Le Dernier Bus de Nuit

Le ciel du soir au-dessus du centrebourg sassombrit rapidement, comme si lon avait baissé les lumières dun coup. Les réverbères de la rue principale sallument exactement à six heureshet le bitume humide reflète à peine les globes de verre. Au quai du bus, où les sièges portent encore les traces de feuilles collées, les visages familiers se rassemblent: quelques collégiens avec leurs sacs à dos, deux retraités Madame Geneviève Martin et Monsieur André Dupont et deux personnes un peu plus jeunes. Tous attendent le dernier départ, celui qui chaque soir les conduit vers les villages alentours.

Sur le panneau daffichage, un nouveau feuillet apparaît, texte sec imprimé en gros caractères: «À compter du 3novembre2024, le dernier départ de 19h15 est supprimé pour cause de nonrentabilité. La mairie.» Les habitants le lisent presque en même temps, mais aucun ne prononce un mot à haute voix. Seul Lucas, élève de sixième, demande à sa voisine :

Et maintenant, comment je rentre? À pied, cest loin

Madame Martin ajuste son foulard, frissonne. Elle vit dans le village voisin, à un trajet de bus dun peu plus de trente minutes. À pied, il faut au moins deux heures sur une route détrempée, et avancer dans lobscurité fait peur. Ce bus représente son unique lien avec la pharmacie et le centre de santé. Pour les collégiens, cest la garantie de rentrer après les activités sans être dans le noir. Tous le savent, mais personne nose se plaindre aussitôt. La discussion débute plus tard, quand le choc initial satténue.

Au magasin du coin, où lodeur du pain frais et des pommes de terre nouvelles persiste, les conversations sélèvent. La vendeuse Léa tranche du jambon et demande dune voix basse aux habitués :

Vous avez entendu parler du bus? Maintenant, vous devez vous débrouiller Ma sœur rentre le soir, et maintenant?

Les aînés se regardent, séchangent de courtes répliques. Quelquun évoque la vieille «Peugeot» du voisin :

Quelquun pourraitil nous prendre? Qui a une voiture?

Mais il devient vite évident que les places dans les voitures manquent aussi. Monsieur Dupont soupire :

Jaimerais bien conduire, mais je ne bouge plus depuis longtemps. Et mon assurance a expiré.

Les jeunes restent en retrait, les yeux parfois rivés sur leurs téléphones. Dans le chat de la classe, ils débattent déjà : qui pourra héberger qui cette nuit, si le bus ne revient pas? Les parents envoient des messages courts et nerveux: certains ont des postes qui terminent tard, et personne ne peut récupérer les enfants.

Vers dixsept heures, lair se rafraîchit nettement. Une fine pluie tombe sans interruption, les trottoirs brillent sous les réverbères. Autour du magasin, une petite foule se forme: certains attendent une auto-stoppeuse, dautres espèrent un miracle ou le bon conducteur dun camion de livraison. Après six heures, le trafic sépuise presque.

Sur les réseaux, Madame Agathe Moreau, activiste locale, publie: «Amis! Le bus est annulé, les habitants nont plus de moyen de rentrer chez eux! Rendezvous demain soir à la mairieil faut résoudre ce problème!» Les commentaires fusent: certains proposent des voitures de covoiturage, dautres critiquent la municipalité ou racontent comment ils ont déjà dû passer la nuit au centrebourg à cause du mauvais temps.

Le lendemain, les débats se poursuivent sur le pas de la porte de lécole et à la pharmacie. Certains suggèrent de contacter directement lopérateurpeutêtre réviserontils leur décision? Le chauffeur du bus, les mains levées, répond :

On ma dit que le dernier départ nétait plus rentable Le nombre de passagers chute à lautomne.

Les tentatives de covoiturage restent éphémères: quelques familles saccordent pour faire tourner les enfants, mais pour les retraités, cest impossible. Un soir, Lucas et ses amis attendent trente minutes sous la pluie, la mère dun copain devant les récupérer, mais la voiture tombe en panne en chemin.

Le nombre de personnes bloquées augmente: à côté des collégiens, arrivent les retraités sortant de la consultation médicale et des femmes des hameaux voisinstous coincés entre leurs maisons et le centrebourg à cause dune ligne vide.

Le soir, les vitrines du magasin sembuent ; à lintérieur, ceux qui nont nulle part où aller se réchauffent. Léa autorise les gens à rester jusquà la fermeture, puis il ne reste plus quà guetter un transport aléatoire ou appeler un proche pour passer la nuit.

Lirritation laisse place à linquiétude et à la fatigue. Dans les chats apparaissent des listes de ceux qui ont le plus besoin du bus: les enfants du primaire, Madame MarieClaire Dubois aux jambes douloureuses, une voisine du troisième bloc à la vue affaiblie Chaque soirée, ces noms reviennent de plus en plus souvent.

Un soir, le hall dattente de la gare routière se remplit plus tôt que dhabitudele bus nest toujours pas là. Lair sent le linge mouillé ; la pluie frappe le toit. Les collégiens tentent de faire leurs devoirs sur la table à bagages, tandis que les retraités tiennent leurs sacs en osier. À vingt heures, il devient clair que personne ne rentrera chez soi à temps.

Quelquun propose alors décrire une pétition collective au maire, sur le champ :

Si nous signons tous, ils devront nous écouter!

Les habitants notent leurs coordonnées: noms, adresses des villages, un cahier pour les signatures. La fatigue domine la colère. Mais quand la plus jeune des collégiennes, Maëlys, éclate en sanglots de peur de rester seule toute la nuit, la détermination devient commune.

