Le couloir de lancien HLM était étroit et interminable, comme un intestin. Les murs étaient tapissés de papier à motifs floraux jaunis et le parquet grinçait sous les pas, posé à lépoque de la Seconde Guerre mondiale. Une odeur persistante de choucroute bouillie flottait partout, mêlée à celle des chats, bien que le septième appartement nait jamais accueilli le moindre matou.
Ninon Dubois nouvrit la porte quaprès un petit drame. Dabord elle joua un moment avec la serrure, puis fixa la visiteuse à travers le judas, avant de finalement la laisser entrer.
Enfin! sexclama-t-elle en étreignant sa fille. Je craignais que tu ne viennes pas. Entre tout de suite, le gâteau est déjà au four.
Mélisande Balzac se trémoussait, le sac cadeau à la main.
Maman, je nai que quelques minutes. Je suis passée te souhaiter un joyeux anniversaire et je reviens tout de suite. Victor mattend dans la voiture.
Le visage de Ninon changea dun coup. La joie laissa place à la déception.
«Passée»? Jai déjà mis la table, préparé tout. Zoé Martin du cinquième étage viendra, Valérie avec sa petitefille. On tattendait. Un anniversaire, soixantecinq ans, ce nest pas de la gnôle.
Maman, marmonna Mélisande, je tai expliqué au téléphone. Aujourdhui, cest lanniversaire de mon beaupère, soixantedix ans. Un grand banquet au restaurant. Toute la famille, les amis, les collègues. On ne peut pas rater ça.
Et à mon anniversaire, on peut ne pas venir? renifla Ninon, les lèvres pincées. Je suis pire que le beaupère de ton mari?
Maman, questce que tu racontes? Mélisande se sentait acculée. Je tavais proposé de reporter ta fête à demain, de la faire en famille, avec gâteau et cadeaux. Mais tu taccroches: aujourdhui, cest tout!
Comment je pourrais la reporter? Ma date, cest aujourdhui, pas demain! sexclama Ninon en gesticulant. Zoé est déjà prête, le gâteau est sorti du four. Que vaisje leur dire? Que ma fille préfère la fête dun étranger à celle de sa propre mère?
Lair devint lourd dans le hall. Lodeur du gâteau qui séchappait de la cuisine fit tourner la tête de Mélisande. Ou étaitce le parfum du dessert, ou bien le poids de la culpabilité qui la suivait depuis toujours?
Ce ne sont pas des étrangers, maman. Cest la famille de mon mari. On a reçu linvitation il y a une semaine, avant même que tu décides dorganiser ta petite fête.
Il y a une semaine! Et moi, je suis née quand? Hier? souffla Ninon. Lanniversaire dune mère se souvient toujours, pas après un courrier.
Mélisande jeta un œil à sa montre. Victor lattendait depuis quinze minutes. Ils allaient être en retard.
Maman, je ne peux plus débattre. Tiens, le cadeau, tenditelle son sac. Un bouilloire électrique avec thermostat, comme tu le voulais. Et elle sortit une enveloppe de largent pour le manteau que tu as repéré chez «La Reine des Neiges».
Ninon ne prit ni le cadeau, ni lenveloppe.
Je nai pas besoin de tes aumônes, répliquatelle. Jai besoin de lattention de ma fille. Mais quelle attention? Tu nas même pas amené Mademoiselle Béatrice, ma petitefille, pour me souhaiter un joyeux anniversaire.
Béatrice a de la fièvre, trentehuit virgule cinq, réponditelle, fatiguée. Je tai appelé ce matin, la nounou sen occupe.
Nounou! semporta Ninon. Et la grandmère, alors, ça ne suffit pas? Tu crois que je ne saurais pas tenir ma petitefille?
Maman, cest
On sonna. À la porte se tenait Zoé Martin, la voisine du cinquième, aussi vieille que Ninon, vêtue dune robe élégante, un gâteau en main.
Ninon, bon anniversaire! sexclama la voisine, puis sarrêta, remarquant les traits crispés.
Entre, Zoé! sanima Ninon. Parfaitement à lheure. Voici ma fille, Mélisande. Elle est passée dire bonjour et senfuit déjà vers des gens plus pressants.
Zoé esquissa un sourire gêné.
Oh, ma chère, les jeunes ont leurs occupations. Ne retiens pas les gens.
Je ne retiens rien! déclara Ninon en sécartant pour ouvrir le passage. Allez, Mélisande, sors avant que le beaupère se fâche. Et la mère? La mère se remettra, elle a lhabitude.
Mélisande resta là, le cadeau et lenveloppe serrés, perdue. Son téléphone vibra dans sa poche; Victor devait sûrement demander où elle était.
