Le fils est parti — et nous a oubliés

Je me souviens, il y a de cela bien des années, quand mon fils était parti, laissant un vide que le temps navait guéri. Madame Nadège Péron revenait du marché, gravissant péniblement les marches du quatrième étage dun immeuble du 12ᵉ arrondissement de Paris. Les sacs remplis de pain croustillant, de lait, de fromage, dune douzaine dœufs, de légumes croquants, de fruits parfumés et dune petite boîte de caviar rouge ce dernier, acheté par habitude, comme un doux souvenir denfance à partager avec son unique fils.

La petite cuisine était fraîche et silencieuse. Nadège posa les sacs sur la table et déballa les courses : baguettes, lait, camembert, œufs, tomates, pommes, et cette boîte de caviar. «Sérgio», soupira-t-elle, «peutêtre reviendrastu le weekend prochain?» Elle composa le numéro de son fils. De longs coups bourdonnèrent, puis une voix mécanique annonça que le correspondant était momentanément indisponible. «Il doit être occupé», pensatelle, «je rappellerai ce soir.»

Mais le soir, le téléphone resta muet. Elle alluma le téléviseur, espérant que les épisodes dune série populaire lui tiendraient compagnie, et son esprit revint sans cesse à son fils. Serge, son unique enfant, était son plus grand orgueil. Elle lavait élevée seule, son mari layant quitté quand le petit navait que sept ans. Serge était brillant, diplômé avec une médaille dor, puis admis à la prestigieuse Université de la Sorbonne en économie.

Après luniversité, il décrocha un poste dans une grande entreprise parisienne. Nadège gardait en elle la fierté de chaque succès de son fils, chaque visite où il racontait son travail, chaque projet davenir quil évoquait. Puis, un jour, tout changea. Il rencontra Juliette, une jeune femme de la haute bourgeoisie, et, six mois plus tard, ils se marièrent et sinstallèrent à Lyon. Au début, les appels étaient hebdomadaires, les visites mensuelles, puis ils séloignèrent. La dernière venue remonta à Noël, il y a deux ans.

Nadège éteignit la télévision, prépara un thé parfumé, sortit ses biscuits favoris, le cœur serré. Elle comprit que son fils avait sa propre vie, son travail, sa famille, mais lenvie dentendre sa voix restait pressante.

Le matin suivant, la sonnerie retentit. Ce nétait pas Serge, mais sa voisine, Madame Zélie Martin. «Nadège, tu veux passer prendre le thé? Jai fait une tarte aux pommes.» Nadège déclina, sentant la fatigue lenvahir. Elle décida denvoyer un message à son fils, le téléphone que Serge lui avait offert pour son soixantième anniversaire. Elle tapota avec soin: «Serge, comment vastu? Jai essayé de tappeler, tu ne réponds pas. Tu viendras nous rendre visite? Tu me manques.» Quelques heures plus tard, la réponse arriva: «Maman, désolé, je suis débordé de travail. Jessaierai de venir le mois prochain.»

Le mois passa, puis un autre, sans visite. Nadège décida de ne plus déranger son fils, se disant quil était vraiment très occupé. Un jour, en parcourant son fil dactualité sur les réseaux, elle découvrit la photo de Serge devant une magnifique maison à Lyon, avec Juliette et un grand chien labrador. La légende disait: «Notre nouveau cheznous! Les rêves deviennent réalité!» Le cœur de Nadège se serra. Elle acheta le téléphone et composait à nouveau. Cette fois, Serge décrocha presque immédiatement.

«Maman, bonjour!», lança-til dune voix vive.
«Serge, jai vu vos photos. Félicitations pour la maison! Pourquoi ne men avezvous pas parlé?»
«Oh, maman, jai tout oublié, le travail, le déménagement»
«Quand pourrastu venir me montrer votre nouveau logis? Jai tellement envie de vous voir.»
«Je ne sais pas peutêtre que vous pourriez venir vous-même?»

Nadège resta perplexe, la voix du fils se perdant dans le bruit du téléphone qui se coupa. Elle se dit alors: «Je préparerai un gâteau, Serge rentrera affamé et je le nourrirai.» Mais elle se réprimanda vite: «Quel âge aije? Il vit loin maintenant.»

Les jours sétiraient lentement. Elle faisait les courses, regardait la télévision, acceptait parfois le thé de Zélie, mais la solitude restait. Larrivée du Nouvel An la poussa à se préparer une petite fête. Elle acheta un petit sapin, quelques décorations, et prépara salade, poulet rôti, tarte aux pommes les plats préférés de Serge.

Le soir du 31 décembre, vêtue de sa plus belle robe, elle attendait le coup de fil à minuit, alors que les douze coups de la Tour Eiffel retentissaient. Aucun son du téléphone. Elle resta là jusquà trois heures du matin, puis, épuisée, sendormit. Au petit matin, un message bref arriva: «Bonne année, maman. Santé et bonheur.» Sans autre parole, elle pensa que son fils la voyait désormais comme une étrangère.

Quelques semaines plus tard, elle rendit visite à son amie denfance, Madame Claire Dubois, infirmière à lhôpital de Lyon. «Nadège, tu as perdu du poids!», sexclama Claire en la serrant. «Et Serge?»
«Il travaille, a acheté une maison en banlieue, très occupé.»
«Il ne vient jamais?»
«Rarement, il est très pris.»

