Le Petit-Fils Mal-Aimé

La grand-mère naimait pas Valentin, elle le rejetait.

Il nest pas des nôtres, pas des nôtres, répétait Anne-Marie aux commères du marché.

Mais voyons, cest le portrait de ton fils, Étienne ! Regarde-moi ces yeux, ce menton

Je ne peux pas, mes amies. Je sais bien que cest le fils de mon garçon, mais mon cœur ne suit pas. Les enfants de ma fille, oui, ce sont mes petits-enfants. Mais ceux de mon fils non. Et puis, il na pas grandi près de moi. Bien sûr, il court, il babille, il mappelle « mamie » mais non. Quand je le regarde, je ne vois quun étranger.

Cest vrai, ça, renchérit une autre. Ma mère, Dieu ait son âme, chérissait ma Lucette. Elle lembrassait, la dorlotait, lui aurait donné la lune. Mais les enfants de mon frère Yvan ? À peine un regard. Des petits-enfants comme les autres, pourtant.

Moi aussi, cest pareil

Chez nous aussi

Ah, mes bonnes amies, je suis coupable aussi. Mon petit-fils par ma fille ? Un ange. Ces joues roses, ces boucles blondes Mon mari et moi, on ne se lasse pas de ladmirer. Mais celui de ma belle-fille ? Impossible. Je sais quil est de mon sang, mais Non. En plus, il est toujours sale, morveux. Si jose lui dire de soccuper de son enfant, elle rétorque quelle na pas le temps. « Votre fils exige une maison propre et des repas chauds. Quand voulez-vous que je moccupe du petit ? »

Et les autres, alors ? Les autres travaillent ! Nous, on se levait à quatre heures pour la traite. Je pétrissais la pâte, je la laissais lever, le four était déjà chaud Il ne restait quà enfourner le pain avant de courir à létable.

Un jour, javais réveillé Antoinette, mais la pauvre dormait debout. Je lai laissée avec mon mari, bien quil fût déjà faible. « Aide-la à enfourner le pain », lui avais-je dit.

Mon cœur ma avertie. Jai demandé à Denise de me remplacer et je suis rentrée en hâte.

La petite dormait, la pâte avait débordé de la table, ses cheveux traînaient dans la farine Elle reposait sa tête sur son bras, si paisible

« Papa, mais quavez-vous fait ? »

« Quoi donc ? »

« Vous navez pas surveillé le pain ! »

« Pourquoi ? Il ne va pas senfuir. »

Il est parti en grognant, en chemise de nuit. Un vrai fantôme

La conversation dévia alors sur les enfants des fils versus ceux des filles.

Anne-Marie rentra chez elle, songeuse. Elle nétait pas la seule. Combien de femmes rejetaient ainsi les petits-enfants venus de leurs belles-filles ?

Pourtant, Valentin, lui, adorait sa grand-mère. Il croyait que, par elle, il se rapprochait de son père. Ce dernier était parti dans le Nord, il y avait longtemps, quand Valentin était tout petit. Il devait « développer de nouvelles terres ». Mais il ne revenait jamais. Valentin lui écrivait, confiait ses lettres à mamie Anne.

Sa mère disait que seule cette vieille sorcière savait où rôdait son bon à rien de père. Mais Valentin savait bien que sa mère laimait. Elle parlait ainsi par dépit, parce quil ne lavait pas emmenée explorer ces terres lointaines.

Comment laurait-il fait ? Où aurait-il mis Valentin ? Elle devrait comprendre.

Parfois, elle hurlait quil avait, lui et son père, gâché sa vie. Quelle aurait dû épouser Jean, le fils Spiridon. Elle aurait eu une ribambelle denfants et vivrait comme un coq en pâte.

Valentin avait essayé de rouler du fromage dans du beurre avec son camion-jouet, cadeau de mamie Anne pour son anniversaire. Sa mère avait crié, voulu le jeter Mais il sy était accroché. Ce jouet si cher, cétait sûrement son père qui lavait offert. Il avait dû envoyer de largent à mamie Anne pour ça.

Sa mère avait hurlé : « Jette-le ! »

Valentin navait pas compris. Pourquoi voulait-elle tant cette vie ? Quest-ce qui nallait pas ?

Quand son père reviendrait du Nord, ils seraient heureux. Plus heureux que les Spiridon. Elle cesserait de regretter Jean.

Un jour, en arrivant chez sa grand-mère, il trouva sa cousine Margot en visite. Une enfant gâtée, mais pardonnable : elle avait deux ans de moins que lui.

« Mamie ma offert une poupée. Regarde ! » fit-elle en lui tirant la langue.

Valentin, lui, ne jouait pas aux poupées.

« Et mamie va me faire des crêpes à la crème ! »

« Pour tout le monde », grogna sa grand-mère.

Elle laimait quand même, un peu. Elle avait remis la petite écervelée à sa place.

Valentin resta par politesse, but un thé, mangea des crêpes.

« Tu as besoin daide ? »

Puis il partit.

« Ouf, il est enfin parti ! » entendit-il en refermant la porte.

Margot. Mamie Anne, elle, restait muette.

« Tais-toi donc, effrontée ! »

Elle lavait défendu. Son cœur se réchauffa. Elle laimait, après tout.

