Il était une fois, dans un vieil appartement parisien du quartier du Marais, une jeune fille nommée Élodie.
« Quel hôtel particulier ! » sexclama Juliette, son ancienne camarade de luniversité, en parcourant les quatre pièces de lappartement. « Tu es donc une héritière, Élodie. » Celle-ci saffaissa dans un fauteuil, épuisée. « Pourquoi es-tu venue ? Le doyen sait que jai été malade. »
Juliette sassit lourdement sur le vieux canapé de cuir, qui gémit sous son poids. Élodie grimça. Lappartement regorgeait dantiquités accumulées par sa famille depuis des générations. « Alors ? » pressa-t-elle, impatiente de se reposer, tant elle se sentait faible.
« Eh bien, » fit Juliette en traînant les mots, « cest Constantin, le délégué de classe, qui ma envoyée. Il a su que jhabitais près dici. Tu sais comme il est méticuleux. Il voulait savoir si tu avais besoin de quelque chose. Maintenant que tu es seule Bien quavec un tel appartement » Son ton laissait transparaître une jalousie mal dissimulée.
Élodie se leva avec peine. « Merci, Juliette, dêtre venue. Dis à Constantin que je nai besoin de rien. » Juliette se leva à son tour et la suivit à contrecœur vers la porte. Mais sur le seuil, elle ne put sempêcher de lâcher : « Jadorerais vivre dans un endroit comme celui-ci. Jy organiserais des fêtes. Vous avez vraiment de la chance. »
« Nous ? » demanda Élodie sans grand intérêt.
« Les bienheureux, » répondit Juliette avec un sourire pincé. « Vous nêtes pas de ce monde. »
Élodie referma la porte avec un simple : « Bonne journée. »
Elle se coucha, mais le sommeil la fuyait. Tant quelle se souvenait, elle avait toujours vécu ici avec sa grand-mère Antoinette. Une femme sévère, qui lui avait inculqué dès lenfance les règles du savoir-vivre, ainsi que le français, langlais et lallemand. À tout moment, sa grand-mère pouvait passer dune langue à lautre, et Élodie devait répondre dans la même.
Elle ne se rappelait pas ses parents. Sa grand-mère évoquait rarement sa fille, « ingrate », comme elle disait. Celle-ci avait donné naissance à Élodie avec un certain Alexandre, qui lavait finalement entraînée dans une communauté mystérieuse. Trois ans plus tard, une terrible nouvelle était parvenue : ils avaient péri dans un incendie, lors dun rituel ou dune simple soirée. Les détails restèrent flous. Mais Élodie ne sen affligea pas outre mesureelle ne les avait jamais connus.
Peu de gens franchissaient le seuil de leur demeure. Il y avait Madame Simone, la couturière qui habillait la grand-mère et la petite-fille. Le docteur Léon, un homme âgé. Les amies dAntoinette, Élisabeth et Arcadie. Et puis, il y avait Pierre-Nicolas, un ancien joaillier renommé, qui courtisait la grand-mère depuis des années.
Cest dans ce cercle restreint quÉlodie grandit. Quand vint le temps daller à lécole, elle fut effrayée par le bruit et lagitation. Mais elle finit par shabituer, apprenant à vivre entre deux mondes : celui, raffiné, de sa grand-mère, et lordinaire, au-delà des murs de lappartement.
Le malheur survint sans prévenir. Antoinette, qui nachetait jamais rien à des inconnus dans la rue, rapporta un jour des champignons.
« Tu sais, je suis passée devant un marchand, et leur vue ma rappelé la soupe que nous préparait Séraphine, notre cuisinière, à la campagne. Alors, jai voulu en refaire. »
La soupe était délicieuse, son parfum divin. Élodie en reprit une seconde portion. Ce fut dabord sa grand-mère qui se sentit mal, puis elle. Elles appelèrent le docteur Léon, mais son téléphone était coupéil était à sa maison de campagne, apprit-elle plus tard.
Antoinette refusa longtemps dappeler les secours, ne faisant confiance quà son médecin. Mais lorsquelle perdit connaissance et quÉlodie vit tout tourner devant ses yeux, elle composa péniblement le 15. De ses dernières forces, elle se traîna jusquà la porte et déverrouilla la serrure. Cest là quon la retrouva, évanouie sur le seuil.
Maintenant, tout était derrière ellesauf la perte de lêtre cher. Il fallait continuer. Mais avec quoi ? Sa bourse, même augmentée, ne suffirait pas. Il y avait lappartement à entretenir, les factures à payer. Et quand pourrait-elle retourner à la faculté ? Après avoir frôlé la mort, elle avait besoin de temps pour se rétablir. Et dargent.
Les premiers temps, Pierre-Nicolas laida en lui achetant quelques antiquités. Il la paya bien en dessous de leur valeur, mais cela lui permit de souffler un peu. Le problème demeurait : lappartement coûtait trop cher, malgré ses économies.
Un jour, elle se souvint de ce que lui avait raconté sa grand-mère : autrefois, cétait un logement communautaire, avant dêtre attribué en pleine propriété à son arrière-grand-père, pour services rendus à la nation.
