La femme sage et son choix maladroit

La femme sage et son choix insensé

Lorsque jai vu Éloïse pour la première fois, jai tout de suite senti que le destin samusait. Grande, élégante, avec des yeux dune douceur improbable. Elle était assise à la table du réfectoire de lInstitut National de Recherche en Physique, où je travaillais depuis sept ans comme chercheur junior. Mon cœur me hurlait quelle était celle dont je rêvais depuis toujours.

« Tu cherches qui, là-bas ? » ma demandé Lucie, ma collègue de la bibliothèque, pendant que nous partagions le déjeuner. « Ah, cest le nouveau du laboratoire de physique! On raconte quil vient tout juste de soutenir sa thèse, un vrai prometteur. »

Jai rougi, détourné le regard et me suis réfugié dans ma soupe de légumes.

« Je regarde simplement autour de moi, » ai-je marmonné.

« Bien sûr, » a souri Lucie. « Tout est écrit sur ton visage. Au fait, il paraît quil est célibataire, je lai entendu dire. »

« Il doit être très jeune, » ai-je bafouillé, tout embarrassé.

« Tu as quel âge, trentedeux? Et lui, vingtsept, pas plus. Quelle différence ? » a rétorqué Lucie en riant.

Je suis resté muet. La différence était minime, mais elle me semblait insurmontable. Javais déjà accepté lidée que je vivrais seule, après une romance ratée dans les couloirs de linstitut. Les livres étaient devenus mes amis, mes confident·e·s. Et voilà quun jour, il est arrivé

Le lendemain, le jeune chercheur est entré dans la bibliothèque. Il sappelait JeanBaptiste Lemoine. Il ma demandé un ouvrage rare sur la physique quantique. En cherchant le volume parmi les hautes étagères, je nai pas tardé à le retrouver.

« Excusezmoi de vous avoir fait chercher, » a déclaré JeanBaptiste en récupérant le lourd tome. « Je pourrais le faire moimême. »

« Ce nest pas la peine, cest mon travail, » aije répondu, en gardant une voix calme et professionnelle.

« Je vous ai vue hier au réfectoire, » a ajouté soudainement le jeune homme. « Ça vous dirait de partager un café après le travail? »

Jai été prise de court. Je navais pas anticipé une telle tournure.

« Oui avec plaisir, » aije fini par dire.

Ce fut le premier dune longue série de soirées passées ensemble. JeanBaptiste était non seulement brillant, mais aussi un interlocuteur fascinant. Il expliquait ses recherches avec une telle clarté que même moi, loin de la physique, je comprenais et me passionnais. De mon côté, je lui faisais part de mes lectures, il écoutait, posait des questions, débatait. Les heures séchappaient sans que nous nous en rendions compte.

« Tu sais, Éloïse, tu es incroyable, » matil un soir, alors que nous nous promenions dans le parc du Luxembourg. « Tu es si sage, tu ressens tout avec une finesse rare. Jamais je nai rencontré une femme comme toi. »

« Ce sont les livres, » aije rétorqué, un brin gênée. « Jen lis simplement beaucoup. »

« Ce nest pas seulement ça. Tu sais réfléchir, analyser, voir ce que les autres ne voient pas. Au laboratoire on me considère comme un chercheur prometteur, mais à tes côtés je me sens comme un élève. »

« Ne parle pas nimporte quoi, » aije plaisanté. « Tu es physicien, tu comprends les lois de lunivers, et moi? Je ne fais que prêter des livres. »

« Ne te sousestime pas. Tu comprends les âmes humaines, ce qui est bien plus complexe que la physique. »

Six mois après notre rencontre, nous nous sommes mariés. Les parents de JeanBaptiste sy opposaient. Sa mère, AnneMarie Dubois, femme autoritaire et ambitieuse, a clairement déclaré à son fils quil faisait erreur.

« Elle est plus âgée que toi! Elle na aucun avenir, » hurlaitelle. « Une simple bibliothécaire! Que peutelle tapporter, à toi et à tes futurs enfants ? »

« Maman, je laime, » a répondu fermement mon mari. « Et ce nest pas une simple bibliothécaire, cest une femme intelligente et instruite. Nous aurons des enfants. »

Notre mariage fut simple, suivi dun petit apéritif dans un bistrot du Marais, sans la présence de ses parents.

Les premiers mois, nous vivions dans un petit appartement loué à Paris, avec un loyer modeste et un budget serré, mais heureux. Jai aménagé un nid douillet où JeanBaptiste revenait chaque soir avec le sourire. Nous continuions à parler de livres, de films, de mes recherches.

Puis le miracle tant attendu sest produit: Éloïse était enceinte. Les médecins, qui autrefois lui avaient prédit une infertilité, ont été surpris. Un soir, elle ma annoncé :

« JeanBaptiste, je suis enceinte, » atelle dit, les yeux brillants.

Je suis resté sans voix, puis je lai prise dans mes bras, tournoyant dans la petite cuisine.

