Les parents sétaient arrêtés devant le portail, le moteur de leur petite berline ronronnant encore un instant dans lair frais de septembre. Julien se tenait sur le sentier délavé entre les massifs fleuris, son vieux sac à dos orné dun avion accroché à la bretelle. Les feuilles jaunes bruissaient autour de ses bottes, saccrochant aux talons.
Henri, le grandpère, sortit du perron, remit son béret et esquissa un sourire : ses rides autour des yeux sapprofondirent aussitôt. Julien sentit que quelque chose dimportant allait commencer, différent de dhabitude.
Sa mère lembrassa sur le sommet du crâne, caressa son épaule.
Ne faites pas les malins, daccord? Et écoutez votre grandpère.
Oui, mamie, répondit Julien, légèrement embarrassé, jetant un œil aux fenêtres de la maison où apparut brièvement Madeleine.
Lorsque les parents séloignèrent, le jardin devint immédiatement plus silencieux. Henri invita son petitfils à labrisouslagrange ; ils choisirent ensemble les paniers pour la cueillette un plus grand pour le vieux, un plus petit pour Julien. À côté gisait une vieille toiletente et des bottes en caoutchouc : le grandpère vérifiait quil ny avait aucune fuite après la nuit de pluie. Il inspecta minutieusement la veste de Julien, ferma toutes les fermetures éclair, ajusta la capuche.
Septembre, cest la saison des champignons! déclara Henri avec la certitude dun alchimiste du bois. Les sousépineux se cachent sous les feuilles, les girolles adorent la mousse près des sapins. Les mousserons ont déjà pointé le nez.
Julien écoutait, les yeux brillants, savourant limpression dêtre prêt pour une vraie aventure. Les paniers grinçaient sous les poignées ; les bottes étaient un peu larges, mais Henri hocha simplement la tête : lessentiel était que les pieds restent secs.
Lair du jardin exhalait la terre humide et les restes de fumée des feux dantan. Le matin formait une légère vapeur au-dessus des flaques le long de la clôture ; chaque pas de Julien sur les feuilles mouillées les collait à la semelle, laissant des traces sur les marches de béton.
Henri racontait ses précédentes virées : comment, un jour, ils avaient découvert un tapis entier de mousserons sous un vieux bouleau, et limportance de regarder non seulement sous ses pieds mais tout autour les champignons se dissimulent parfois à deux pas du sentier.
Le chemin vers la forêt était bref : une route de campagne bordée de champs de graminées fanées. Julien marchait aux côtés de son grandpère, qui avançait doucement mais avec assurance, le panier accroché à la hanche.
Dans la forêt, lodeur changeait : fraîcheur du bois humide et parfum piquant de la mousse entre les racines des pins. Sous leurs pas, lherbe souple mêlée de feuilles mortes cédait légèrement ; au loin, on entendait le cliquetis de la rosée qui tombait des branches.
Regarde, voici un sousépineux, sinclina Henri, montrant le champignon à chapeau clair. Tu vois la tige? Toute couverte décailles sombres
Julien sassit près du tronc, toucha le chapeau dun doigt il était frais, lisse.
Pourquoi ce nom? demanda-t-il.
Parce quil aime pousser près des bouleaux, sourit le grandpère. Souvienste de lendroit!
Ils le déterrent délicatement, Henri coupa la tige pour montrer lintérieur blanc, dépourvu de taches.
Un peu plus loin, une petite girolle jaune apparut parmi lherbe.
Les girolles sont toujours ondulées sur le bord, expliqua Henri. Et leur parfum est particulier
Julien la humecta prudemment elle sentait les noix.
Et si elle était une imitation? lança le grandpère. Les fausses sont plus vives ou nont aucun arôme, mais nous ne les prenons jamais!
Progressivement, les paniers se remplissaient : un sousépineux robuste ici, une petite colonie de mousserons sur une souche de sapin là, leurs tiges fines, leurs chapeaux collants aux bords clairs.
Henri distinguait les vrais des faux :
Les imitations sont jaunes flamboyants ou même orangées en dessous, montraitil. Les vrais sont blancs ou légèrement crémés dessous
Julien adorait dénicher les champignons luimême, appelant toujours Henri pour valider sa trouvaille ; lorsquil se trompait, le grandpère reprenait calmement le même enseignement.
Le long du sentier, des amanites rouges éclatantes surgissaient, leurs chapeaux parsemés de taches blanches.
Elles sont magnifiques, sexclama Julien. Pourquoi ne pas les cueillir?
Elles sont toxiques, répliqua sévèrement Henri. On ne peut que les admirer!
Il contourna lamanite avec précaution. Julien comprit que la beauté ne signifiait pas toujours utilité.
Parfois, Henri interrogeait :
Tu te souviens des différences? Si tu doutes, ne prends pas!
Julien acquiesçait, désireux dêtre attentif, sentant la responsabilité de son panier et de la présence de son grandpère.
Au cœur de la forêt, le soleil filtrait entre les branches basses, projetant de longues bandes de lumière sur le sol humide. Lair y était plus frais, les doigts de Julien frissonnant sur la poignée du panier. Mais lexcitation de la recherche réchauffait plus que des gants. Un écureuil traversa en flèche, les oiseaux papotaient dans les feuillages. Parfois, un craquement lointain annonçait un lièvre ou un autre cueilleur.
