«Tu nas besoin de rien, vraiment», me lancetil en souriant, tandis que la facture du restaurant sallonge comme un tableau daffichage à la sortie du métro. «Je fais des économies à chaque euro, je vais comme un fantôme, et pour ton trentecinq ans tu veux nous emmener au Bistro du Marais? Tu ne penses pas à la gêne?»
«Élodie, cest un anniversaire marquant, il faut que ce soit mémorable. Ce nest pas tous les jours que lon passe le cap des trentecinq», rétorque mon mari, Marc, dun ton qui cherche à justifier le forfait.
«Et moi, il y a un mois, jai fêté comme il faut! Jai organisé une petite soirée à la maison, rien de grandiose, mais je nai pas eu besoin de me décourager.»
Élodie me fixe, le regard fissuré, les bras plantés le long du corps. Elle est en colère. Ce nest pas seulement le fait que mon idée de soirée coûte cent euros de plus ; elle se sent, au fond, comme une domestique sans droits, ou une proche qui doit toujours faire des concessions.
Je confirme ses soupçons.
«Tu mas pourtant dit que tu navais pas besoin de beaucoup!»
Elle se raide, fronce les sourcils. Oui, elle la dit, mais cétait avant que la vie ne devienne plus dure.
«Exactement,» répond-elle lentement. «Jai dit que je pouvais me passer dune nouvelle robe, que je pouvais faire le gâteau moimême, que je pouvais faire la manucure sans pro. Parce que je rêve davoir mon propre appartement, Marc! Pas parce que jaime vivre dans la misère.»
Je serre les lèvres, peu enclin à vraiment écouter. Jai lattitude dun ado capricieux : «Je veux, point final, et je men fous du reste.»
«Tu nas que vingthuit ans, tout est devant toi. Moi, jai un anniversaire important, je veux que ce soit vraiment une fête, pas un simple repas entre nous.»
Élodie baisse les yeux. Un «repas entre nous» cest exactement ce que je pensais.
Elle se souvient de la semaine où elle a planifié le menu de son anniversaire, griffonnant la liste des ingrédients. Elle a acheté des légumes en promotion, un peu flétris mais encore bons pour la salade. Elle a chassé les bons plans, les codes promo, comparé les prix dans les supermarchés Le gâteau, il provient dune recette internet, avec une crème de fromage frais et du lait concentré. Ce nest pas par amour de la cuisine maison, mais parce que cest moins cher.
Malgré les économies, la journée sest bien passée. Les invités ont souri, ont encensé les salades, se sont régalés de la pizza maison. Élodie aussi a souri, dans une vieille robe et les ongles vernissés dun vernis transparent bon marché.
Largent reçu en cadeau a presque couvert les frais. Elle a fait semblant dêtre satisfaite, mais, seule dans la salle de bain, les larmes ont coulé, de pitié pour elle-même, de fatigue, de ce besoin constant de se débrouiller : la robe, la coiffure, les fêtes de famille.
En trois ans de vie commune, léconomie est devenue son deuxième prénom. Elle sait comment maximiser les remises sur le pain, achète du fromage à tartiner bon marché au lieu du vrai, et distingue les vraies promos des arnaques.
Les vêtements? Peu importe, tant quils sont propres et sans trou. Tous ces «looks», «images», marques, cest pour ceux qui cherchent la dentifrice la moins chère. Pas pour ceux qui veulent simplement un chezsoi.
«Oui, avoir son propre appartement, cest essentiel,» dis-je. «On ne sera plus à la merci de chaque caprice, et on naura pas à mettre la moitié du salaire dans le loyer.»
Mais mon implication financière se limite à transférer mon salaire. Cest déjà pas mal, mais les couples avec budget séparé font frissonner Élodie, surtout les femmes qui doivent économiser pour un congé maternité. Moi, je gère les finances comme un ado qui veut tout dépenser en chips et soda.
Pas étonnant, puisque cest Élodie qui calcule les charges de lélectricité, du transport, de la nourriture. Elle réduit les dépenses pour mettre de côté le montant prévu. Elle sinscrit à des coupes de cheveux chez des apprentis pour rester dans le budget. Parfois, cela tourne mal, mais cest toujours bon marché.
Nous avançons lentement vers notre but, mais chacun de notre côté. Élodie ne me parle jamais du prix de ses efforts, ne se plaint pas, ne crie pas. Elle se tait quand je commande une pizza à midi, juste «par paresse daller à la cantine, et parce que jai envie de me faire plaisir».
«Tu sais,» ditelle un soir, «je nai vraiment besoin de rien dautre que du respect humain. Jaime pas économiser, mais je le fais pour notre futur commun. Parfois jai limpression quon na pas davenir.»
