Ils se moquaient delle, la traitaient de « vilain petit canard », la surnommaient « la girafe », mais quand, quelques années plus tard, elle revint à la réunion des anciens élèves
Angélique, depuis son plus jeune âge, se sentait comme une créature dun autre monde, perdue parmi des camarades élégantes et gracieuses. Sa silhouette grande et maladroite, ses longs bras et sa démarche un peu étrange la distinguaient toujours des autres, faisant delle la cible de regards curieux et moqueurs. Elle était comme un jeune peuplier gauche, égaré dans un jardin de roses raffinées.
« Hé, la girafe ! » lança un jour son voisin de table, en lui donnant un coup de coude. « Attention à ne pas accrocher ta tête au linteau de la porte ! »
La salle de classe éclata de rire, un rire résonnant qui semblait rebondir contre les murs et résonner dans ses oreilles.
Angélique sentit ses joues sembraser et baissa les yeux vers son cahier. Depuis longtemps, elle avait appris à ignorer les moqueries, à se réfugier dans ses notes et ses dessins fantastiques griffonnés en marge. Rester silencieuse était bien plus sûr que de tenter de se défendre, car chaque réaction ne faisait quattiser les railleries.
Le chemin du retour après les cours était un moment de répit, une transition entre deux mondes. Elle vivait avec sa mère à la lisière du village, dans une petite maison chaleureuse, imprégnée de lodeur des pommes et du vieux bois.
« Viens, ma chérie, aide-moi avec ce tissu », disait sa mère en désignant un rouleau de coton grisâtre rapporté du marché. « On pourrait en faire une jolie robe, juste à temps pour le printemps. »
Angélique sinstallait alors à la vieille machine à coudre, concentrée, guidant le tissu sous laiguille avec une précision naturelle. Chaque point était parfait, chaque couture droite, et ce rituel monotone apaisait son esprit. Cétait dans ces moments, bercée par le ronronnement de la machine, quelle se sentait à sa place, utile et comprise.
Mais les murs de lécole la ramenaient toujours à la réalité. Pendant les récréations, les filles chuchotaient sans gêne :
« Tu as vu sa jupe ? On dirait quelle la faite avec un rideau de grand-mère ! »
« Et elle marche comme un canard ! »
Angélique passait devant, prenant une profonde inspiration et feignant lindifférence. Le soir, allongée dans son lit, les yeux fixés au plafond, elle pleurait en silence, se demandant toujours : « Pourquoi tout est si simple et beau pour les autres ? Leurs visages, leurs vêtements, leurs gestes Et moi, je suis comme un puzzle mal assemblé. »
Après la troisième, elle quitta le village pour sinstaller dans la ville voisine et entrer en lycée professionnel. La nouvelle ville létourdissait avec son bruit, ses vitrines éclatantes et son rythme effréné, mais elle y trouva aussi une lueur despoir : « Ici, peut-être, ta vraie vie commencera enfin. »
Le lycée, où elle étudiait la couture, semblait dabord être un autre monde : des salles spacieuses, des professeurs sérieux, des visages inconnus. Comme une page blanche. Mais cette illusion se dissipa vite.
Dès la première semaine, les remarques commencèrent.
« Regardez son chemisier Elle la fait elle-même ? » gloussa une fille en tirant sur sa manche.
« Oh, regarde, un fil dépasse ! » renchérit une autre.
Les rires fusèrent, et Angélique baissa les yeux, comme si le cauchemar se répétait.
Un jour, pendant une pause, sa voisine de chambre à linternat, une certaine Sophie, sapprocha delle.
« Angélique, ne prends pas tout à cœur », dit-elle avec un sourire en coin. « Cest juste que tu es différente. Peut-être que si tu te coiffais autrement, ou si tu mettais un peu de maquillage Tu serais comme les autres. »
Angélique resta interdite.
« Je nai pas de rouge à lèvres, ni daccessoires Et ça ne changerait rien. Ils trouveraient autre chose. »
Sophie haussa les épaules.
« Bon, comme tu veux. Mais tu refuses de taméliorer. »
Et une fois de plus, Angélique sentit le gouffre se creuser entre elle et le reste du monde.
Son seul refuge était les cours de couture. Pendant les travaux pratiques, elle restait discrète, mais ses patrons étaient les plus précis. Un jour, la professeure remarqua :
« Angélique, vous avez un œil naturel. Avec de lexpérience, vous deviendrez une pro. »
Un autre jour, alors quelle laissait tomber une pile de patrons dans le couloir, un groupe de filles éclata de rire :
« Voilà notre future styliste en action ! »
Elle ramassa les feuilles en silence, les larmes aux yeux.
