Tu savais bien quil était faible, murmura la belle-mère lorsquil partit.
Je ne comprends pas pourquoi acheter autant de viande, grommelait Valérie en inspectant le frigo. On pourrait facilement se contenter de la moitié pour trois adultes.
Léa continua silencieusement à émincer les oignons pour la salade. Des larmes coulaient sur ses joues, pas à cause des oignons, mais parce quelle devait subir quotidiennement les remarques de sa belle-mère sur sa manière de gérer la maison.
Et les pommes de terre sont toutes molles, persistait la vieille dame. Tu les achètes où ? Dans la première épicerie venue ?
Au marché, Valérie, répondit Léa doucement. Là où je vais toujours.
Bien sûr, bien sûr. Et à quoi bon ? De largent jeté par les fenêtres.
Léa reposa le couteau sur la planche à découper et soupira profondément. Cinq ans de mariage, et chaque jour la même rengaine : critiques, mécontentement, reproches. Quant à son mari, Théo, il restait muet, feignant de ne rien entendre.
Théo, le déjeuner est prêt ! appela-t-elle en direction du salon où il était allongé sur le canapé, le regard vissé à son téléphone.
Une minute, répondit-il sans lever les yeux.
Quest-ce que tu veux dire par « une minute » ? sindigna Valérie. La nourriture refroidit, et lui, il joue avec son téléphone. Théo, viens à table immédiatement !
Le fils obéit docilement, rangea son téléphone et rejoignit la cuisine. Il sassit à sa place habituelle, à côté de sa mère, en face de sa femme.
Quest-ce quon mange aujourdhui ? demanda-t-il en dépliant sa serviette.
Pot-au-feu et boulettes de viande, répondit Léa en servant la soupe.
Encore du pot-au-feu, grimacea la belle-mère. Ça me donne des brûlures destomac. Léa, tu sais pourtant que je ne supporte pas les plats acides.
Vous pouvez le manger sans crème fraîche, suggéra la belle-fille. Je nai pas mis de citron exprès.
Peu importe. Cest trop acide quand même. Et pourquoi as-tu mis autant de chou ? Tu vois bien que ça donne des gaz à Théo.
Léa regarda son mari, espérant quil dirait quelque chose. Mais Théo avalait sa soupe en silence, comme si la conversation ne le concernait pas.
La prochaine fois, je ferai simplement un bouillon de viande, capitula Léa.
À la bonne heure. Au lieu de concocter des plats trop sophistiqués. Avant, les gens se contentaient de soupes, et ils se portaient mieux.
Le déjeuner se déroula dans le silence habituel. Valérie trouvait méthodiquement des défauts à chaque plat, Théo hochait la tête en acquiesçant, et Léa comptait les minutes jusquà la fin de ce supplice.
Après le repas, la belle-mère partit dans sa chambre regarder des séries, tandis que Léa débarrassait la table. Théo voulut retourner sur le canapé, mais sa femme larrêta.
Théo, il faut quon parle.
De quoi ? rétorqua-t-il, agacé, en sarrêtant sur le seuil.
De ta mère. Je ne peux plus vivre comme ça.
Quest-ce quelle ta encore fait ? Elle ne veut pas de mal.
Léa faillit laisser tomber son assiette devant tant de naïveté.
Rien ? Théo, elle critique chacun de mes gestes ! La cuisine, le ménage, les courses. Je me sens comme une domestique dans ma propre maison.
Maman est juste habituée à tout contrôler. Elle a toujours été maîtresse de maison.
Maîtresse de maison ? Et moi, alors ? Une locataire temporaire ?
Théo se gratta maladroitement la nuque.
Léa, ne dramatise pas. Maman est âgée, cest difficile pour elle de changer. Fais un effort.
Jai patienté cinq ans ! Cinq ans à attendre quelle sadapte. Et elle ne fait quempirer.
Que veux-tu que je fasse ? Que je mette ma propre mère à la rue ?
Je veux que tu la recadres. Que tu lui expliques que cest moi la maîtresse de maison ici, ta femme.
Théo secoua la tête.
Je ne peux pas lui parler comme ça. Elle ma mis au monde, elle ma élevé.
Et moi, je ne suis rien ? On est une famille !
Bien sûr, une famille. Mais je nai quune mère.
Léa sentit une boule damertume lui serrer la gorge. À chaque fois, cétait la même chose. Sa mère passait avant tout.
Daccord, dit-elle en retenant ses larmes. Cest clair.
Léa, ne sois pas fâchée. Il faut comprendre les personnes âgées.
Son mari sapprocha pour lui toucher lépaule. Léa sécarta.
