« Il faut accoucher au plus vite », sifflait GrandMère Madeleine en abaissant les pieds du lit. Elle était née en 1937, et depuis longtemps, elle avait perdu le souvenir de ce que cela faisait dêtre jeune, mais son petitfils et son arrièrepetitfils la pressaient sans relâche, parfois en la tapotant du bâton: « Si tu restes avec le bas bleu, tu te souviendras de tes vieux jours, mais il sera trop tard. »
Cette fois, Madeleine se désespéra, cessa de se lever, et, par provocation, sécria à toute la maisonnée: « Pourquoi vous avezvous endormi, vous, les scorpions, jusquà midi? » Elle fit retentir les casseroles à sept heures et demie du matin dans la petite cuisine de la maison de campagne près de Lyon. La famille devint méfiante.
« GrandMère, » demanda sa petite arrièrepetitefille de cinq ans, Élodie, « pourquoi ne nous insultestu plus? »
« Cest la fin, ma petite, cest la fin, » soupira Madeleine, luttant entre la tristesse de sa vie qui séteignait et lespoir dun quelque chose de plus grand que votre potaufeu qui, ce soir, vous avez complètement oublié de préparer.
Élodie courut rejoindre les proches qui sétaient réfugiés dans la cuisine.
« Le marmot de GrandMère est mort! » annonçatelle, rapport détaillé de la petite enquête quelle venait de mener.
« Quel marmot? » demanda le chef de famille, Vladimir Lucien, fils aîné de Madeleine, en haussant les sourcils broussailleux. Il ressemblait à un personnage de conte de la Bretagne, celui que lon dit que le vent fouette dans les ruelles.
« Peutêtre un vieux, » haussa les épaules Élodie. Elle nen savait rien, puisquon ne lui avait jamais montré le petit. Les aînés se regardèrent.
Le lendemain, le médecin, sobre et mesuré, arriva chez eux.
« Elle semble se porter mal, » déclaratil.
« Évidemment, » répliqua Vladimir en se tapotant les cuisses, « sinon quon vous auraitnous appelés! » Le médecin le fixa, puis se tourna vers son épouse.
« Cest lié à lâge, » poursuivitil dune voix autoritaire. « Mais je ne vois pas de graves anomalies. Quels sont les symptômes ? »
« Elle ne me dit plus quand préparer le déjeuner ou le dîner! Toute sa vie, elle a piqué du nez en disant que mes mains nétaient pas faites pour ça, et maintenant elle ne saventure même plus dans la cuisine, » déclara, la voix brisée, la femme de Vladimir, déjà grandmère elle aussi.
Lors de la réunion familiale avec le médecin, ils concluèrent que cétait un signe inquiétant. Épuisés par les angoisses, ils sendormirent comme sils senfonçaient dans le sol.
Dans la nuit, Vladimir se réveilla au bruit familier de claquettes de pantoufles. Mais cette fois, le son nétait pas pressant, il ne lappelait pas à se lever pour le petitdéjeuner ou le travail.
« Maman? » demandatil dune voix basse en sortant dans le couloir.
« Oui, » résonna une réponse sèche dans lobscurité.
« Questce que tu fais? »
« Eh bien, je pensais profiter que vous dormiez pour menfuir en rendezvous avec Michel Yacine, » semblatelle reprendre conscience. « Aux toilettes, où dautre? »
Le fils alluma la lumière de la cuisine, mit lévier en marche et sassit à la table, la tête entre les mains.
« Tu as faim? » demanda la grandmère, debout dans le couloir, le regard fixé sur lui.
« Oui, je tattends. Questce qui sest passé, maman? »
Madeleine savança vers la table.
« Cela fait cinq jours que je reste dans ma chambre, » commençatelle, « quand soudain un pigeon sest fracassé contre la vitre boum! »
Je pensais que cétait un mauvais présage. Je me suis allongée, attendant le jour, le deuxième, le troisième, et ce matintôt, au milieu de la nuit, je me suis réveillée en me demandant: « Et si ce signe sétait dirigé vers le lutin des champs, pour que je brûle ma vie sous les draps? » Versezmoi du thé, chaud et fort. Trois jours avec toi, mon fils, nous navons pas vraiment parlé, nous rattraperons cela.
Vladimir sendormit aux alentours de cinq heures du matin, tandis que Madeleine resta à la cuisine, prête à préparer le petitdéjeuner. Il fallait quelle le fasse ellemême, sinon ces petites mains blanches ne pourraient nourrir les enfants correctement. Le jour se leva, pâle et timide, derrière les volets entrouverts. Madeleine versa le thé dans une vieille tasse ébréchée, y trempa un morceau de pain rassis comme au temps davant, et sourit enfin dun sourire doux, usé, mais vrai. Dehors, un moineau sautillait sur le rebord de la fenêtre, et pour la première fois depuis longtemps, elle sentit quelque chose en elle qui ne voulait plus fuir, mais simplement rester.