«Je travaille,» rétorqueje, la voix un peu rude. «Japporte largent à la maison. Que veuxtu encore?Jai le droit à une fête, non?»
Elle comprend que je ne suis pas prêt à faire un compromis, et je me retire dans la chambre. Elle reste seule, dans son peignoir bon marché, sous la seule ampoule qui fonctionne, pensant à lhypothèque à laquelle nous ne parviendrons jamais avec ce rythme.
Le cœur en feu, elle se demande si elle ne sinflige pas trop de contraintes. Et si javais raison?
Le lendemain, elle retrouve son amie Rita dans un café du quartier latin. Elle veut parler à quelquun.
«Écoute, je vois que tu nes pas venue juste pour admirer le carrelage,» remarque Rita, remarquant la morosité dÉlodie. «Questce qui se passe?»
Élodie soupire, raconte la scène dhier. Elle explique que cest blessant quand le rêve à deux nest financé que par une seule personne, que ça fait mal que mon anniversaire passe avant le sien.
«Tu es brillante,» ricane Rita à la fin. «Alors tu économises pour toi et tu attends quil te porte sur ses épaules?»
«On économise» commence Élodie.
«Oui, oui,» linterrompt Rita. «Tu mets de côté, il dépense. Il se prive jamais?Il comprend à quel point cest dur pour toi?Il ta déjà remerciée?»
Élodie hausse les épaules. Mon mari nest pas ingrat, il pense juste que cest normal, que la magie du quotidien se produit dellemême.
«Il sait combien coûte être femme?» insiste Rita. «Manucures, épilations, cheveux, cosmétiques, lingeries qui ne sont pas les vieux caleçons de grandmère Ce que je viens de citer, cest le minimum. Tu es pour lui une femme ou une maman pratique en peignoir, qui calcule tout, organise tout?»
«Arrête» tente de répondre Élodie, sans conviction.
«Je narrête pas. Tu veux savoir pourquoi il propose le resto? Parce quil sait que tu finiras par céder. Tu tords les collants jusquà la déchirure, tu arrêtes de te teindre les cheveux avec cette peinture bon marché, mais tu cèderas. Et il se sentira roi, puisquon fête un anniversaire au restaurant.»
«Et moi, je fais quoi?» demandeelle, perdue.
«Cesse dêtre une petite souris. Trouve un amant avec un appartement. Ça réglerait tout.»
«Rita!»
«Daccord, daccord, cest un plan de secours. Arrête déconomiser sur toi. Il veut le resto? Très bien, quil aille. Mais il te faut une robe, des chaussures, une petite pochette, une coiffure, des boucles doreilles en or. Si tu vas sortir, ce ne sera pas en survêtement avec les genoux qui tirent.»
«La robe, cest simple, je dois encore menfiler ma tenue de remise du bac»
«Léa, tu mentends?Arrête de vivre à la pelle!»
Élodie pousse un grand soupir. Le changement ne sera pas instantané, mais elle sent que son amie a raison.
«Très bien, jessaierai»
Le matin même, elle annonce à Marc quelle veut prendre rendezvous au salon. Il est surpris, puis hausse les épaules.
Elle linvite ensuite à voir les chaussures qui lui plaisent.
«Regarde, noires, universelles, elles iront avec presque toutes les robes, et même après on pourra les porter au bureau.»
«Huit cents euros?Léa, avec ça je pourrais changer la carte mère de mon ordinateur!»
«Quoi?Cest mon anniversaire, je dois être jolie. Le resto, cest le tien, je resterai sans cadeau, mais ton anniversaire restera gravé. Au fait, jai déjà repéré une boutique, on y va ensemble choisir la robe.»
Marc grogne, mais ne proteste pas. Il espère peutêtre que jabandonnerai. La soirée avance, elle commence à examiner les boucles doreilles devant moi.
«Cellesci?Elles sont chouettes, pas chères du tout, vingt euros. Dautres du même poids coûtent trente. Il faut juste une petite pochette»
Marc, les yeux écarquillés, commence à faire les comptes. Il avale difficilement, pâle, marmonne :
«Peutêtre… on garde le resto, peutêtre pas. Chez nous, cest aussi bien.»
Élodie se contente dun petit sourire. Ils décident finalement de fêter tranquillement, en famille. Se sontils réconciliés? Pas vraiment. Atil compris quelque chose? Peutêtre. Ce qui est sûr, cest quÉlodie a compris que tant quelle ne se respectera pas elle-même, personne ne le fera pour elle.