Va retrouver ta mère. Elle doit sennuyer sans toi.
Théo resta un moment immobile, puis haussa les épaules et partit. Léa resta seule dans la cuisine, face à une pile de vaisselle sale et à ses pensées sombres.
Elle avait rencontré Théo à luniversité. Il lui avait semblé si fiable, si calme. Contrairement à ses ex, bruyants et bagarreurs. Théo ne haussait jamais la voix, toujours poli et attentionné. Trop doux, parfois, mais Léa avait cru que cétait une qualité. Elle en avait assez des conflits dans sa propre famille.
Elle navait vu sa belle-mère quau mariage. Valérie lui avait paru une femme âgée sympathique, un peu stricte, mais bienveillante. Elle avait dit rêver dune belle-fille, quelle laimerait comme sa propre fille.
Les problèmes avaient commencé quand le jeune couple avait emménagé près de chez elle. Valérie venait tous les jours, sous prétexte demprunter du sel ou autre chose. Et en profitait pour inspecter lappartement dun œil critique.
Léa, pourquoi ton sol est si terne ? demandait-elle. Tu nutilises pas le bon produit.
Ou encore :
Lair est étouffant dans votre chambre. Il faudrait aérer plus souvent.
Léa faisait semblant de ne pas y prêter attention, se disant que sa belle-mère sinquiétait simplement pour son fils. Mais les remarques devenaient de plus en plus acerbes.
Puis Théo avait perdu son travail. Les finances ne suffisaient plus pour le loyer, et Valérie avait généreusement proposé quils emménagent chez elle. Temporairement, bien sûr, le temps que son fils retrouve un emploi.
Ce temporaire avait duré trois ans. Théo avait trouvé un poste dans une petite entreprise, mal payé, mais ils navaient jamais pu repartir. Et Valérie ne cachait plus quelle trouvait Léa peu convenable pour son fils.
La belle-fille de ma voisine Jeanne est bien différente, disait-elle. Économe, organisée. Sa maison est comme dans un magazine, et elle sait gérer largent. Surtout, elle respecte son mari.
Le sous-entendu était clair. Léa ne respectait pas son mari, puisquelle osait le contredire.
Maintenant, Léa finissait la vaisselle et passait à la salle de bains. Elle se regarda dans le miroir. Trente ans, mais elle en paraissait quarante. Le stress et le manque de sommeil avaient fait leur œuvre.
Depuis le salon, lui parvenaient le son de la télévision et la voix de Valérie parlant à son fils. Elle racontait à Théo comment la voisine avait encore mal garé sa voiture.
Il faudrait lui en parler, disait la belle-mère. Mais tu sais comme elle est désagréable.
Maman, ne ten mêle pas. À quoi bon gaspiller ton énergie ?
Tu as raison, mon fils. Inutile de discuter avec les idiotes.
Léa comprit que la conversation ne concernait pas que la voisine. Valérie sous-entendait souvent que sa belle-fille faisait partie de celles « avec qui il ne faut pas discuter ». Mais Théo, apparemment, avait déjà choisi, et il fallait maintenant subir.
Le soir, Léa tenta à nouveau de parler à son mari. Elle attendit que Valérie aille se coucher et sassit près de lui sur le canapé.
Théo, cest sérieux. Je ne me sens pas bien ici.
Léa, encore ça.
Que veux-tu que je fasse ? Me taire toute ma vie ?
Pas toute ta vie. Maman ne sera pas éternelle.
Les paroles de Théo glacèrent Léa.
Tu veux dire que je dois attendre quelle meure ?
Non ! Mais elle est âgée. Peut-être quon pourra bientôt déménager.
Déménager où ? Avec ton salaire, on ne peut même pas louer une chambre.
Je trouverai un meilleur travail.
Tu cherches depuis trois ans.
Théo soupira, agacé.
Pourquoi tu mharcèles ? Jai déjà mal à la tête à cause de tes reproches.
Toi, tu as mal à la tête ? Et moi, alors ?
Léa, ça suffit. On pourrait regarder un film, non ?
Il prit la télécommande et changea de chaîne. La discussion était close pour lui. Léa resta un moment assise près de lui, puis se leva et partit.
Dans la chambre, elle sortit un vieux carnet quelle tenait durant leur première année de mariage. Elle y notait ses pensées, ses projets, ses rêves. Elle feuilleta les pages jaunies.
« Je veux notre propre maison, rien que nous. Que des enfants courent dans lappartement, que je décide seule de quoi cuisiner ou comment ranger. »
Des enfants. Elle en rêvait, mais Théo disait toujours que cétait trop tôt. Dabord se stabiliser, puis trouver un logement. En attendant, pas de place, pas dargent.
