Ton fils est le pire de tous

« Ton fils est le pire de tous», ma répété ma bellemère en claquant la porte du salon.
« Aucun avenir pour lui! »

Marie était figée dans lembrasure, la main à moitié lâchée, le gâteau aux framboises à deux doigts de tomber. Elle navait pas prévu dêtre critiquée comme une cuisinière ratée. Sa mère, Madame Lefèvre, la regardait dun air désapprobateur, comme si Marie venait de commettre une faute capitale.

« Maman, de quoi tu parles? a lancé Marie en déposant le dessert sur la table. Et le petit Lucas, alors?
Et si on voit que Lucas est déjà en quatrième, et il fréquente encore un lycée ordinaire! a haussé le ton Madame Lefèvre. Pas de filières spécialisées, pas de programmes approfondis. Comment vatil entrer dans une bonne école? Comment vatil réussir quelque chose?

Marie a mordu sa lèvre. La discussion suivait le même scénario, et une sensation de brûlure dinjustice sest installée dans sa poitrine.

« Maman, Lucas travaille bien. Il a des cinq dans la plupart des matières. Il prend des cours particuliers de mathématiques, il veut faire de la programmation, comme son père. »
« Exactement! a crié Madame Lefèvre, les bras en lair. La programmation! Rester assis devant un ordinateur comme ton Sébastien. Un boulot banal, un salaire médiocre. Et toi? Enseignante! Cours particuliers! Tu ne gagnes que des miettes. Vous nourrissez votre fils convenablement? »

Les mains de Marie se sont crispées. Les mots de sa mère frappaient les points les plus sensibles. Oui, Sébastien et elle nétaient pas riches, il fallait faire attention à chaque euro. Mais leur fils Lucas était heureux.

« Tout va bien chez nous. Lucas est heureux. »
« Heureux! a ricané Madame Lefèvre en se dirigeant vers la fenêtre. Mais le fils de Victor, cest un vrai trésor. Antoine fréquente une école avec un enseignement approfondi de langlais. Imagine, langlais dès la première classe! Il parle déjà couramment. Victor et Léa sont des modèles: ils néconomisent pas pour leur enfant. »

Marie a écouté en silence. Victor était toujours le chouchou. Il avait lancé sa petite entreprise à Lyon, acheté un appartement plus grand, et sa femme Léa ne travaillait pas, soccupait du foyer et dAntoine. Chaque fois, Madame Lefèvre faisait un parallèle avec le frère.

« Antoine est un garçon doué! poursuivait-elle, plus chaleureuse. Il sortira forcément du lot. Victor dit quils envisagent de lenvoyer à létranger pour un séjour linguistique à treize ans! Voilà qui montre une vraie prévoyance, une vraie perspective. Pas comme votre école ordinaire. »

Marie a approché sa mère. Les épaules de celleci étaient tendues, le visage sévère.

« Maman, je sais que tu veux des petitsenfants brillants. Mais Lucas nest pas moins bon quAntoine. Ils ont simplement des chemins différents. »
« Des chemins différents! a riposté Madame Lefèvre, se retournant brusquement. Lun mène au sommet, au succès. Lautre à la stagnation dans la misère. Tu veux que ton fils vive dans la pauvreté? »

Quelque chose sest serré dans le cœur de Marie.

« Maman, nous ne sommes pas pauvres. Nous vivons à nos moyens. Lucas deviendra un homme intègre, intelligent, gentil et travailleur. »
« Travailleur! a reniflé Madame Lefèvre. Ce nest pas suffisant aujourdhui, ma chère. Il faut des contacts, de largent, un diplôme prestigieux. Et que possède Lucas? Une école ordinaire et une mèreprof qui se fait la malle à la fin du mois. »

Marie sest détournée. Le gâteau, décoré de baies, quelle avait préparé avec amour, semblait maintenant inutile.

« Maman, je ne veux plus discuter. Nous élevons notre fils comme nous le jugeons bon. Et il est heureux. »
« Lessentiel, cest son avenir! sest approchée Madame Lefèvre. Tu gâches ton enfant par ton insouciance. Victor comprend ça. Il fait tout pour quAntoine devienne quelquun dimportant. Et toi, tu coules avec le courant. »

Marie a hoché la tête. Argumenter était vain. Sa mère restait campée sur ses positions, et rien ne pouvait la faire changer davis.

« Daccord, maman. Mangeons simplement. Sébastien et Lucas arriveront bientôt. »

Comme prévu, le déjeuner sest déroulé dans une ambiance tendue. Madame Lefèvre ne cessait de vanter les exploits dAntoine, de louer Victor. Lucas mangeait en silence, jetant des regards furtifs vers sa grandmère. Marie souriait, essayant de faire croire que tout allait bien.

Après ce repas, Marie a compris quelle devait limiter les contacts avec sa mère. Les comparaisons incessantes étaient trop douloureuses. Elle a appelé Madame Lefèvre et Victor pour les féliciter à loccasion des fêtes, mais a cessé dorganiser des réunions familiales. La vieille dame sest sentie offensée, mais Marie a tenu bon, protégeant son fils du poison.

