Roman d’un chemin de fer

Place libre ?
Bien sûr, je vous aide avec la valise ?
Merci Ah, quelle chaleur étouffante!
Vous voulez que jouvre la fenêtre ?
Oui, sil vous plaît.

Les roues claquent, la nuit sinstalle au dehors des hublots.

Je mappelle Claudine.
André.

Et la conversation débute, simple échange entre deux inconnus sur le même wagon. Deux jeunes gens, elle a vingtdeux ans, lui vingtcinq. Le dialogue sétire pendant une heure, puis deux, puis trois. Ce nest ni une soirée arrosée ni une réunion professionnelle, mais le premier échange de deux personnes qui, trois heures plus tôt, ne savaient même pas quelles existaient lune pour lautre.

De quoi parlentils? De rien, et de tout à la fois. Comme toujours à bord dun train, ils commencent par la météo, passent aux prix des billets, «Et vous, comment ça va?», puis, naturellement, à la vie. Voilà ce jeune couple.

André se lance dabord: son enfance, ses parents, son métier musicien à lOrchestre National, batteur dans un ensemble de percussions. Il sort de son portefeuille les photos du «Diplômé»: «Loiseau bleu», «Les pierres précieuses», «Les joyeux voyageurs». Il se voit parmi ces étoiles.

Wahou! Quelle histoire fascinante!
Et vous, Claudine?
Moi? Je travaille au Comité central de la Jeunesse Ouvrière à Paris.
Ah bon? Au cœur même de la capitale?
Exactement. Je nai pas de photos sur moi, je viens de prendre un congé pour retourner dans ma petite région natale, chez mes grandsparents. Longue histoire pour expliquer comment je suis arrivée à Paris.
Raconteznous. Où devonsnous aller?

André raconte alors comment il a intégré lensemble. La discussion sallonge, nuit après nuit, assis face à face, les yeux dans les yeux.

À laube, il dépose Claudine sur un arrêt désert, lui fait un signe dau revoir, puis disparaît, absorbé par son rôle de musicien. Il ne pourra plus jamais parler aux femmes sans penser à elle, la passagère nocturne. Aucun autre cœur ne peut le toucher.

Il sadresse à des inconnues qui lui ressemblent, sexcuse, rougit comme un gamin. Il écrit des lettres quil nenvoie jamais. Où les envoyer? À Paris? Au Comité? Sans nom, sans adresse, il sest même rendu compte quil navait jamais demandé son nom de famille, quel imbécile!

Cest devenu ridicule: à chaque concert, il scrute la salle derrière les projecteurs, se demandant si «elle» est là, dessinant son portrait dans son esprit, le collant au-dessus du lit dhôtel.

Toutes les femmes du monde ont disparu de son univers, il ne reste plus quune seule: Claudine.

Le temps sécoule la chute du mur, les chèques vacances, la désintégration de la vieille Europe, la fin du parti communiste. Aucun pouvoir ne change la nature du musicien: ils chantent, ils dansent, leur vie roule sur les rails.

Lors dune tournée, André entre dans le wagonrestaurant Vous le voyez, lecteur, cest exactement ce qui sest passé. À une table, assise seule, il reconnait son rêve: Claudine, qui hante ses nuits depuis des années. Il la regarde, les yeux glacés.

Voilà, Simon, André allume une cigarette, verse le reste de la bière, boit, puis poursuit Cest à ce moment précis, dans le wagonrestaurant, que jai compris lexpression «comme un marteau sur la tête»! Le bruit me martèle les oreilles, des halos colorés dans la vision, les jambes fléchissent, je risque de tomber sur le sol du restaurant. Je suis là, comme un idiot, le regard embué. Et Claudine Claudine se lève, sapproche, pose sa tête contre ma poitrine et comme dans ce film que vous aimez murmure: «Ça fait si longtemps que je te cherchais!» Voilà toute lhistoire, Simon. Je lai emmenée en Savoie, et il savère quelle a passé toutes ces années à arpenter les rues, à scruter les visages des hommes, à fréquenter presque tous les concerts, à observer les batteurs. Elle, comme moi, espérait quun jour, enfin, le jour parfait arriverait Et ce jour est arrivé. Jai fini mes cigarettes dans le train, je suis allé les chercher dans le wagonrestaurant. Le reste, vous le savez déjà, Simon.

Je le savais déjà, car mon camarade de lécole de musique, André, mavait tout raconté le deuxième jour de son mariage avec Claudine. Nous étions assis le soir dans la cuisine, les invités étaient partis, Claudine se reposait dans sa chambre. Nous nous étions croisés par hasard lors dune tournée, deux semaines avant le mariage, et javais été invité à la cérémonie comme témoin.

Voilà leur romance ferroviaire. Ils vivent encore, aujourdhui, et la vie continue. Ils vivent dans une petite maison près du lac, où André compose des morceaux que Claudine écoute en souriant, assise sur le rebord de la fenêtre. Chaque été, ils reprennent le train, sans destination précise, juste pour sentir le rythme des rails sous leurs pieds. Parfois, ils se regardent et rient, comme sils se revoyaient pour la première fois, deux inconnus dans un wagon nocturne, portés par une histoire que le destin avait presque oubliée.

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Roman d’un chemin de fer
Réconciliation : Un Voyage Vers l’Harmonie retrouvée