieux classique, soupire Lydie. Pas de barbe grise, Victor reste beau comme un jeune.
Il paraît encore charmant, rétorque Mélis, un brin défensive. Et cette femme pas forcément plus jeune que nous.
Peu importe son âge, le problème, cest quil a troqué vingt ans de mariage contre une aventure de bureau.
Et si cétait ma faute? haussetelle les yeux, rougissant. Jai fait quelque chose de travers?
Nen parle pas! coupe Lydie. Jai vu comment tu vivais, toujours pour les autres, jamais pour toi. Tu as abandonné tes rêves pour un mari qui ne les appréciait pas.
Mélis baisse les yeux. Elle navait jamais pensé à ça. Elle était la fille dune famille modeste, mariée jeune à Victor, issu dune famille de professeurs aisés. Ses beauxparents lont traitée comme une inferieure. Elle a abandonné le conservatoire, à la demande de sa bellemère, puis a quitté un poste de secrétaire quand Victor a exigé quelle se consacre à la maison.
Pas denfants: un avortement dès le troisième mois, puis les médecins ont dit que les chances de mener à terme étaient minimes. Victor était déçu, rêvait dun fils, mais ils se sont résignés, et elle a comblé le vide en soccupant de lui à la perfection.
Tu sais, Mélis, cest peutêtre mieux ainsi, dit Lydie, interrompant les pensées sombres. Il faut que tu commences à vivre pour toi.
Cest quoi ce «mieux»? Ma vie est finie! sexclametelle.
Tu as quarantedeux ans, belle, tout est devant toi. Regardetoi! Tu tes perdue dans Victor. Où est la vraie Mélis? Celle qui chantait, qui voulait voyager, qui voulait aider les enfants des foyers?
Mélis reste muette. Lydie a raison, la véritable Mélis est restée enfouie.
Bon, je reste ce soir chez toi, annonce Lydie. Demain on réfléchira. Mais maintenant, prends une douche et prends cette pilule, ça taidera à dormir.
Le matin, Mélis se sent brisée. Lydie prépare le petitdéjeuner, chante un air joyeux.
Bonjour, ma petite endormie! sécrietelle. Lomelette est prête, viens.
Jai pas faim, secouetelle la tête.
Daccord, on part à la campagne, chez moi, ça te changera les idées.
Non, merci, je reste. Et si Victor revient?
Et tu le reprendrais? Après quil tait larguée pour Lara?
Lara nest pas la première, il a dit que cétait «intéressant».
Alors cest que tu étais ennuyeuse pour lui,? sindigne Lydie. Il na aucun hobby, il regarde la télé, il ne sort jamais. Tu las deviné depuis vingt ans, et maintenant il sennuie.
Mélis soupire, se rend compte quelle sest peutêtre culpabilisée à tort.
Daccord, on part, décidetelle.
La petite ferme de Lydie est un havre de paix : petite maison, jardin fleuri, le chant des oiseaux. Elles jardinent, récoltent des framboises, travaillent la terre, et Mélis se sent moins accablée.
Un soir, sur la véranda, en buvant du thé aux mûres, Lydie lance:
Tu te souviens de tes cours de chant? Tu avais une voix dor!
Cest du passé, faitelle un geste.
Non, cest là! Victor était jaloux de ta musique, il a tout enterré.
Questce que tu racontes? répondtelle. Il ne prenait pas ça au sérieux, cest pas un métier.
Mais tu aurais pu devenir pro, souvienstoi de M. Serge, le directeur du conservatoire!
Cest quoi le but maintenant?
Te rappeler que tu tes enterrée vivante pour un mari qui ne ta jamais reconnue.
Mélis réfléchit. Elle avait rêvé de scène, de chant.
Jai une idée, sanime Lydie. Allons au club du coin, ils font du karaoké ce weekend.
Tu es folle! sénervetelle. Jai presque quarantetrois ans, je suis mariée enfin, jétais mariée.
