Je suis tombé amoureux d’une femme douillette ou Eh bien, qu’ils parlent

Oh là là, écoute cette histoire

Tu me quittes pour cette paysanne ? sexclama ma femme, incrédule.
Ne lappelle pas comme ça, sil te plaît, Gisèle. Tout est décidé, Élodie. Pardonne-moi, dis-je en empilant mes affaires à la hâte.
Jespère que tu vas vite revenir à la raison. Ça ne peut pas finir comme ça. Tes collègues, les voisins, tout le monde va se moquer de toi. Tu tes entiché de qui ? Dune simplette mal dégrossie. Et les enfants, on leur dit quoi ? Que leur père, un intellectuel, sest enfui avec une femme des champs ? Élodie tortillait nerveusement son mouchoir entre ses doigts.

Les enfants ? Dieu merci, ils sont grands. Sophie va bientôt se marier, et Quentin suit sa propre voie glissante. Toi et moi, on ne leur dicte plus rien. Quant aux voisins, collègues, inconnus dans la rue Je men fiche de leur avis. Jai ma vie. Moi, je ne vais pas espionner dans les chambres à coucher des autres Jessayais de la convaincre avec douceur.

Mais rien ny faisait. Quand un couple se sépare, la douleur est insupportable pour les deux. Élodie regardait par la fenêtre de la cuisine, lair absent. Je néprouvais pas la moindre pitié pour elle. Pas la moindre. En moi, un vide sans fond.

Élodie était ma troisième femme. Quand je lai vue pour la première fois, mon cœur a tremblé, mon âme sest ouverte à un bonheur inconnu. Belle, soignée, sûre delle. Moi aussi, javais mon charme, un brin delonien. Je savais plaire aux femmes. Javais lembarras du choix. Jeune, je tombais amoureux et me mariais aussitôt. Mais déçu par le quotidien, par mes épouses, je fuyais vite. Les enfants ne sont venus quavec Élodie.

Je croyais quelle serait mon dernier refuge, mon ancre. Hélas La melon comme la femme, on ne les juge pas à lécorce. Avec les années, lamour juteux sest ratatiné comme un fruit sec. En public, nous jouions le couple parfait, la famille modèle. Les voisins admiraient (ou méprisaient ?) cette jolie petite famille tranquille. Devant les commères de limmeuble, nous passions fièrement, comme sur un tapis rouge.

Mais derrière la porte de lappartement, tout changeait.

Dabord, Élodie nétait pas une ménagère. Le frigo toujours vide, une montagne de linge sale, la poussière dans tous les coins. Pourtant, elle avait les ongles parfaits, la coiffure impeccable, le maquillage frais. Elle était persuadée que le monde devait tourner autour delle, et non linverse. Ma femme se laissait simplement aimer. Elle se prenait pour une star. Les portes de son âme étaient fermées, même pour moi, même pour les enfants.

Ma mère vivait avec nous. Elle a longtemps toléré ce chaos, puis a agi avec sagesse. Elle a appris la propreté à Sophie et Quentin. Ils ont appris à cuisiner, ranger, se débrouiller. Élodie, qui se prenait pour une grande dame (pourquoi ?), les appelait toujours par leurs noms complets Sophie et Quentin. Jamais de câlins, jamais de tendresse. Alors les enfants se sont éloignés delle, préférant laffection de leur grand-mère.

Élodie minterdisait de parler aux voisins, de mengager dans des « conversations inutiles ». Elle-même ne leur adressait quun sec « bonjour ».

Les premières années, je ne voyais rien de tout ça. Jaimais, je vivais, heureux de chaque jour en famille. Sophie était première de la classe, Quentin cancre absolu. Ça métonnait toujours : même éducation, résultats opposés. On na jamais réussi à le faire devenir « assez bon ». Il refusait dapprendre. En terminale, il en voulait à Sophie pour son application. Parfois, je devais les séparer lors de leurs bagarres.

Cétait les années 90.

Après le bac, Quentin a traîné avec une bande douteuse et a disparu. Trois ans sans nouvelles. On la cherché, en vain. On a fait notre deuil. Comme on dit, nul nest à labri du malheur. Ma mère, en regardant Élodie, murmurait :

Si le chevalier tombe de sa monture, cest que sa mère la mal assis.