Maman, sil te plaît, murmurat-elle. Ne faisons pas de scène devant les invités. Demain, je viendrai avec Béatrice dès quelle ira mieux, et nous fêterons ensemble, en famille.
Des invités? haussa Ninon un sourcil. Zoé, cest plus proche que les autres parents. Elle vient me voir, senquiert de ma santé. Pas comme ceux qui, une fois par mois, font un saut de cinq minutes, glissent de largent et sen vont contents.
Zoé se trémoussait, visiblement désolée dêtre témoin.
Je vais mettre la bouilloire dans la cuisine, marmonnat-elle avant de se retirer.
Très bien, posa Mélisande le cadeau sur la commode, lenveloppe à côté. Je comprends, maman. Désolé de ne pas être restée. Joyeux anniversaire.
Elle déposa un baiser rapide sur la joue de sa mère et sélança, avant que Ninon ne lance une autre remarque piquante. Dans le hall, lair sentait la moiteur et la poussière. Mélisande sappuya contre le mur, prit une profonde inspiration.
Le téléphone vibra de nouveau. Elle décida de répondre.
Oui, Victor, jarrive.
Pourquoi tant de retard? sinquiéta le mari. Nous sommes déjà à vingt minutes.
Tout comme dhabitude, coupat-elle. Je te raconte tout plus tard.
Elle descendit les escaliers crasseux, sortit dans la rue. La Toyota de Victor trônait devant limmeuble, le mari tapotait nerveusement le volant.
Alors,? demandatil quand elle sinstalla.
Je nai pas pu la voir, bouclatelle, bouclant sa ceinture. Elle ma dit que je ne suis pas sa fille, que je préfère lanniversaire de ton père à la sienne.
Victor soupira.
Encore un de ces quarantecinq. Tu aurais dû rester.
Et questce que ça changerait? répliquatelle, las. Demain, elle trouvera une autre raison de se vexer. Le cadeau, le bruit de Béatrice, mon absence Cest un cercle sans fin, Victor.
Ils prirent la route.
Tu te souviens de lan passé? lançatelle. Jai annulé nos vacances à la mer pour organiser sa fête. Jai dressé la table, invité ses amies. Elle sest plaint toute la soirée que le gâteau était acheté, pas fait maison, plein de produits chimiques.
Je men souviens, rétorqua Victor en tournant sur le boulevard. Tu as passé une semaine à ruminer.
Et quand Béatrice est née? se perditelle dans ses souvenirs. Au lieu de maider, elle critiquait mon façon dallaiter, mon choix daliments, ma manière de la tenir. Et puis elle se plaignait que je ne la demandais jamais pour garder le bébé.
Victor jeta un regard rapide.
Et si on allait voir un psy? Avec ta mère ?
Elle mourrait avant dadmettre quelle a des problèmes avec sa fille, ricanatelle. Pour elle, le psy, cest pour les fous.
Ils arrivèrent au restaurant où les convives attendaient déjà lanniversaire de Victor Stepanovitch. Des gens en tenue chic entraient sous des lumières scintillantes.
On y est, annonça Victor en se garant. Essaie de ne pas penser à ta mère aujourdhui, daccord? Tu sais que ton père nous attendait.
Mélisande acquiesça, sortit son rouge à lèvres, et se força à afficher un sourire. Un anniversaire, cest un anniversaire, et personne ne devait remarquer son chagrin.
Lintérieur était bruyant, les serveurs circulaient avec les coupes, les invités papotaient. Victor Stepanovitch, grand homme à la moustache argentée et à la posture militaire, les accueilla à lentrée du banquet.
Enfin les retardataires! sécriatil, serrant dabord son fils, puis sa bruque. Mélisande, tu es sublime!
Joyeux anniversaire, papa, embrassatelle le beaupère. Désolée du retard, je je ma mère ma retenue.
Le visage du vieil homme devint sérieux.
Comment elle va? Transmetslui mes félicitations. Cest vraiment curieux davoir deux anniversaires le même jour.
Oui, cest étrange, concédatelle, essayant de paraître détendue. Mais on célébrera avec elle demain, séparément.
Et Béatrice? Victor a dit quelle était malade.
Une fièvre, hochatelle. Rien de grave, juste un rhume. On la gardée à la maison.
Bien, approuva le beaupère. La santé dun enfant passe avant tout. Allez, prenez place, tout le monde sest déjà installé.
La salle vibrait de musique, de rires, de serveurs qui déposaient les boissons. Victor se lança dans les conversations, tandis que Mélisande faisait mine découter, lesprit perdu dans lappartement à la peinture jaunie où sa mère, probablement, râlait contre Zoé.