Exactement, maintenant tu es libre, tu as le choix: pleurer Victor ou reprendre ta vie.
Le club était bruyant, les lumières vives, les jeunes partout. Mélis se sentait déplacée, mais grâce à Lydie et à un verre de vin, elle se détend.
Karaoké! sécrie Lydie quand le maître de cérémonie monte sur scène.
Non, je ne protestetelle.
Tu vas, insista Lydie.
Avant quelle ne sen rende compte, Mélis est sur scène, le micro en main, les premières notes de «Je tirai chercher» saffichent. Sa voix tremble, puis gagne en puissance. Le public se tait, écoute. À la fin, des applaudissements nourris.
Un homme dâge moyen en chemise à carreaux sapproche.
Incroyable! sexclametil. Vous chantez comme une pro. Vous êtes artiste?
Non, je ne suis quune… ménagère, bafouetelle.
Je mappelle Michel, je dirige le chœur de la Maison des Arts. On a une place de soliste qui vient de se libérer. Vous verriez si ça vous tente?
Vraiment? sétonnetelle.
Lydie, à côté, la pousse :
Bien sûr quelle veut! Allez, Mélis!
Mélis, encore hésitante, accepte la carte de visite. Michel lui promet de la rappeler.
Le lendemain, elle sonne à Michel, ils se retrouvent pour la première répétition. Le chœur est amateur, mais sérieux. Trois fois par semaine, ils répètent à la salle communale. Michel, impressionné, lui confie des parties solo.
Vous avez du talent, mais vous avez choisi une autre voie, commentetil.
La vie ma menée ailleurs, répondtelle en souriant.
Il nest jamais trop tard pour changer, concluttil.
Les répétitions deviennent son bouffée dair. Elle retrouve la fougue de la jeunesse, la passion du chant, de nouveaux amis.
Un jour, en rentrant de la répétition, elle trouve Victor à sa porte.
Salut, je peux entrer? demandetil.
Bien sûr, entre, répondtelle, ouvrant la porte.
Victor regarde la pièce, remarque les nouveaux rideaux, le mobilier réorganisé.
Tu nas pas signé les papiers, mon avocat me presse.
Mélis sent son cœur se serrer.
Je je nai pas eu le temps, bafouetelle. Jétais occupée.
Occupée? Tu ne travailles plus?
Je chante dans un chœur, trois fois par semaine, répliquetelle, le ton ferme.
Victor reste bouche bée.
Un chœur? sétonnetil. Cest un passetemps.
Pour moi cest important, répondtelle, froide. Jai même des pièces solo.
Victor tente de se rattraper.
Jai un problème avec Lara, ça ne se passe pas comme je pensais.
Ah? sourittelle, un sourire en coin. Et alors?
Elle est toujours sortie, on se dispute, elle ne cuisine même pas, se plainttil.
Mélis éclate dun rire discret.
Tu veux que je revienne?
Peutêtre, on na pas encore signé le divorce
Les papiers sont là, je les enverrai, répondtelle. Mais je ne redeviendrai pas ta femme.
Victor, désemparé, insiste :
Tu maimes encore, non?
Non, Victor. Tu aimais le confort que je créais, pas la vraie moi. Tu nas jamais connu la Mélis qui chante, qui veut apprendre, qui veut voir le monde.
Victor, incrédule, se tait.
Tu voulais la ménagère, pas la chanteuse, concluttelle.
Il part en disant quelle ne pourra jamais chanter dans son chœur. La porte claque.
Mélis se regarde dans le miroir, se redresse, se maquille légèrement, sourit à son reflet.
«Jai vécu pour lui, et cétait une erreur», se ditelle, avant de sortir rejoindre le chœur, les nouvelles chansons et les nouveaux amis qui lattendent. Peutêtre quun jour, Michel deviendra plus quun chef de chœur Mais ça, cest une autre histoire.