Ensemble, ils rédigent le texte: ils demandent la remise en service du trajet du soir, au moins un jour sur deux, ou toute autre solution pour ceux qui ne peuvent rentrer autrement. Ils indiquent le nombre dusagers par village, soulignent limportance du bus pour les enfants et les aînés, et joignent la liste des signataires présents dans le hall.

À huit trente, la pétition est prêteelle est photographiée sur le portable pour être envoyée par courriel à la mairie, et imprimée pour être remise au secrétariat le matin suivant.

Plus personne ne débat pour savoir sil faut se battre pour la ligne ou compter sur les initiatives privéesle retour du bus devient une question de survie pour de nombreuses familles.

Le jour suivant, le matin est particulièrement glacial. Le givre forme un voile blanc sur lherbe du parking de la gare, les portes en verre portent encore les empreintes des mains dhier et les traces de bottes. Le même groupe de visages se retrouve: certains apportent un thermos de thé, dautres les dernières nouvelles du chat.

Les discussions sont chuchotées, mais linquiétude reste palpable. Tout le monde attend la réponse de la municipalité, conscient que les décisions ne tombent pas rapidement. Les collégiens scrutent leurs téléphones, les retraités échangent leurs hypothèses sur les alternatives possibles. Léa apporte une copie imprimée de la pétition, pour que personne noublie que tout a été fait.

Le soir, le groupe se regroupe à nouveau près de larrêt ou sur le banc devant la pharmacie. Les conversations dépassent le simple trajetils envisagent des veillées dadultes pour accompagner les enfants ou la location dun minibus les jours difficiles. La fatigue se lit dans chaque geste: même les plus dynamiques parlent plus doucement, comme sils préservaient leurs forces.

Dans le chat local, presque chaque jour, des mises à jour apparaissent: certains appellent la mairie et reçoivent des réponses évasives, dautres envoient des photos du hall plein avec le commentaire «On attend ensemble». Madame Moreau publie des rapports sur le nombre de personnes contraintes à chercher des autostoppeurs ou à passer la nuit au centrebourg pendant une semaine.

Il devient évident que le problème dépasse un seul village ou une seule famille. Des publications sur les réseaux demandent des likes et des partages pour que les autorités voient lampleur du drame.

Le silence intermédiaire de la municipalité pèse plus que nimporte quel orage. Les habitants se demandent si les élus jugeront encore la ligne non rentable; que feront ceux qui ne peuvent pas se permettre dattendre une heure de plus? Le soir, les fenêtres des maisons brillent dune lueur jaune à travers le givre, les rues restent désertestout le monde évite de sortir sans nécessité.

Après quelques jours, la première réponse officielle arrive: la pétition est prise en considération, une étude du flux de passagers est lancée. On demande de confirmer le nombre de personnes concernées par village, de préciser les horaires des activités périscolaires et les créneaux de la pharmacie pour les aînés. Enseignants, personnel de la pharmacie et habitants se mobilisent pour fournir les données.

Lattente de la décision devient une préoccupation commune du département. Même ceux qui se désintéressaient du bus sen renseignent désormais, car il apparaît que la question concerne chacun.

Une semaine après le dépôt, le froid sintensifiele bitume se couvre dune fine couche de glace. Une petite foule se rassemble devant la mairie, attendant le verdict de la commission des transports. Certains tiennent la copie de la pétition, des collégiens avec leurs sacs à dos et des retraités en manteaux épais.

À midi, la porte souvre et la secrétaire remet une lettre du maire. Elle annonce officiellement: le trajet sera partiellement rétablile bus du soir circulera un jour sur deux selon un nouveau calendrier jusquà la fin de lhiver; le nombre de passagers sera suivi par des feuilles de route; si la fréquentation reste suffisante, les départs quotidiens reviendront au printemps.

Les émotions sont mixtesla joie de la victoire mêlée à la fatigue dune semaine danxiété. Certains pleurent à la sortie de la mairie, les enfants sautent les uns sur les autres de bonheur.

Le nouveau tableau des horaires est affiché à larrêt, à côté de lancienne annonce dannulation. Il est photographié, partagé aux villages voisins. Dans les commerces, on discute des détails:

Lessentiel, cest quon aura au moins un bus! Jaurais cru devoir tout faire à pied
Un jour sur deux, cest déjà ça! On montrera aux fonctionnaires combien nous sommes nombreux!

Le premier départ du trajet restauré se fait le soir dun vendrediun épais brouillard recouvre la route, le bus émerge lentement du voile blanc avec les phares allumés, défiant la noirceur de novembre.

Les collégiens sinstallent près des sièges avant, les retraités sassient côte à côte près des fenêtres; de courts félicitations séchangent :

Vous voyez! On la fait ensemble!
Maintenant, il faut le garder!

Le conducteur salue chacun par son prénom et vérifie soigneusement les noms inscrits sur le nouveau registre.

Le bus avance tranquillement, les champs et les toits de tuiles fumantes défilent. Les passagers regardent droit devant, plus sereins quauparavantcomme si le chemin le plus difficile était déjà parcouru collectivement.

Chez Madame Martin, les mains tremblent encore démotion après être descendueelle sait quen cas de problème demain ou dans un mois, les voisins de la liste signée la soutiendront.

Le département retrouve son rythme habituel, mais chaque regard croisé semble plus chaleureux. Sur le banc près de larrêt, on planifie les prochains voyages et on remercie ceux qui ont pris linitiative cette nuit de pluie.

Tard dans la soirée, le bus sarrête à nouveau sur la place centrale du centrebourg, le chauffeur agite la main aux enfants qui quittent lécole :

À demain!

Cette simple promesse sonne bien plus fiable que nimporte quel décret officiel.

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Le Dernier Bus de Nuit
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