Les années ont passé. Lucas a grandi, sest passionné pour la programmation. Marie recevait de temps en temps des nouvelles de Victor. Antoine a obtenu son baccalauréat avec mention très bien, a intégré une grande école grâce aux contacts de son père.

Lucas, de son côté, est sorti dun lycée ordinaire, a été admis dans une école dingénieurs publique, sans aucune faveur. Il a réussi les concours honnêtement. Au troisième semestre, il travaillait déjà pour une petite startup de la tech. Marie était fière, Sébastien létait aussi. Mais la bellemère continuait à ne parler que dAntoine.

Quelques années plus tard, les enfants approchaient la trentaine. Pour le cinquantième anniversaire de Madame Lefèvre, toute la famille sest réunie. Victor et Léa sont venus de Lyon, Antoine aussi grand, élégant, avec des cheveux en bataille. Il avait quitté lécole dingénieur rapidement, prétextant vouloir faire de la musique, créer un groupe. Victor avait mis de largent dans du matériel, deux ans sont passés, le groupe na jamais décollé. Antoine vivait toujours chez ses parents, sans revenu.

Marie a observé la façon dont sa mère rayonnait en regardant Antoine, le cajolait, linterrogeait sur ses projets musicaux. Antoine répondait avec désinvolture, les yeux rivés sur son téléphone. Mais Madame Lefèvre ne voyait que le talent supposé de son petitfils, ignorait son indifférence.

Lucas était assis à côté de sa femme Éléonore, enceinte de quatre mois. Il travaillait dans une grande société du numérique, percevait un bon salaire, louait un appartement, épargnait pour acheter un logement. Mais la grandmère ne le remarquait jamais.

Marie voyait son mari se tendre, Sébastien serrait les dents. Éléonore le regardait anxieuse. Lucas, pourtant, souriait, caressait la main dÉléonore.

Le soir séternisait. Madame Lefèvre racontait aux invités combien Antoine était brillant, à quel point son groupe allait percer. Antoine acquiesçait dun hochement condescendant. Marie restait muette.

Finalement, la soirée sest terminée. Sébastien, Lucas et Éléonore ont été les premiers à sortir, promettant dattendre la voiture. Marie sapprêtait à remettre son manteau quand sa mère sest approchée.

« Ma chérie, attends. Jai quelque chose à te dire. »

Marie sest figée. Madame Lefèvre a baissé la voix, mais avec gravité.

« Ton Lucas est tellement ennuyeux, ma chère. Gris, ordinaire. Tout comme toi et Sébastien. Pas détincelle. Antoine, par contre, cest autre chose: un génie, une lumière. Il brillera encore plus. Ton fils ne fait que travailler, se marier, bientôt avoir un enfant. Rien dexceptionnel. Il est comme des millions dautres. »

Marie la regardée droit dans les yeux, comme si son cœur se brisait en mille morceaux.

« Tu sais, maman, jai longtemps cru que tu voulais simplement que je sois une meilleure mère, que je me batte plus pour Lucas, que jinvestisse davantage en lui. Je pensais que tes critiques venaient dune bonne intention, pour me pousser. »

Madame Lefèvre a froncé les sourcils, mais Marie a levé la main.

« Mais la vérité, cest que tu nas jamais aimé mon fils. Tu las toujours diminué, le comparant à Antoine, le glorifiant. Tu ne voulais pas quil saméliore, tu voulais simplement me rappeler que, selon toi, il nétait pas assez bon. »

La vieille dame est devenue pâle. Marie, calmement, a boutonné son manteau.

« Sais-tu quoi? Mon fils est le meilleur. Il est intelligent, généreux, travailleur, intègre. Il deviendra un homme admirable, un père formidable. Parce que je nai jamais laissé ton poison latteindre. Je lai protégé, je lai fait grandir heureux. »

Madame Lefèvre est restée muette, les yeux grands ouverts. Marie a attrapé son sac.

« Ton avis sur moi, Sébastien et mon fils, gardele pour toi. Ça ne mintéresse plus. Jai passé trop dannées à essayer de prouver que nous méritions ton affection. Ce nest plus. Vis comme tu veux, aime qui tu veux. Je lave mes mains, je ne joue plus à ce jeu. Bientôt, jaurai mon petitenfant, et je laimerai comme il se doit. »

Marie est sortie, a fermé la porte derrière elle, est descendue à la voiture où lattendaient Sébastien, Lucas et Éléonore. Sébastien la prise dans ses bras, Lucas lui a souri. Elle sest installée sur le siège, sest appuyée contre le dossier. Un calme étrange, presque libérateur, la envahie, comme si un poids sétait envolé. Plus besoin de faire semblant, plus besoin de sadapter, plus besoin de prouver quoi que ce soit.

Cela a pris des années, mais finalement elle sest affranchie du jugement de sa mère. Elle possède ce qui compte vraiment: une vraie famille. Et questce qui pourrait manquer à quelquun?

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