Le bois ressemblait à un labyrinthe vivant, un tapis de mousse, de feuilles bruissantes et de sons étouffés. Le sol était doux même sous la couche de feuilles mortes de lan passé, et des taches dhumidité noires pointaient entre les racines. Henri montrait où poser le pied pour éviter de mouiller les bottes. Le petitfils suivait, scrutant chaque recoin, cherchant de nouveaux lieux pour étonner Madeleine à la maison. Il se sentait assistant, presque compagnon adulte, même sil voulait parfois saisir la main dHenri pour être sûr, quand le vent hurlait ou que lobscurité sépaississait entre les troncs, comme si la forêt ne dévoilait ses secrets quà eux deux.
Un aprèsmidi, entre deux sapins, Julien aperçut plusieurs taches rouille parmi la mousse. Il sécarta prudemment du sentier, sassit pour observer de plus près : cétait une riche colonie de girolles, exactement celles quHenri avait louées. La joie le submergea ; il les ramassa une à une, les empilant dans son panier, oubliant de regarder autour. Lorsquil se releva, son regard ne rencontra que les troncs imposants, aucun visage familier, aucun bruit, seulement le bruissement feutré du feuillage et le craquement lointain dune branche. Julien simmobilisa, le cœur battant plus fort que dhabitude. Pour la première fois, il se sentit seul au cœur dune immense forêt dautomne, même si ce nétait que linstant.
Le souvenir de la voix dHenri surgit : reste sur place, si tu te perds, crie fort je viendrai. Il tenta dappeler, la voix dabord timide, à peine plus forte que son souffle. Puis, plus déterminé :
Grandpère, où êtesvous? Hé, je suis là!
Le brouillard se lovait entre les troncs, rendant chaque arbre semblable, les sons plus doux, étouffés. Soudain, une voix familière retentit depuis la gauche :
Hé! Je suis ici, viens vers moi, garde ton sangfroid!
Julien prit une profonde inspiration, se dirigea vers le cri, appela de nouveau, écoutant pour être entendu. Ses pas gagnèrent en assurance, le sol sous ses bottes resta familier, la peur céda la place à un soulagement lorsquil aperçut la silhouette dHenri. Celuici sappuyait contre un vieux chêne, souriant, lattendant calmement, comme si rien ne sétait passé. Le bruissement du bois revint, le cœur de Julien se stabilisa.
Voilà, te voilà! Henri tapota affectueusement lépaule de son petitfils, un geste dépourvu de reproche, seulement de joie tranquille. Julien scruta le visage ridé, qui était aussi familier quune pièce de la maison. Le cœur battait encore, mais la respiration séquilibra à côté dHenri, il se sentait de nouveau protégé.
Tu as eu peur? demanda le grandpère à voix basse, soulevant le panier du sol.
Julien hocha la tête, bref mais sincère. Henri saccroupit pour être à sa hauteur.
Un jour, je me suis perdu moi aussi, quand javais à peine ton âge. Jai cru errer toute la journée, alors quil ne sest écoulé que dix minutes Limportant, cest de ne pas courir aveuglément. Mieux vaut sarrêter et appeler. Tu as bien fait.
Le petitfils regarda ses bottes en caoutchouc, couvertes de terre et de mousse. Il sentit la fierté dHenri, la tension sévapora, ne restant plus quun souvenir.
Allonsnousen? La soirée arrive. Il faut sortir du sentier avant la nuit, proposa le grandpère, ajustant son béret, reprenant le panier. Julien le suivit, presque collé à ses pas. Chaque craquement de feuille semblait désormais familier. Ils marchaient côte à côte, Julien aimant sentir quil faisait partie dune quête commune, même dans les gestes les plus simples.
À la sortie de la forêt, le vent du soir poussait les feuilles sèches le long du chemin entre les arbres ; au loin, le toit dune maison se découpait parmi les branches de sorbier. Les poignées des paniers portaient encore la trace sombre de lherbe humide ; les paumes légèrement gelées après la longue marche, mais la joie du retour réchauffait plus quun bon thé.
La demeure les accueillit dune lumière douce et dune odeur de pâtisseries qui séchappait de la cuisine. Madeleine attendait sur le seuil, une serviette drapée sur lépaule :
Ah! Quels courageux vous êtes! Montrezmoi votre butin!
Elle les aida à enlever les bottes, les semelles couvertes de feuilles, prit le panier dHenri et le déposa près de son bol de lavage de champignons.
La cuisine exhalait la chaleur du feu ; la vitre était embuée de bandes étroites, ne laissant entrevoir que les lueurs lointaines du réverbère dans la cour et les silhouettes des arbres au loin. Julien sassit près de la table, Madeleine triait habilement les champignons par espèce sousépineux dun côté, girolles de lautre tandis quHenri sortait son couteau pliant pour les délicats mousserons.
Le soir sassombrit rapidement dehors, mais la maison restait dune convivialité particulière. Julien racontait sa journée, décrivant chaque champignon et chaque cri lancé dans la forêt. Les adultes écoutaient attentivement, sans interrompre, et Julien sentait quil venait de rejoindre la tradition familiale. La théière fumait, le parfum des champignons et des pâtisseries emplissait lair. Dehors, la nuit gagnait du terrain, mais à lintérieur, la lumière, la paix et la chaleur régnaient comme après une petite épreuve franchie ensemble.