« Ma petite Élodie, cest merveilleux! Nous aurons un enfant! »

Jai pris soin delle tout au long de la grossesse: soupes réconfortantes contre les nausées, cornichons à minuit, lectures à voix haute de livres sur la maternité. Jai même plongé dans la psychologie infantile pour être prêt à être père.

Lorsque notre petite fille est née, nous lavons nommée Nadège. « Nadège, notre espoir, notre joie, » murmuraisje en la caressant.

Les parents de JeanBaptiste se sont enfin radoucis. AnneMarie est apparue à la maternité avec un bouquet de roses et un panier de fruits, exigeant de voir sa petitenièce. Elle a explosé de joie en remarquant le petit menton de la fillette.

Depuis, elle est devenue une visiteuse fréquente, apportant cadeaux et conseils, mais aussi des critiques sur ma façon délever Éloïse. Au début, je supportais; après tout, cest ma mèreenlaw. Puis son intrusion sest intensifiée :

« Éloïse, tu ne mets pas assez souvent la petite sur le ventre? Tous les pédiatres le recommandent! »

« Elle a besoin de plus de vitamines, Nadège! »

Je restais silencieux, mais un jour, jai proposé :

« Maman, pourquoi ne pas venir vivre avec nous? Nous avons une grande chambre, un appartement avec deux pièces, et vous pourriez aider à la garde. Ça allégerait les finances et vous seriez proche de vos petitsenfants. »

« Quen pensestu, ma chère? » a demandé Éloïse, hésitante.

« Lidée nest pas mauvaise, cela faciliterait la vie, et nos parents seraient ravis, » aije répondu.

Éloïse a accepté, même si son intuition lui disait que cétait une erreur. Nous avons déménagé quand Nadège avait six mois. Au début tout se passait bien; AnneMarie aidait, Éloïse reprenait le travail. Mais rapidement, la tension a grandi.

« Pourquoi la laissestu pleurer? Prendsla dans tes bras, calmela, » insistait ma bellemère quand Nadège faisait une crise.

« Les pleurs font partie du développement, » rétorquaisje. « Elle doit apprendre à gérer ses émotions. »

« Un enfant doit connaître une enfance heureuse, sans larmes! » sexclamaitelle.

Les désaccords couvraient tout: alimentation, sommeil, sorties, jouets. Éloïse sentait son autorité séroder, tandis quAnneMarie prenait de plus en plus le rôle de «maman» de Nadège.

Un jour, Nadège tomba malade, forte fièvre et toux. AnneMarie a proposé des remèdes de grandmère :

« On met des sachets de moutarde, on lui donne du sirop à la framboise, ça guérira! »

« Non, je fais appel à un médecin, » aije affirmé. « Je suis la mère, je décide. »

« Pauvre de moi, je nai jamais eu besoin de docteur pour mes trois enfants! » a protesté ma bellemère.

« JeanBaptiste, dis quelque chose! » aije supplié.

Pris entre les deux femmes les plus importantes de ma vie, je ne savais que répondre.

« Peuton essayer dabord les remèdes maison? » aije hésité.

« Non! » a rétorqué Éloïse. « Je suis la mère, je sais ce qui est bon pour mon enfant. »

Le médecin a diagnostiqué une pneumonie naissante. Sans ce traitement, tout aurait pu se terminer tragiquement.

Après cet épisode, les relations se sont détériorées. AnneMarie narrêtait pas de rappeler que sa petitenièce avait failli mourir parce que nous navions pas suivi ses conseils.

Je passais plus de temps au laboratoire, fuyant les conflits à la maison, et rentrais épuisé, irritable.

Un soir, alors que Nadège dormait et que ses parents étaient chez les voisins, il ma dit :

« Éloïse, je viens de recevoir une offre de stage à Genève, six mois, une vraie opportunité! »

« Cest fantastique! Quand partonsnous? »

« En fait je pensais y aller seul. »

« Seul? Et nous? »

« Vous resteriez ici, avec vos parents. Ils soccuperaient de la petite, je pourrai me concentrer à 100% sur la recherche. »

« Tu veux nous abandonner? »

« Je nabandonne pas, cest juste six mois. Puis je reviendrai, ou vous viendrez me rejoindre si tout se passe bien. »

« Tu ne comprends pas. Si tu pars, ma mère prendra définitivement ma place dans léducation de Nadège. Elle croit déjà savoir mieux que moi ce qui est bon pour elle. »

« Pour qui? Pour toi? Pour Nadège? Ce nest clairement pas pour moi. »

« Réfléchis, quand avonsnous parlé vraiment? Quand avonsnous partagé nos lectures, nos films? Tu te caches au travail pour éviter les disputes, et maintenant tu veux partir. »

« Ce nest pas vrai! Je travaille dur, jai un poste de responsabilité. »

« Avant, tu travaillais aussi beaucoup, mais tu trouvais du temps pour nous. Maintenant, tu choisis la facilité. »

Jai perdu patience.

