C’est moi, Michel… — murmura-t-il en s’asseyant à côté.

Cest moi, Michel chuchote-t-il en sasseyant à côté de moi. Il est trop tard pour changer quoi que ce soit. Tu as presque quatre-vingts ans, maman. Il revient, séclipse sans même me laisser parler une parole.

Grand-mère Lucie, à bout de forces, traîne le seau deau glacée de la fontaine. En boitant, elle avance sur le sentier enneigé qui mène à sa petite maison. Le gel mord ses joues, ses doigts saccrochent tant bien que mal à la poignée rouillée, presque détrempée. Arrivée au seuil, elle sarrête un instant pour reprendre son souffle, pose le premier seau sur la marche, en attrape un second et soudain, son pied glisse sur la glace.

Oh, Seigneur, sauvemoi soufflet-elle avant de toucher le sol.

Son épaule heurte le bord de la marche, le crâne se serre dune douleur sourde. Quelques secondes, elle reste là, incapable de bouger ou de pousser un cri. Elle tente de se relever, mais ses jambes ne répondent plus. Tout sous la taille semble disparu. Entre deux sanglots de peur et de douleur, elle rampe vers la porte, sagrippant à tout ce qui passe : une vieille tabouret, un balai cassé, le coin de sa jupe. Le dos la tord, le front perle de sueur, le monde tourne, vacille.

Tiens bon, Lucette encore un peu se murmuret-elle en essayant de se hisser sur le vieux canapé du couloir. Sur le rebord, son téléphone repose. De ses doigts tremblants, elle compose le numéro de son fils.

Paul mon petit quelque chose ne va pas viens soufflet-elle avant de perdre connaissance.

Au crépuscule, Paul arrive en trombe. La porte claque, le vent sengouffre dans la salle. Sans bonnet, les cheveux en désordre, il sarrête au seuil, découvre sa mère moitié allongée sur le canapé.

Maman questce qui tarrive ? sinclinetil, saisit sa main. Mon Dieu, elle est comme gelée

Sans perdre de temps, il appelle sa femme :

Élodie, viens tout de suite oui, elle est vraiment mal je crois quelle ne bouge même plus.

Lucie entend tout, même si elle ne peut ni sourire ni bouger. Au creux de sa poitrine, un espoir vacille : sil sinquiète, cest quil ne la pas oubliée. Peutêtre que cest enfin le moment où la famille se rassemble pour la première fois ? Pour la sauver ?

Elle essaie de bouger les jambes en vain. Ses doigts ne font que frissonner. Puis, des larmes roulent sur ses joues, non pas de la douleur, mais parce quil semble encore y avoir une lueur despoir.

Élodie narrive quau bout de deux jours. Elle apparaît sur le pas de la porte, visiblement agacée, tenant par le bras Anouk, comme si elle venait de la détourner dune autre tâche urgente.

Voilà, tu tes enfin rendue compte, grandmaman, souffletelle doucement, jetant un regard en coin à la bellemère. Allez, reposetoi comme du bois.

Anouk se blottit contre sa mère, le regard anxieux sur Lucie, tentant de sourire, mais son visage ne répond pas. Élodie entre sans un bruit, Paul lemmène à la cuisine. Ils parlent à voix basse, la tension se lit dans lair. Lucie ne distingue plus les mots, mais son cœur entend la tristesse dans leurs voix.

Quelques minutes passent, le fils revient. Sans un mot, il la soulève dans ses bras.

Où memmènestu ? murmuretelle.

Paul ne répond pas, ses lèvres restent serrées. Elle le serre contre son cou, respirant ce parfum familier de graisse, de tabac, de souvenirs.

À lhôpital ? redemandetelle.

Il reste muet, ses pas saccélèrent. Au lieu de lhôpital, il la porte dans la petite dépendance qui servait autrefois à stocker les patates, les skis, les vieilles affaires. Le lieu est froid, le plancher craque, lhumidité sinsinue par les fenêtres. Lodeur du temps perdu imprègne lair.

Il la dépose doucement sur un vieux matelas couvert dune couverture défraîchie.

Tu resteras ici, ditil sèchement, évitant son regard. Il est trop tard pour changer quoi que ce soit. Tu as presque quatrevingts ans, maman. Il a repris la porte sans même me laisser finir ma phrase.

Le choc lenvahit lentement, mais irréversiblement. Lucie reste figée, les yeux rivés au plafond. Le froid sinsinue jusque dans les os. Elle ne comprend pas pourquoi il agit ainsi, pour quoi?

Des souvenirs défilent : elle qui tirait son fils à la main, qui lavait les sols de lécole, qui achetait à crédit la parka dhiver. Elle qui payait le mariage parce que la future bellefille nétait pas «de la bonne famille». Elle se répète :

Jai toujours été de son côté

Le visage dÉlodie lui revient, froid, distant, tranchant comme une lame. Jamais un merci, jamais une visite sans rappel. Une seule fois, elle était venue pour lanniversaire dAnouk.

Et maintenant, elle est là, dans ce débarras glacé, comme un objet inutile. Elle ne sait pas si le matin viendra ou non. Chaque jour, les choses deviennent plus évidentes : quelque chose ne tourne pas rond. Paul vient de moins en moins, pose un bol de soupe sans regarder et senfuit rapidement. Élodie et Anouk ne reviennent jamais.

Lucie sent la vie séchapper doucement. Elle ne mange plus, elle ne boit que de leau pour ne pas mourir de faim. Le sommeil la fuit, la douleur dans le dos la tient éveillée. Mais le pire, cest la solitude, écrasante, insupportable.