« Théo est si doux et patient. Il ne crie jamais, il écoute toujours. Il sera un père merveilleux. »
Un père merveilleux pour des enfants qui ne viendraient jamais sils vivaient avec Valérie jusquà la fin des temps.
Léa referma le carnet et se coucha. Théo la rejoignit une heure plus tard, se glissant avec précaution pour ne pas la réveiller. Elle fit semblant de dormir.
Au petit-déjeuner, Valérie annonça :
Aujourdhui, ma vieille amie Éliane vient me voir. Léa, fais un bon ménage, je ne veux pas avoir honte.
Je fais le ménage tous les jours, Valérie.
À ta manière, peut-être. Mais je vois bien la poussière sur les étagères.
Quelle poussière ? sétonna Léa.
Partout ! Sur la bibliothèque, la télé. Et les miroirs dans le couloir sont sales.
Léa inspecta lappartement. Aucune poussière en vue, les miroirs étaient propres. Elle ne discuta pas, prit un chiffon et nettoya à nouveau.
Éliane arriva pour le déjeuner. Une femme imposante, vêtue dune robe colorée, la voix forte et les manières assurées.
Valérie, comment vas-tu ? sexclama-t-elle dès lentrée. Et voici ta belle-fille ? Léa, nest-ce pas ? Valérie ma parlé de toi.
Léa la salua et proposa du thé. Les deux femmes sinstallèrent à la cuisine pour échanger les dernières nouvelles.
Ma fille Camille a encore changé de mari, racontait Éliane. Le troisième. Elle dit que le précédent était trop mou, sans initiative.
Les hommes ne sont plus ce quils étaient, approuva Valérie. Ils nont plus de volonté.
Léa, en lavant la vaisselle, écoutait malgré elle.
Et ton Théo, il travaille ?
Bien sûr. Cest un bon garçon, mais trop doux. Il a peur de sa femme, tu imagines ?
Léa faillit lâcher une tasse.
Vraiment ? sétonna Éliane. Il a lair si calme, si sûr de lui.
Calme, oui. Mais sans caractère. Elle lui coupe la parole, et il se tait. Je lui dis : «Théo, tu es un homme ou quoi ?» Et il répond : «Maman, ne ten mêle pas.»
Je vois. Et elle, ta belle-fille ? Autoritaire ?
Valérie baissa la voix, mais Léa entendait toujours.
Autoritaire ? Non. Mais elle ne comprend pas quun homme doit être respecté, pas critiqué sans cesse.
Ah. Et ils nont pas denfants ?
Pas encore. Léa est trop occupée par sa carrière. Et Théo ne la force pas, bien sûr. Il est trop gentil.
Léa, devant lévier, sentit ses joues brûler de honte. Sa belle-mère discutait de leur vie privée avec une étrangère. Et la rendait responsable de tout.
Éliane ne partit quen fin de journée. Théo rentra du travail fatigué et affamé.
Le dîner est prêt ? demanda-t-il en se déshabillant dans lentrée.
Je vais le réchauffer, répondit Léa.
Pendant le repas, Valérie raconta la visite de son amie, omettant évidemment les détails sur leur vie privée.
Éliane sintéressait à nous, disait-elle. Une bonne amie, dommage quon se voie si peu.
Théo hochait la tête en mâchant. Léa songea quÉliane raconterait bientôt à ses amies lhistoire de Théo, faible et dominé par sa femme.
Après le dîner, Valérie alla regarder la télé, tandis que Léa et Théo restèrent à la cuisine.
Théo, ta mère a parlé de nous devant une étrangère, dit-elle doucement.
De quoi ?
Quon navait pas denfants. Que je ne te respectais pas. Que tu étais faible. Théo leva les yeux de son assiette, surpris, puis détourna le regard.
Maman ne pensait pas à mal. Elle se fait du souci, cest tout.
Léa ferma les paupières un instant, comme pour retenir un dernier espoir.
Je pars demain, dit-elle, la voix basse mais ferme. Jai appelé Clara. Je vais vivre chez elle.
Théo tressaillit.
Tu tu plaisantes ?
Non. Je taime, Théo. Mais je ne peux plus vivre dans lombre de ta mère. Ni être celle quelle décrit.
Il resta sans voix. Elle se leva, rangea son téléphone dans sa poche, et ajouta :
Quand tu comprendras que je ne suis pas lennemie, tu sauras où me trouver.
Elle éteignit la lumière de la cuisine. Dans le salon, Valérie riait devant une émission bruyante. Léa passa devant elle sans un mot, monta dans la chambre, et commença à faire sa valise.







