Ton temps est écoulé – dit-il en désignant la porte

Ton temps est écoulé, dit lhomme en désignant la porte.

Encore cette odeur ! Je tai pourtant demandé de ne pas fumer à lintérieur ! Geneviève ouvrit grand les fenêtres du salon, agitant les rideaux avec agacement. Mon Dieu, même le canapé est imprégné. Quest-ce que vont penser Élodie et son mari quand ils viendront dîner ?

Et quest-ce quils penseront ? Julien écrasa sa cigarette dans le cendrier avec provocation. Ils penseront quun homme normal vit ici, un homme qui fume de temps en temps. Ce nest pas la fin du monde.

Les hommes normaux, Julien Lefèvre, fument sur le balcon ou dans la rue. Ils nempoisonnent pas leur famille avec leur fumée. Jai mal à la tête à cause de toi.

Ça commence. Julien leva les yeux au ciel. Vingt-cinq ans avec un mari fumeur, et rien. Et maintenant, soudain, tu as mal à la tête. Cest peut-être la ménopause, ma chérie ?

Geneviève se figea, les lèvres serrées. Ce sujet son âge et tout ce qui laccompagnait revenait de plus en plus souvent dans la bouche de Julien, comme une épine quil enfonçait exprès. Et chaque fois, ça faisait mal.

Quel rapport ? Elle se détourna vers la fenêtre pour cacher ses larmes. Je demande simplement un peu de respect. Est-ce si difficile daller sur le balcon ?

Du respect ? Julien éclata dun rire sec. Et où est ton respect envers moi ? Après le travail, je veux masseoir tranquillement, boire mon thé et fumer. Pas courir comme un gamin. Après tout, cest chez moi !

Chez nous, corrigea Geneviève à voix basse.

Daccord, chez nous, admit Julien à contrecœur. Mais cest moi qui paie le loyer. Et les travaux. Et ton nouveau manteau.

Geneviève respira profondément. Cet argument, elle lavait entendu mille fois. Oui, elle navait pas travaillé depuis quinze ans dabord pour les enfants, puis pour soccuper de sa belle-mère, et puis elle sétait habituée à être femme au foyer. Julien, lui, sétait habitué à le lui reprocher.

Je ne veux pas me disputer, dit-elle, épuisée. Je te demande juste de fumer sur le balcon. Élodie est asthmatique, elle aura du mal à respirer.

Daccord, consentit Julien, étonnamment facilement. Pour ta précieuse Élodie, je veux bien sortir. Mais juste pour ce soir.

Il se leva de son fauteuil et se dirigea vers la chambre, lançant par-dessus son épaule :

Et dailleurs, je ne comprends pas pourquoi tu les as invités. Demain, jai une réunion importante, jai besoin de dormir, pas de divertir tes amis ennuyeux.

Ce ne sont pas juste des amis, objecta Geneviève. Antoine est directeur de la bibliothèque. Il pourrait maider à trouver un travail.

Julien sarrêta net et se retourna lentement :

Quel travail ?

Geneviève hésita. Elle avait voulu en parler plus tard, quand tout serait décidé. Mais maintenant, il fallait sexpliquer.

Je veux travailler à la bibliothèque, dit-elle, en forçant sa voix à rester calme. Trois demi-journées par semaine. Il est temps que je moccupe, les enfants ont grandi, tu es toujours au bureau

Et qui soccupera de la maison ? coupa Julien. Qui fera la cuisine, le ménage, le linge ?

Je gérerai, ne tinquiète pas. Geneviève tenta de sourire. Ce ne sera pas toute la journée. Et les enfants ne viennent plus souvent, je naurai pas à cuisiner autant

Les enfants, non, mais ta mère, si. Julien grommela. Et chaque fois, il faut des tartes et des soupes.

Maman maide, rétorqua Geneviève. Et puis, elle ne vient pas si souvent.

Quelle vienne tous les jours, je men fiche. Julien fit un geste agacé. Mais ce travail, cest une lubie, Geneviève. Tu as quarante-sept ans, quel travail ? Reste à la maison, occupe-toi de tes passe-temps la broderie, tes livres

Mes livres ? Geneviève sentit une vague de colère monter. Julien, tu te souviens que jai une licence de lettres ? Que jai enseigné avant la maternité ?

Et alors ? Julien se laissa tomber dans son fauteuil. Cétait il y a vingt ans. Les temps ont changé. Avec ton diplôme dune autre époque, où veux-tu aller ?