Élodie ronchonnait et senfermait dans la salle de bains pour pleurer.

Un jour, Quentin est revenu. Il était en piteux état. Mince, épuisé, couvert de cicatrices. Il ramenait une femme aussi cabossée que lui, le regard vide. On les a accueillis avec méfiance. On nosait pas contrarier ce fils devenu dur. Il nous observait en coin, méfiant, toujours aux aguets.

Sophie a quitté la maison. Elle a voulu se marier, mais son amoureux ne la pas demandée. Elle vivait avec un type étrange, sans enfants. Elle venait nous voir couverte de bleus, mais ne se plaignait jamais.

Sophie, laisse ce tyran, disait ma mère en larmes. Un jour, il te tuera. Souviens-toi, ma chérie, qui veut souffrir trouve son bourreau.

Grand-mère, tout va bien. Thibault maime. Les bleus ? Jai glissé dans lescalier

Sophie navait plus rien de la première de la classe.

Et puis moi, malgré mon âge, je suis tombé amoureux. Je ne my attendais pas. Comme on dit, barbe grise, tête folle. Après le travail à lusine, je ne voulais plus rentrer. Entre les disputes avec Quentin, la froideur dÉlodie, les remarques de ma mère

À la cantine de lusine, il y avait une cuisinière, Gisèle. Toujours gaie, simple, gentille. Des années à déjeuner là, et je ne lavais jamais remarquée, cette femme joufflue et rose. Et son rire Un ruisseau au printemps. Tout était blague, sourire avec elle. Un vrai soleil. Je me suis mis à la remarquer, à lui parler. Elle avait trois ans de plus que moi. Veuve depuis longtemps son mari sétait noyé. Elle avait élevé seule son fils, parti travailler avec sa famille.

Gisèle était lopposé dÉlodie. Une chignon mal fait, des ongles courts sans vernis, juste un peu de rouge à lèvres orange. Mais elle rayonnait de chaleur, de bienveillance. Avec elle, cétait facile. Elle donnait sans compter.

Passer du temps avec elle, cétait comme boire à une source pure. Chez elle, ça sentait toujours la tarte. Dans son frigo, pot-au-feu, boulettes, compote, tout était prêt. Elle adorait nourrir ses voisins, ses amies. Je ne pouvais pas ne pas tomber amoureux de cette femme si douce, si chez soi.

Je lai courtisée. Fleurs, cinéma, cafés.

Gisèle a résisté :

Claude, tu me plais aussi, mais tu as une femme. Et tes enfants ? Je ne veux pas briser une famille.

Au début, jai hésité, comme tout homme qui craint de sauter le pas. On marche sur une glace mince.

Parfois, je dormais chez Gisèle. Élodie a fini par savoir. Les « bonnes âmes » ont tout raconté : qui était Gisèle, où elle vivait, depuis quand Notre histoire est devenue publique. Élodie a hurlé, insulté cette « paysanne mal dégrossie », menacé de se suicider.

Six mois plus tard, jai pris mes affaires et suis parti chez Gisèle. Elle était folle de joie, ne savait plus où donner de la tête. Mais elle a posé une condition :

Claude, dans un mois, tu me montres le papier du divorce. Sinon, cest non.

Je lai fait. On sest mariés. Je ne regrette rien. Sophie et Quentin nous rendent visite. Gisèle les régale. Sophie a quitté Thibault, Quentin a repris du poil de la bête. Il va être père. On dirait quil en a eu assez de la vie sombre. Gisèle a réconcilié les enfants :

Vous êtes du même sang ! Il faut sentraider, pas errer comme des âmes en peine.

Maintenant, frère et sœur sont proches.

Ma mère est partie pour toujours.

Élodie Elle a vieilli, perdu son arrogance. Elle ne me salue plus. On habite à deux rues lun de lautre. Mais je ne passe jamais par là.

Peut-être quon me jugera, mais cest ma vie, mes choix. Cest à moi den répondre. Je ne plierai pas pour les autres.

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