**Journal de Pierre — 12 Novembre**
*»Tu ne sais pas cuisiner comme ma mère,»* ma dit mon mari en laissant son assiette presque intacte.
*»Margot, quest-ce que cest que cette odeur ?»* demanda Antoine en franchissant le seuil de notre appartement parisien. Il accrocha son manteau et huma lair avec méfiance. *»On dirait quelque chose de brûlé»*
*»Cest le poulet au four,»* répondis-je depuis la cuisine, éteignant précipitamment les plaques sous les pommes de terre. *»Ça sera prêt dans une minute !»*
Antoine entra dans la cuisine, où je maffairais près de lévier à rincer des feuilles de salade. Mes cheveux étaient en bataille, une trace de farine maculait ma joue, et mon tablier était éclaboussé de sauce.
*»Alors, comment sest passée ta journée ?»* demandai-je sans me retourner. *»Leblanc ta encore harcelé ?»*
*»Non, rien de spécial. Et toi ?»* Il jeta un œil dans le four, où le poulet mijotait dans une sauce onctueuse. *»Cest quoi, cette recette ?»*
*»Je lai trouvée sur internet,»* expliquai-je en essuyant mes mains. *»Un poulet à la dijonnaise. Ça a lair simple, mais cest élégant.»*
Antoine hocha la tête sans un mot et partit se changer. Je dressai la table avec soin, disposant assiettes et couverts sur la nappe blanche que javais choisie pour ce dîner. Jessayais toujours de cuisiner quelque chose de nouveau, dexpérimenter avec des épices rares. Je voulais lui faire plaisir après sa journée de travail.
*»À table, mon chéri,»* lappelai-je lorsquil revint en tenue décontractée.
Nous nous assîmes face à face. Je le regardai, anxieuse, tandis quil se servait une portion de poulet, de pommes de terre et de salade. Moi, je navais presque rien prismon appétit avait disparu sous le poids de lattente.
Antoine coupa un morceau de viande, le porta à sa bouche. Son visage resta impassible. Jattendis un commentaire, mais il continua à manger en silence, buvant une gorgée de vin de temps en temps.
*»Alors ?»* finis-je par demander. *»Cest bon ?»*
*»Cest correct,»* répondit-il brièvement, les yeux rivés sur son assiette.
*»Juste correct ?»* murmurai-je, déçue. *»Jai essayé une nouvelle recette, je»*
Antoine soupira, reposa sa fourchette et me regarda.
*»Tu ne sais pas cuisiner comme ma mère,»* déclara-t-il en repoussant son assiette. *»Elle, chaque repas était une fête. Ça, cest»* Il fit un geste vague. *»Cest juste de la nourriture.»*
Une boule me serra la gorge. Je baissai les yeux, refusant de montrer à quel point ses mots me blessaient.
*»Japprends,»* dis-je doucement. *»On ne devient pas chef du jour au lendemain.»*
*»Maman, à ton âge, elle nourrissait toute la familleet personne ne se plaignait,»* continua-t-il en se levant. *»Et surtout, cétait toujours délicieux.»*
Il partit dans le salon, alluma la télévision. Je restai assise, contemplant son assiette presque pleine. Le poulet était un peu sec, les pommes de terre trop cuites, la sauce trop épicée. Mais javais tant essayé
Debout, je commençai à débarrasser. Les restes finirent à la poubellepersonne ne les mangerait. Les assiettes sentrechoquaient dans lévier.
*»Margot, tu prépares le café ?»* cria Antoine depuis le canapé.
*»Oui,»* répondis-je, bien que lenvie me manquât.
Pendant que leau chauffait, je repensai à ma belle-mère, Élodie. Elle cuisinait divinement. Son bœuf bourguignon était légendaire, ses quiches fondantes en bouche. LorsquAntoine mavait présentée à ses parents, elle avait préparé un festin à faire pâlir un restaurant étoilé.
*»Mon Antoine adore mes croissants maison,»* mavait-elle dit un jour en pétrissant la pâte. *»Je lui en fais chaque dimancheil en congèle pour la semaine.»*
Javais observé ses gestes précis, la façon dont la pâte se transformait en viennoiseries parfaites. Cela semblait si simple. Mais quand jessayais, jobtenais des croissants rachitiques, trop durs ou trop mous.
*»Maman, apprends-moi à cuisiner comme toi,»* lui avais-je demandé un jour, alors que nous étions seules à la cuisine.
*»Mais il ny a rien à apprendre, ma chérie !»* avait-elle ri. *»Cuisiner, cest une question de cœur. Si tu aimes ton mari, tu cuisineras bien. Les recettes, cest secondaire.»*
Mais lamour ne suffisait pas. Ma viande était trop cuite ou crue, mes sauces trop salées, mes gâteaux trop compacts.
*»Le café est prêt,»* annonçai-je en posant les tasses sur la table basse.
*»Merci,»* dit Antoine sans quitter lécran des yeux.
Je massis près de lui, mais mon esprit vagabondait. Demain, il faudrait encore cuisiner. Et encore entendre que ce nétait pas comme chez sa mère.
*»Antoine, et si jallais prendre des cours avec ta mère ?»* proposai-je. *»Quelle mapprenne son bœuf bourguignon.»*
*»Pourquoi ?»* sétonna-t-il. *»Elle a autre chose à faire.»*
*»Elle ne refusera pas. Ça me ferait du bien.»*
*»Elle nest plus jeune, Margot. Et puis»* Il haussa les épaules. *»Elle a un don. Toi, tu»*
Je me tus. Une épine se planta dans ma poitrine. Étais-je une épouse incapable de nourrir son mari convenablement ?