Alors, Élodie eut une idée : louer des chambres. Elle garderait la sienne, et trois locataires lui assureraient un revenu convenable. À condition de trouver des gens honnêtes, de préférence des femmes.
Elle posta une annonce en ligne et attendit. Les appels affluèrent, mais rien ne lui convenait. Des travailleurs immigrés, des familles avec enfants, des étudiantes qui demandaient en riant si elles pouvaient recevoir des invités
Quand les visites se firent rares, elle songea à sadresser à une agence. Là, au moins, les choses seraient mieux organisées.
Mais elle ny alla pas. En traversant le quartier du Nord, elle aperçut une jeune femme avec deux enfants. Une fillette de cinq ans grignotait un biscuit rassis, tandis quun petit garçon pleurait doucement sur les genoux de sa mère. Celle-ci parlait fort au téléphone :
« Michel, pourquoi nous fais-tu cela ? Les enfants ont faim, sans parler de moi. Je nai plus de lait. Réfléchisoù pouvons-nous aller ? Je ne connais personne qui nous accueillerait. Surtout tes amis, pas les miens. Laisse Vivienne vivre avec nous, donne-nous une chambre, nous ne vous dérangerons pas. Comment ça, non ? Michel, ne raccroche pas ! Michel ! »
Elle éclata en sanglots.
Élodie ne put passer son chemin. Le cœur serré, elle sapprocha et sassit à côté delle.
« Pardon, jai entendu votre conversation. Avez-vous besoin daide ? » demanda-t-elle en tendant un mouchoir en papier.
La femme renifla. « Pas moi, mes enfants. Mon mari nous a mis à la porte. Nous navons nulle part où dormir, rien à manger, pas dargent. Je ne sais plus quoi faire. Et mon lait a disparu. »
Une heure plus tard, les enfants, rassasiés, dormaient, tandis quÉlodie et Nadègecétait son nomparlaient.
« Je suis devenue orpheline à douze ans. Mes parents sont morts à cause de lalcool. Jai grandi dans un foyer. À ma majorité, je suis retournée dans notre appartement. Mais il était dans un état affreux. Je lai nettoyé, mais il aurait fallu tout rénover. On ma conseillé de le vendre pour acheter plus petitune chambre dans une résidence modeste. Mais jétais jeune et naïve. Jai cru tout le monde. Et je me suis retrouvée à la rue, avec juste assez pour acheter un litsi encore javais où le mettre.
Je me suis trouvé un coin chez une vieille dame. Une bonne âme. Elle disait que ce nétait pas largent qui lui importait, mais la compagnie. Jaurais pu vivre heureuse avec elle, mais son petit-fils, Michel, est arrivé.
En soi, il nétait pas mauvais. Mais faible. Surtout avec les femmes. Pas laid, mais pas beau non plus. Seulement, quand il se mettait à faire la cour, avec ses yeux qui brillaient et ses compliments Et moi ? Jeune, sans expérience, jamais embrassée. Cest sans doute ce qui la attiré.
Nous avons vécu ensemble. Sa grand-mère mavait prévenue : « Cest un loup-garou. » Cest comme ça quelle appelait les gens à double visage. » Nadège eut un rire amer. « Mais jétais amoureuse. Ah, si javais su Il avait reçu un deux-pièces de ses parents. Nous y avons emménagé. Je suis tombée enceinte tout de suite, de Marie. Tout allait bien, il prenait soin de nous. Puis Sébastien est né, il y a neuf mois.
Et là, tout a basculé. « Tu me fatigues. Les enfants crient. » Jai vite compris quil y avait une autre femme. Vivienne, sans doute, qui voulait non seulement Michel, mais aussi lappartement. Résultat : il nous a jetées dehors. »
Élodie écouta cette histoire, trop banale, et déclara : « Tu vois, je vis seule. Prenez une chambre, nous verrons plus tard pour le reste. »
Mais rien ne se passa comme prévu. Le suivant fut Antoine-Michel, un vieil homme chassé par sa belle-fille après la mort de son fils. Elle lavait persuadé de signer un acte de donation, promettant de soccuper de lui jusquà la fin. Mais elle se remaria et le mit à la porte. Il dormait dans lentrée de limmeuble dÉlodie jusquà ce quun voisin tente de le jeter dehors par un froid glacial.
La dernière chambre revint à Paul, un jeune homme aveugle. Son tuteur lavait dépouillé avant de labandonner dans la rue. Élodie le trouva un jour, harcelé par des gamins qui lui lançaient du pain en riant. Paul tremblait, mais la faim était plus forte.
Désormais, Élodie avait une grande famille. Nadège travaillait comme femme de ménage dans une épicerie. Paul veillait sur les enfantsaucune nounou ne les distrayait mieux avec ses histoires inventées. Antoine-Michel, ancien cuisinier, préparait des plats dignes dun restaurant avec peu de moyens.
Ainsi vivait Élodie. Sans regrets. Elle savait quon lattendait. Quand elle ouvrait la porte, cétait toute sa famille trouvée par hasard qui laccueillait.