Pourquoi? pensetelle. Pourquoi moi? Je laimais plus que tout. Jai tout donné

Rien ne répond, seulement le froid et le vide. Un matin, alors que le soleil peine à filtrer à travers la fenêtre sale, un bruit discret mais persistant se fait entendre.

Qui est là ? murmuretelle, la voix à peine audible.

La porte grince, un homme entre dans le débarras. Un vieux monsieur à la barbe grise, en vieux manteau, le visage familier mais dabord méconnaissable. Il sassoit à côté delle, prend sa main.

Cest moi, Michel chuchotetil en sinstallant près delle.

Lucie frissonne. Michel, le voisin quelle avait autrefois aimé, celui quelle avait banni parce quil «ne convenait pas» à la famille.

Michel souffletelle.

Il reste muet, serre simplement sa main, puis demande tout bas :

Questce qui test arrivé, Lucette? Pourquoi tu es ici? Paul ma dit que tu étais en maison de retraite

Elle tente dexpliquer, mais les larmes lempêchent. Il comprend tout sans mots, lenlacent comme autrefois.

Naie pas peur. Je vais te sortir dici.

Il la soulève, légère comme une plume, et la porte dehors, au soleil. Paul était parti en ville, Élodie aussi. Anouk apparaît à la fenêtre, puis se cache rapidement.

Michel lamène chez lui, la dépose sur un lit chaud, la couvre dune couverture épaisse, lui apporte du thé au miel, la nourrit comme un enfant.

Reposetoi, je vais appeler le médecin.

Le médecin arrive rapidement, examine, secoue la tête.

Fracture du rachis, ancienne. Mais si on traite correctement il y a une chance de se relever. Il faut une opération, de la rééducation.

Michel hoche la tête.

On fera tout. Je vendrai ce quil faut, mais on la sauvera.

Lucie le regarde, les larmes aux yeux.

Michel pourquoi? Après tout

Il esquisse un sourire triste.

Parce que je taime. Toujours. Et je le serai toujours.

Elle éclate en sanglots, mêlés de joie, de douleur, de cette prise de conscience que la vie nest pas terminée. Michel prend soin delle comme dune sienne, la nourrit, la lave, lui lit des histoires, raconte le passé, raconte comment il a attendu, espérant quelle revienne.

Je savais quun jour tu comprendrais, disaitil. Et je serai toujours là.

Une semaine plus tard, Paul revient. Il entre, voit sa mère dans le lit, non plus dans le débarras mais dans une chambre chaleureuse.

Maman comment ça se fait que tu sois debout? bafouilletil.

Elle le regarde froidement.

Je ne me suis pas levée. Michel la portée.

Paul baisse les yeux.

Je je ne savais pas que ça tournerait comme ça

Vat’en, Paul. Et ne reviens plus.

Il séloigne sans se retourner. Élodie et Anouk ne réapparaissent jamais. Lucie reste avec Michel, qui devient son pilier, au sens propre comme au figuré. Il laide à mettre les jambes en mouvement, dabord avec des déambulateurs, puis avec une canne.

Regarde, Lucette, je marche ricanetelle, faisant ses premiers pas.

Michel pleure de bonheur. Un matin, le soleil dore les fenêtres, elle séveille et dit :

Michel, merci pour tout.

Il serre sa main.

Cest moi qui te remercie, dêtre revenue.

Ils continuent leur vie, tranquilles, dans lamour tant attendu. Lucie sassoit sur un banc, se réchauffant au soleil. Ses jambes font encore mal, mais elle avance, lentement, mais avance. Michel travaille le bois, sculptant un petit jouet pour Anouk qui passe parfois, se cachant de sa mère.

Tu penses que Paul te pardonnera? demandetelle.

Michel secoue la tête.

Ne pense pas à lui. Pense à toi. Le simple fait que tu sois en vie, cest le plus important.

Elle acquiesce, et pour la première fois depuis longtemps, elle sent quelle est vraiment vivante. Sur la table, une photo deux deux, jeunes, avec la légende «Enfin ensemble».

Un mois plus tard, Paul revient, entre sans frapper. Lucie boit son thé, Michel à ses côtés.

Maman il faut quon parle, commencetil, sans même regarder Michel.

Elle reste muette.

Élodie dit que tu es folle, que ce vieux te rend folle.

Michel se lève, mais Lucie le retient.

Pars, Paul. Tu nas plus ta place ici.

Il se fige.

Mais je suis ton fils!

Tu létais. Maintenant, vaten.

Il sort en claquant la porte. Lucie ne pleure pas, elle serre simplement davantage la main de Michel.

Merci dêtre là.

Il sourit.

Merci à toi.

La vie continue, sans Paul, mais avec lamour qui les soutient. Anouk revient une semaine plus tard, sassoit sur le banc, serre sa grandmère dans ses bras.

Grandmaman, pourquoi papa estil si dur?

Lucie caresse ses cheveux.

Il a juste oublié ce quest lamour. Mais toi, tu noublieras jamais, daccord?

Anouk hoche la tête.

Non. Je taime.

Moi aussi.

Michel les regarde, un sourire au coin des lèvres. La vie, parfois, brise, puis répare. Limportant, cest de ne jamais abandonner.

Lucie se tient sur le seuil, regarde la route, le soleil se couche, teintant le ciel de rose. Michel sapproche, lenlace.

Tu penses à quoi? demandetil.

Que tout va bien enfin.

Il lembrasse à la tempe.

Oui, Lucette. Enfin.

Et ils entrent dans la maison, main dans la main, pour toujours.

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C’est moi, Michel… — murmura-t-il en s’asseyant à côté.
À 62 ans, je suis tombée amoureuse… Puis j’ai surpris une conversation entre lui et sa sœur.