« Mesdemoiselles, votre attention », annonça la directrice. « Je vous présente Monsieur Laurent Morel. Il sera votre nouveau professeur de modélisme. »
Angélique leva les yeux et fut frappée par son allure : grand, élégant dans un costume parfaitement coupé, avec une barbe soignée et un regard calme, presque hypnotique.
« La modélisation », dit-il dune voix douce, « ce nest pas seulement tracer des lignes. Cest voir la forme avant même quelle ne prenne vie. Et pour voir, il faut de la patience. »
Le mot « patience » résonna en elle. Cétait la seule chose dont elle pouvait se vanter.
À la fin du cours, alors que les autres partaient en riant, elle resta pour ranger ses dessins. Une ombre tomba sur ses feuilles : M. Morel était là.
« Angélique Leclerc, cest bien ça ? » demanda-t-il en examinant un de ses croquis.
« Oui. »
« Intéressant Vous avez un trait sûr. Ces lignes sont parfaites, et pourtant, vous navez pas utilisé de règle ? »
« Non, juste à main levée. Je couds depuis petite, ma mère est couturière. »
Il sourit, ses yeux plissant légèrement.
« Jorganise des ateliers avancés le samedi. Vous seriez intéressée ? »
Elle rougit intensément, craignant une blague.
« Moi ? Pourquoi ? Je ne suis personne de spécial. »
« Vous ne vous faites pas confiance, cest tout. Venez, vous ne le regretterez pas. »
Il partit, laissant derrière lui une légère trace de parfum et une étrange sensation : comme si une porte venait de sentrouvrir.
Toute la semaine, elle hésita. Pour se calmer, elle se coupa une blouse simple, histoire de ne pas trop détonner. Le samedi, rassemblant tout son courage, elle y alla.
Latelier était petit mais chaleureux : de grandes tables en bois, des rouleaux de tissu, des ciseaux, des mètres rubans Lodeur du papier et de la craie flottait dans lair. Les autres filles, élégantes et sûres delles, bavardaient entre elles. Angélique se glissa discrètement au dernier rang.
M. Morel entra et commença son cours.
« Aujourdhui, nous allons créer un patron de chemisier. Nayez pas peur des erreurs. Elles font partie de lapprentissage. »
Il passa entre les tables, corrigeant ici et là. Quand il sarrêta devant Angélique, son crayon faillit lui échapper.
« Ici, la ligne dépaule est un peu trop serrée », dit-il en indiquant son croquis. « Essayez de la décaler comme ceci. »
« Comme ça ? »
« Exactement. Vous avez une bonne intuition, laissez-la sexprimer. »
Ce soir-là, elle resta la dernière, assemblant les pièces de son chemisier. Quand M. Morel sapprocha, elle lui tendit le résultat, honteuse des imperfections.
« Rien ne va pas », murmura-t-elle.
Il examina le vêtement avec attention.
« Ce nest pas parfait, mais il a quelque chose dauthentique. Il porte votre empreinte. »
Ces mots lui firent leffet dune caresse. Personne ne lui avait jamais parlé ainsi.
Les semaines suivantes, elle vint à chaque atelier, le cœur léger. Ses mains, autrefois maladroites, gagnèrent en assurance. Le regard de M. Morel, dabord professionnel, devint chaleureux, presque paternel.
Un jour, il resta longtemps près delle alors quelle traçait une manche bouffante. « Vous avez un don, Angélique. Pas seulement pour la coupe ou lassemblage mais pour voir au-delà du tissu. Vous dessinez des vêtements qui respirent, qui racontent une histoire. »
Elle leva les yeux, émue, incapable de parler.
Quelques mois plus tard, lors de la réunion des anciens élèves, elle entra dans la salle vêtue dune robe dun noir profond, élégante et sobre, quelle avait conçue elle-même. Sa silhouette longiligne, autrefois moquée, semblait désormais faite pour porter la mode. Son regard nétait plus fuyant, mais calme, assuré.
Les rires avaient cessé. On la regardait, on chuchotait, on admirait.
Et là, dans un silence tout neuf, quelquun murmura : « Cest Angélique ? »
Elle sourit, simplement, comme si le temps avait effacé les moqueries, et quenfin, elle était rentrée chez elle.