Le lendemain, après le travail, jachetai un livre de recettes gastronomiques. Ce soir-là, je préparai un coq au vin, suivant scrupuleusement les instructions.
*»On mange quoi ?»* demanda Antoine en rentrant.
*»Coq au vin,»* répondis-je en remuant la cocotte.
*»Ah.»* Son ton se teinta de déception.
*»Quoi ?»*
*»Rien. Juste maman le faisait avec des champignons sauvages. Le goût na rien à voir.»*
*»On nen a pas sous la main,»* bredouillai-je.
*»Il fallait en acheter,»* soupira-t-il.
Le dîner fut silencieux. Antoine mangea sans enthousiasme, buvant beaucoup deau. Encore une fois, quelque chose clochait.
*»Il manque du sel ?»* hasardai-je.
*»Ce nest pas le sel,»* dit-il. *»Maman, elle sentait les choses. Elle savait doser.»*
Ce soir-là, je restai longtemps à la fenêtre de la cuisine, observant les lumières de Paris. Ses mots résonnaient : *»Elle sentait les choses.»* Existe-t-il vraiment des femmes incapables de cuisiner ?
Le week-end suivant, nous rendîmes visite à Élodie. Elle nous accueillit avec joie et nous entraîna aussitôt à la cuisine.
*»Regarde, Antoine, jai fait tes escargots préférés !»* annonça-t-elle en ouvrant le four doù séchappait un fumet enivrant.
*»Maman, tu navais pas à te donner tant de mal,»* protesta-t-il, bien quun sourire trahît son plaisir.
À table, Élodie rayonnait en le voyant se resservir. Je goûtai les escargotseffectivement, un délice.
*»Élodie, quel est votre secret ?»* demandai-je.
*»Mais il ny en a pas, ma chérie ! Du beurre à lail, du persil et de lamour, bien sûr.»*
*»Les proportions ?»*
*»À linstinct. Après toutes ces années, mes mains savent delles-mêmes.»*
Je déprimai. Encore ces *mains qui savent*. Les miennes, visiblement, ignoraient tout.
Antoine, nostalgique, évoqua ses madeleines denfance.
*»Tu en fais encore ?»* demandai-je.
*»Oh, non. Antoine vient si rarement Et seule, à quoi bon ?»*
*»Vous pourriez mapprendre,»* suggérai-je timidement.
*»Bien sûr, ma chérie ! Venez un matin, nous cuisinerons ensemble.»*
Mais ce jour ne vint jamais. Trop de travail, trop de pluie, trop dexcuses. Et moi, je continuais à cuisiner, à essayer, à échouer.
Un matin, je me levai à laube pour préparer un cassoulet dans la cocotte. Toute la journée, jimaginais la surprise dAntoine en rentrant.
*»Cette odeur»* sexclama-t-il en entrant.
*»Cassoulet maison,»* annonçai-je fièrement.
Je lui servis une généreuse portion. Les haricots étaient fondants, la viande se détachait en filaments.
Il mastiqua, réfléchit.
*»Pas mal,»* concéda-t-il. *»Mais maman mettait de la saucisse de Toulouse, pas de la saucisse ordinaire.»*
*»Mais cest bon ?»* insistai-je.
*»Oui. Mais ce nest pas pareil.»*
Mon cœur se serra. Encore. Toujours.
*»Antoine, et si on commandait des plats à emporter ?»* proposai-je plus tard. *»Il y a dexcellents traiteurs»*
*»Quelle idée !»* sindigna-t-il. *»Un foyer, cest une cuisine qui sent bon. Cest la base.»*
*»Mais si je ny arrive pas»*
*»Tu y arriveras. Il faut persévérer.»*
Je me tus. *Persévérer ?* Je passais déjà mes soirées à éplucher des blogs culinaires, à tester des techniques. Que fallait-il de plus ?
Un dimanche, Élodie minitia enfin aux madeleines. Je suivis ses instructions à la lettrela température du beurre, le temps de repos de la pâte.
À la dégustation, Antoine avoua :
*»Cest bien. Mais celles de maman étaient plus moelleuses.»*
Élodie le réprimanda du regard :
*»Antoine, Margot a fait des efforts !»*
*»Je dis juste que toi, cest mieux.»*
Ce soir-là, dans notre cuisine, je contemplai mes madeleines restantes. Elles étaient bonnes. Mais pour lui, jamais assez.
*»Margot, tu fais quoi demain ?»* demanda-t-il en venant chercher de leau.
*»Je ne sais pas encore.»*
*»Un gratin dauphinois, peut-être ? Maman ma donné sa recette.»*
*»Daccord.»*
Mais je savais déjà : mon gratin ne serait jamais le sien.
Je regardai par la fenêtre. Dans dautres appartements, dautres femmes cuisinaient. Peut-être que certaines, comme moi, ny arriveraient jamais. Ou peut-être avaient-elles simplement des maris qui appréciaient leurs efforts, sans les comparer.
Je pris mon carnet et notai la liste des courses. Le gratin exigeait une crème fraîche de qualité. Peut-être que cette fois
Mais je nespérais plus vraiment.
**Leçon du jour :**
Certaines attentes sont des murs sans porte. On peut frapper, supplier, sépuiserils ne souvriront pas. Peut-être faut-il apprendre à cuisiner pour soi dabord, et trouver la saveur du bonheur ailleurs.