Pendant une pause entre deux toasts, la bellemère, Tatiane Vautrin, en robe bleue stricte, sapprocha.
Mélisande, tu as lair triste aujourdhui, observatelle. Un truc ?
Non, tout va, esquissatelle. Je minquiète juste pour Béatrice, la nounou ma dit que la température ne descend pas.
Je comprends, acquiesça Tatiane. Les enfants tombent souvent malade. Ça passera dici le matin.
Elle fit une pause, puis murmura :
Victor ma parlé de ta mère, du même jour danniversaire. Cest gênant pour moi.
Mélisande soupira :
Tu vois le problème? Un anniversaire, cest un anniversaire, on ne le décale pas. Ma mère cest compliqué.
Je vois, touchatelle doucement la main de Mélisande. Ma propre bellemère était aussi difficile. Chaque visite, elle trouvait une raison de me critiquer: mauvaise hôtesse, mauvaise mère, tenue inappropriée. Jai longtemps supporté, puis jai compris que je ne pouvais pas la changer, seulement ma façon de réagir.
Facile à dire, mais comment?
Il faut arrêter dattendre de lautre ce quil ne peut pas donner, accepter ses défauts, poser des limites. Ta mère ne sera jamais la maman parfaite du roman, elle se plaindra, manipulera, cest son choix. Le tien, cest comment tu réponds.
Mélisande réfléchit. Les paroles de la bellemère étaient justes, mais…
Je la plains quand même, avouatelle. Elle est seule, le jour de son anniversaire, amère, contrariée.
Elle nest pas seule, répliqua Tatiane. Elle a Zoé, son amie. Et elle a choisi de rester amère plutôt que daccepter. Cest son droit, tout comme le tien davoir ta propre vie, tes décisions, tes priorités.
Un toast interrompit leur conversation. Tout le monde se leva, les verres levés. Le cousin de Victor fit un discours émouvant sur les valeurs familiales.
Mélisande souriait machinalement, mais limage de sa mère, blessée, colérique, solitaire, revenait sans cesse. Quand les convives sassirent à nouveau, elle envoya discrètement un SMS à la nounou: «Comment va Béatrice?». La réponse arriva aussitôt: «Elle dort, 37,4°C. Pas dinquiétude.»
Un peu rassurée, elle envoya un autre message à sa mère: «Joyeux anniversaire, maman. Je taime. Demain, jarrive avec Béatrice dès quelle ira mieux.»
Le téléphone resta muet un moment, puis vibra finalement: «Merci pour les vœux. Le gâteau de Zoé était insipide, plein de produits chimiques. Le tien aurait été meilleur. Bisous.»
Mélisande ne put sempêcher de sourire. Cétait le plus proche rapprochement que Ninon pouvait offrir.
Victor remarqua son sourire.
Un petit mot? demandatil.
Ma mère a écrit, montratelle le message. Elle ne semble presque plus fâchée.
Victor ricana :
Pour une mère, cest presque une déclaration damour.
La soirée continua, entre toasts, danses et jeux. Peu à peu, Mélisande se détendit, même samusa. Elle comprit que les conseils de la bellemère nétaient pas vains: on ne peut pas se culpabiliser indéfiniment pour ne pas répondre aux attentes de quelquun dautre, même si cette personne est sa propre mère.
Ils rentrèrent tard. La nounou informa que Béatrice dormait paisiblement, la fièvre retombée.
Demain matin, on ira chez grandmère, dittelle en rangeant la couverture de la petite. On lui fera un vrai anniversaire.
Tu es sûre? demanda Victor, en retirant sa cravate. Peutêtre la laisser un jour ou deux de plus à être contrariée, pour quelle apprécie notre venue.
Non, répliquatelle fermement. Cest ma mère, avec tous ses défauts. Je ne veux pas que la rancœur sinstalle entre nous. La vie est trop courte.
Le lendemain, Mélisande prépara le gâteau préféré de Ninon, un gâteau au miel, habilla Béatrice dune petite robe blanche et se rendit à la célébration de lanniversaire de la grandmère. En chemin, elle acheta un bouquet de chrysanthèmes blancs, les fleurs favorites de sa mère.
Ninon ouvrit la porte immédiatement, comme si elle les attendait. Elle portait une nouvelle robe, les cheveux coiffés comme pour une fête.
Grandmaman! sécria Béatrice, se jetant dans ses bras. Joyeux anniversaire! RegardeEt toutes deux, mère et fille, savourèrent le gâteau en riant, prouvant que lamour finit toujours par triompher des malentendus.