Claire la regarda avec insistance. «Tu ne peux pas rester seule, Nadège. Pourquoi ne pas aller vivre chez ton fils?»
«Il ne minvite pas, et je ne veux pas être un poids pour sa famille.»
«Tu es sa mère, pas un fardeau! Viens chez moi, on boira du thé, on parlera.»

Le soir même, Nadège confia à Claire ses souffrances, son manque, son désir dentendre la voix de son fils plus souvent. «Il a sa propre vie, je le comprends, mais un simple appel mensuel ne seraitil pas trop demander?»
«Tu ne lui as jamais dit?»
«Je ne veux pas paraître exigeante.»

Claire lencouragea à appeler Serge et à exprimer son besoin de parler sérieusement. Nadège, après réflexion, composa de nouveau. Serge ne répondit pas immédiatement, mais il rappela le lendemain.
«Maman, que se passetil?»
«Rien, je voulais juste entendre ta voix.»
«Je suis au travail, on se parle ce soir?»
«Daccord, quand tu veux.»

Le soir, il ne rappela pas. Ni le jour suivant, ni le surlendemain. Nadège décida de ne plus le harceler.

Au printemps, son cœur se fit mal, la tension monta. Elle appela les secours, qui la prirent en charge et lui conseillèrent lhospitalisation. Elle refusa, craignant que son appartement ne seffondre sans elle, que les fleurs du balcon ne flétrissent, que Serge ne vienne enfin et la trouve absente.

Zélie, apprenant son état, vint chaque jour avec du pain frais, parfois une soupe ou des boulettes. «Nadège, tu devrais appeler Serge?» proposatelle.
«Non, il a déjà tant de soucis.»
«Mais cest ton fils!»

Les semaines passèrent, le temps oscillant entre amélioration et rechute. Serge appelait parfois, toujours brièvement. Un soir, on frappa à la porte. Nadège, à peine debout, ouvrit et découvrit une jeune femme à lallure professionnelle, portant un grand sac.
«Bonjour, vous êtes Madame Péron?»
«Oui, qui êtesvous?»
«Je mappelle Élodie, je travaille pour les services sociaux. Votre voisine a signalé que vous aviez besoin daide.»

Élodie installa rapidement quelques dossiers sur la table. «Nous allons venir trois fois par semaine, aider aux courses, mesurer votre tension, tout gratuitement.» Nadège, dabord réticente, sentit soudain la faiblesse lenvahir et sassit. Elle accepta.

Avec le temps, elle se lia damitié avec Élodie, partageant le thé. Un jour, la travailleuse demanda: «Avezvous des enfants?»
«Un fils, Serge, à Lyon.»
«Il vient vous voir?»
«Rarement, il est très occupé.»
«Savezvous quil est malade?»
«Non, je ne veux pas le déranger.»

Élodie, rappelant lhistoire de sa propre grandmère, lencouragea à appeler Serge. Nadège, après un long silence, composa. Serge décrocha, surpris de lheure tardive.
«Maman? Que se passetil?Tu ne téléphones jamais si tard.»
«Je je voulais te parler.»
«Quoi?»
«Je suis malade, mon cœur»
«Pourquoi ne mastu rien dit?»
«Je ne voulais pas te déranger.»
«Je viens demain!»
«Non, je peux tenir seule, le travailleur social vient.»

Nadège, anxieuse, se prépara à recevoir son fils. Le lendemain, Serge arriva avec deux grosses valises. Il lenlaça, la gorge serrée, les larmes aux yeux.
«Maman, pourquoi ne mastu pas parlé de ta maladie?»
«Je craignais de te charger.»
«Tu es ma mère, pas un fardeau.»

Ils sassirent longtemps à la cuisine, évoquant le nouveau logement, les projets, les souvenirs. Élodie revint plus tard, surprise de voir Serge, et lui dit: «Merci, je ne savais pas que votre mère était malade.»

Serge, les yeux brillants, déclara: «Maman, je temmène chez nous.»
«Je ne peux pas, jai ma maison, Juliette»
«Juliette sera ravie. Nous voulions déjà tinviter, je nai jamais osé le dire.»
«Je ne veux pas être un encombre.»
«Tu ne le seras jamais.»

Les larmes coulaient sur les joues de Nadège. Elle accepta finalement, disant: «Daccord, je viens avec vous.»

Les jours suivants furent un tourbillon demballages, de démarches administratives, dadieux aux voisins, notamment à Zélie, qui la remercia chaleureusement. «Si ce nétait pas toi, je serais restée seule avec mes douleurs.»

Arrivée chez Serge à Lyon, elle découvrit une vaste pièce baignée de lumière, un jardin soigné. Juliette laccueillit avec douceur, lui montra la maison, les horaires du quotidien. Le soir, tous trois, assis sur la terrasse, Serge sexcusa: «Maman, jai été égoïste, je nai pensé quà ma carrière. Jai oublié que javais une mère.»
«Ce nest rien, lessentiel cest que nous soyons ensemble maintenant.»

Nadège, le regard perdu entre le ciel étoilé et le sourire de son fils, sentit pour la première fois depuis longtemps une véritable joie. Elle comprit que, malgré les années et les distance, lamour dune mère et dun fils finit toujours par se retrouver.

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