« La facilité? Un stage dans un centre de recherche de renom est la voie facile? Tu sais combien de gens rêvent dune telle chance ? »

« Ce nest pas le stage, cest ta fuite! Tu fuis les problèmes au lieu de les affronter. »

« Ce nest pas fuir, cest avancer dans ma carrière ! »

Nous nous sommes disputés comme jamais. Le lendemain, jai annoncé ma décision: je partirais seul. Si Éloïse maimait, elle devait accepter.

Ces jourslà, elle a beaucoup pensé. Elle a compris quelle devait choisir entre rester dans lombre de ses beauxparents ou reprendre le contrôle de sa vie et de son mariage.

Le jour du départ, elle a préparé mon sac, aidé Nadège à shabiller, appelé un taxi.

« Tu vas où? » aije demandé, surpris.

« Nous allons taccompagner à la gare, » a-telle répondu.

« Daccord, » aije acquiescé.

À la gare, quelques minutes avant le départ du train, Éloïse ma embrassé et a dit :

« Je taime, JeanBaptiste. Je taimerai toujours. Mais je ne peux plus vivre sous le toit de tes parents. Nadège et moi rentrons dans notre petit appartement. »

« Quoi? Vous revenez? Et mes parents ? »

« Ils sont formidables, mais je veux élever ma fille à ma façon, sauver notre couple tant quil nest pas trop tard. »

« Tu ne peux pas faire ça! »

« Je le peux, mon amour. Tu vas faire ton stage, tu travailleras, et nous tattendrons ici, dans notre maison. »

Je lai regardée, la main serrée sur celle de Nadège, le cœur battant comme un fou. Peutêtre étaitce le plus fou des choix, mais une voix intérieure me disait que cétait le choix dune femme sage.

« Maman, papa est parti travailler ? » a demandé Nadège dans le taxi. « Oui, mon cœur, il travaille loin, mais il reviendra. »

« Et on va où? »

« Chez nous, ma petite. On rentre à la maison. »

Les premiers jours dans notre vieux petit appartement furent difficiles. Nadège faisait des caprices, appelait sa grandmère. Le téléphone sonnait sans cesse, AnneMarie réclamait la petite. Jai dû prendre un congé pour réorganiser notre quotidien.

Aucun nouveau du côté de JeanBaptiste pendant une semaine. Puis un bref message : « Ça va? »

« Ça va, on sadapte, » aije répondu.

Peu à peu, la vie a repris son cours. Avec Nadège, nous avons découvert les parcs, le zoo, le théâtre de marionnettes. Le soir, je lisais des histoires, nous dessinions, modelions de la pâte à modeler. Nadège était plus sereine et heureuse quelle ne lavait été chez ses grandsparents.

JeanBaptiste ne téléphonait que rarement, se contentant de brèves nouvelles sur le stage, sur ses découvertes scientifiques, sans jamais demander comment nous allions. Jenvoyais des photos de la petite, des récits de ses progrès.

Trois mois plus tard, en rangeant Nadège endormie, on a entendu frapper à la porte. JeanBaptiste était là, un bouquet de fleurs des champs, ses préférées.

« Je peux entrer? » atil demandé, hésitant.

Je lai laissé passer, sans dire un mot. Il a déposé le bouquet, sest demandé si Nadège dormait.

« Elle dort ? » atil demandé.

« Oui, à peine tombée dans les bras de Morphée. »

« Comment vatelle? »

« Bien. Elle pense à toi. »

Il sest assis, a posé les fleurs sur la table.

« Et toi? » atil demandé doucement. « Tu me manques? »

Je me suis assise à côté, sans le toucher.

« Beaucoup, » aije admis.

« Jai compris, Éloïse, » atil déclaré. « Je fuyais les problèmes, je prenais des décisions lâches. Des décisions faciles. »

« Et maintenant? »

« Maintenant je veux faire le bon choix, même sil est difficile. Je veux revenir auprès de vous, si tu le permets. »

« Et le stage? »

« Je lai terminé plus tôt que prévu. On ma même proposé un poste permanent à Genève, avec un bon salaire et des perspectives. »

« Tu las refusé? » aije deviné.

« Oui. Parce que sans vous, je ne veux rien. Ni carrière, ni argent, ni prestige. Je veux être avec vous. Que ce soit ici ou ailleurs, peu importe, tant que nous sommes ensemble. »

« Et tes parents? »

« Jai parlé sérieusement avec eux, pour la première fois. Je leur ai expliqué que nous déciderons nousmêmes de notre vie et de léducation de Nadège. Ils peuvent aider, mais ne peuvent plus commander. Ma mère était choquée, mais je pense quelle finira par accepter. »

Je lai observé, et jai vu dans ses yeux ce que je navais plus vu depuis longtemps: détermination et amour sincère.

« Tu sais ce que jai compris? » atil continué. « Tu es vraiment sage, bien plus que moi. Tu as vu ce que je ne voyais pas, fait ce que je nai pas eu le courage de faire, et nous a sorti de ce cercle vicieux. »

« Honnêtement, je nétais pasEnsemble, nous avons retrouvé la sérénité et le bonheur que nous cherchions depuis tant dannées.

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