À la bibliothèque. Geneviève insista. Je ne veux pas une fortune, Julien. Juste quelque chose à faire. Des rencontres. Le sentiment dêtre utile à autre chose quà faire la cuisine et repasser tes chemises.

Merci. Julien grimaca. Donc, la maison, la famille, cest insignifiant ? Indigne dune femme intelligente comme toi ?

Ce nest pas ce que jai dit, et tu le sais très bien. Geneviève était lasse de cette conversation répétée. On en reparlera plus tard. Il faut préparer le dîner.

Elle partit vers la cuisine, le cœur battant. Chaque discussion avec Julien tournait désormais en dispute. Elle ignorait quand cela avait commencé mais un jour, elle avait réalisé quils ne se comprenaient plus.

Autrefois, cétait différent. Ils sétaient rencontrés à la fac deux étudiants amoureux des livres. Julien écrivait des poèmes, Geneviève les admirait. Puis vinrent le mariage, les enfants. Julien avait trouvé un poste dans une maison dédition, gagnait bien. Et Geneviève était restée à la maison avec les enfants, le quotidien, les livres, qui devenaient de plus en plus rares.

Elle navait pas vu Julien changer. Le jeune homme romantique était devenu un homme cynique, fatigué, qui sintéressait de moins en moins à elle. Quand elle sen était aperçue, il était trop tard.

Élodie et Antoine arrivèrent à lheure. Antoine, un homme imposant à la barbe fournie, engagea Julien dans une discussion politique. Élodie, mince et vive, alla aider Geneviève en cuisine.

Julien est daccord pour ton travail ? demanda-t-elle en coupant des légumes.

Non. Geneviève soupira. Il refuse catégoriquement.

Ça ne métonne pas. Élodie haussa les épaules. Les hommes détestent le changement. Surtout quand ça menace leur confort.

Mais rien ne changera. Geneviève sortit un gratin du four. Je moccuperai toujours de la maison.

Pour lui, cest déjà un drame. Élodie sourit. Imagines : il rentre, et tu nes pas là. Horreur !

Elles rirent, et Geneviève se détendit un peu.

Le dîne débuta calmement. Julien fut cordial, presque charmant. Geneviève se rassura peut-être que tout irait bien.

À propos de littérature, dit Élodie. Tu as parlé à Julien de ton atelier ?

Quel atelier ? Julien releva les yeux.

Euh Geneviève hésita. On a évoqué un club de lecture pour enfants. À la bibliothèque.

Et cest pour quand ? La voix de Julien se durcit.

Le mois prochain. Élodie, inconsciente du malaise. Deux fois par semaine.

Très intéressant. Julien posa sa fourchette. Tu ne voulais pas men parler dabord ?

Jai essayé aujourdhui.

Je ne me souviens pas dune discussion. Julien se tourna vers les invités. Geneviève veut se lancer dans le travail. Mais à son âge, cest peu judicieux.

Pourquoi ? sétonna Antoine. Geneviève est cultivée, passionnée. La bibliothèque a besoin delle.

Possible. Julien hocha la tête. Mais elle a des devoirs envers sa famille. Envers son mari.

Julien Geneviève rougit de honte. Pas devant nos invités.

Quoi ? Julien regarda chacun. Nous sommes entre adultes. Je suis contre que ma femme travaille. Un point cest tout. Le silence tomba, lourd, presque étouffant. Geneviève fixa son assiette, les doigts crispés sur sa serviette. Puis elle releva la tête, lentement, et planta son regard dans celui de Julien.

Tu nas pas à décider pour moi, dit-elle, dune voix calme mais ferme.
Cest ce quon verra, répliqua Julien, narquois.

Mais Geneviève ne répondit pas. Elle se leva, débarrassa son assiette, puis celle dAntoine, avec une dignité nouvelle. Et quand elle passa devant Julien pour aller à la cuisine, elle ne sarrêta pas, ne se retourna pas. Elle continua, vers lévier, vers la fenêtre ouverte, vers lair libre.

Plus tard, après le départ des invités, Julien la trouva assise sur le balcon, un livre entre les mains, malgré lheure tardive et le froid. Elle ne portait pas de manteau. Elle lisait.

Tu vas prendre froid, dit-il.

Elle tourna une page sans lever les yeux.

Je fume là maintenant, répondit-elle.
Tu ne fumes pas.

Non. Mais je reste ici. Parce que cest chez moi aussi.

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