Pendant ce temps, mamie Anne grondait Margot :

« Quest-ce que tu racontes ? Il na même pas franchi le seuil ! Si des ragots courent dans le village, je te fouetterai avec des orties »

« Non, tu ne le feras pas. »

« Et pourquoi ? »

« Parce que tu maimes. Je suis ta petite-fille préférée, ta beauté, ton trésor »

Margot se blottit contre elle.

« Ah, ma coquine, ma chérie »

***

Valentin na jamais revu son père. Ce dernier était resté dans le Nord. Sa mère épousa Nicolas Spiridon, le cousin de Jean. Un homme bien. Il ne maltraitait pas Valentin. Il ne laimait pas comme ses deux enfants, mais le traitait en égal. Même sa belle-mère, Thérèse, fut gentille avec lui.

Tout alla bien. Valentin continuait de voir sa grand-mère. Mais il cessa décrire à son père.

Avant larmée, il apprit que son père avait refait sa vie là-bas, avec dautres enfants. Mamie Anne lui rendait souvent visite.

Ce fut une douleur.

« Pourquoi ne mas-tu rien dit ? Jai attendu, jai écrit »

Elle haussa les épaules.

« Des enfantillages. Tes lettres sont dans le tiroir. Ton père a payé une pension. Ta mère a élevé les enfants dun autre avec cet argent. »

Valentin but ce jour-là, pour la première et dernière fois. Il cria sa colère contre sa mère, sa grand-mère, son père.

Sa mère linjuria, lappela « ivrogne », « bâtard ». Mais Nicolas le prit à part, dans le garage.

Là, Valentin pleura. Jamais il navait sangloté ainsi. Il raconta tout : les moqueries à lécole, les insultes. « Bâtard ». « Sans-père ».

Il avait appris à se battre. Et pour prouver quil avait, lui aussi, un père et deux grand-mères, il sobstinait à voir mamie Anne. Il savait quelle le tolérait à peine.

Nicolas lécouta, essuya une larme.

« Écoute, Valentin Tu es comme mon fils. Non, tu ES mon fils. Le premier. Dix ans que nous vivons côte à côte. Alors »

Ils restèrent là, front contre front, à pleurer.

« Mon fils »

« Papa »

Sa mère les vit, sapprêta à crier contre la bouteille de vin ouverte Mais elle se tut. Elle ferma doucement la porte.

« Laissez-les. Votre père et votre frère ont des choses à se dire. »

Avant larmée, Valentin alla dire au revoir à sa grand-mère. Elle pinça les lèvres, mais le bénit. Margot, elle, ricana :

« Enfin libérés ! Plus besoin de payer pour un enfant qui nest pas des nôtres. »

Mamie Anne ne dit rien.

***

Larmée passa vite. Valentin revint homme. Sa mère et Nicolas étaient fiers. Depuis cette nuit dans le garage, il lappelait « papa ». Et Nicolas, lui, disait « mon fils » avec fierté.

Thérèse, sa belle-mère, ladmirait aussi. Valentin était habile de ses mains. À peine rentré, il réparait sa clôture

Margot, elle, vivait désormais chez mamie Anne. Elle lui avait interdit de venir.

« Ton père a sa famille là-bas. Et qui sait si tu es vraiment son fils ? Pour qui ces pensions »

Mamie Anne se tut encore. Valentin ne revint plus.

Il se maria, travailla dur. Ses parents laidèrent à acheter une maison dans le bourg. Ils y déménagèrent avec Thérèse. Une voiture, deux enfants Une vie paisible.

Un jour, son dos le trahit. Nicolas lavait prévenu : « Tu forces trop, un jour tu le paieras. »

Cest en boitant quil entendit des voix dans le couloir de lhôpital. Une femme hurlait :

« Cest votre travail ! Moi, je nai pas à men occuper ! »

« Madame, avec des soins à domicile, votre grand-mère guérirait. »

« Des bassines à vider ? Non merci. Soignez-la ici ! »

« Nous ne pouvons plus la garder. Si vous refusez, ce sera la maison de retraite »

« Quelle honte, Margot ! » intervint une troisième voix. « Elle ta élevée, et tu la rejettes ? »

« Faites les papiers », répondit-elle, glaciale.

Valentin entra.

« Inutile. Je la prends chez moi. »

« Vous êtes ? »

« Son petit-fils. »

Margot le toisa.

« Ah, le voilà ! Lhéritage la fait accourir. Mais tu peux courir, Valentin. Tout est à moi. »

Elle claqua la porte.

Valentin ramena mamie Anne. Sa mère hocha la tête, se souvenant des visites denfance, de cet amour jamais partagé.

Pourtant, mamie Anne retrouva des forces. Elle demanda pardon, aida à élever ses arrière-petits-enfants.

Quand son heure vint, Margot ne vint même pas. Sa mère et Nicolas envoyèrent un télégramme, un peu dargent. Elle le garda, bien sûr

« Voilà le petit-fils quelle naimait pas », chuchotait-on au village.

Ceux qui préféraient certains petits-enfants y réfléchirent. Et si lhistoire se répétait ?

« Donnez-moi plus de bonbons, ma bonne dame. Pour mes petits-enfants »

***

Ainsi va la vie. Elle avait tout donné à sa petite-fille chérie. Rien au fils de son fils. Pourtant, cest bien lui qui veilla sur ses derniers jours. Et cest lui qui laccompagna, en silence, jusquau bout.

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Le Petit-Fils Mal-Aimé
Olga, est-ce que ces kilos en trop sont les vôtres ?