Ah, la Matrone Dans le petit village de Provence, on disait quelle avait perdu la tête avec lâge. Beaucoup évitaient sa maison, la traitant de « sorcière », mais la façon dont elle a cloué le bec aux mauvaises langues, on sen souvient encore aujourdhui
À première vue, Matrone était une paysanne comme les autres âgée, un peu fantasque : elle aidait les nécessiteux malgré sa petite retraite, accueillait les touristes égarés. Les villageois aisés (car le village était prospère) ne laissaient guère les étrangers franchir leur porte peut-être une cruche deau du puits, mais pour la nuit ? Jamais.
Matrone, elle, était différente elle offrait le gîte et le couvert à chaque voyageur, même si cétait juste une soupe et un lit de fortune. On la trouvait étrange, à héberger des inconnus alors quelle avait sous son toit une jeune fille à marier, sa petite-fille Annette. Certains allaient jusquà la menacer :
« Tu continues tes folies, on placera Annette à lorphelinat. On appellera les services sociaux, et ils te lenlèveront. »
Mais ça, cétait avant. Quand Annette a atteint sa majorité, ils ont finalement lâché prise. Au début, Matrone en voulait terriblement à ces voisins, car Annette, cétait son sang, son trésor, son seul espoir pour ses vieux jours.
Elle lavait élevée seule, ayant tout perdu son mari, parti trop tôt, emporté par une crise cardiaque à 42 ans. Sa fille, Élodie, quelle avait dû élever seule aussi, sétait bien mariée, avait déménagé à Lyon et donné naissance à Annette. Puis le drame arriva
Le mari dÉlodie était géologue. Des missions sans fin, parfois six mois sans rentrer. Et un jour, il ne revint pas disparu, corps jamais retrouvé. Les secours avaient cherché, même un sauveteur avait disparu. Du moins, cest ce quon avait dit à Élodie.
Elle sombra dans le chagrin, avec un bébé dans les bras. Matrone la soutenait :
« Je tai relevée après la mort de ton père, tu relèveras Annette. Et je taiderai. »
Élodie semblait se résigner, mais en réalité, elle cachait sa douleur pour ne pas inquiéter sa mère. Puis, deux ans plus tard, limpensable arriva.
Elle noya son chagrin dans lalcool. Dabord occasionnellement, puis tous les jours.
« Le monde na plus de sens sans mon cher Antoine. Mon bonheur est parti avec lui, à quoi bon vivre ? » répétait-elle chaque fois que sa mère tentait de la consoler.
Matrone essaya tout, en vain Élodie sétait enchaînée dans sa détresse. Elle mourut jeune, et les langues se délièrent, mais cétait son destin.
Annette, 15 ans, se retrouva orpheline. Matrone obtint sa garde et lemmena au village. Annette résista habituée à la ville mais Matrone la convainquit :
« Avec ma retraite, on ne survivra pas à Lyon. Ici, on a un potager, des poules »
Et elle ajoutait souvent :
« Toi, mon trésor, ton destin sera différent. Quand tu grandiras, je te trouverai un mari ! »
« Où ça, mamie ? Dans ce trou perdu ? On ne voit que des randonneurs égarés »
« Ne ten fais pas, je sais ce que je fais. Et laisse les mauvaises langues jaser, ne les écoute pas. »
Elles vivaient ainsi toutes les deux, dans une vieille maison en bordure du village. Matrone soccupait du foyer, Annette allait à lécole et laidait après les cours.
Ses camarades la moquaient, connaissant le sort de sa mère. Les voisins aimaient cancaner :
« Une mère perdue, et la fille ne vaudra pas mieux ! »
Matrone rageait ce nétait pas sa faute si son mari était mort jeune, ni si sa fille avait perdu le sien. Mais elle se jura de veiller sur Annette.
Quant aux voisins, elle finit par les ignorer. Ils la détestèrent pour ça rien ne latteignait, les ragots glissaient sur elle.
Pourtant, ils craquaient parfois. Quand Matrone hébergeait un voyageur, les rumeurs reprenaient :
« Elle cherche un mari étranger pour Annette, car aucun garçon du coin ne la voudra avec son passé ! »
« Vos garçons, on sen moque ! » rétorquait fièrement Matrone. « Le destin dAnnette sera différent. »
« On verra bien », ricanaient-ils, la traitant de « sorcière » dans son dos.
Le temps passa. Les ragots sestompèrent, comme si on les avait oubliées. Mais cétait le calme avant la tempête, qui éclata un soir dhiver, quand le village était plongé dans lobscurité.
Un bruit de moteur toussotant retentit près de la clôture. Des voix dhommes maugréaient contre la météo, les routes, la malchance.
Un voisin, trapu et grognon, surgit :
« Quest-ce que cest que ce boucan en pleine nuit ? »
« Quelle nuit ? Il est à peine 20 heures ! »
« Qui êtes-vous ? Des citadins ? Quest-ce que vous faites dans ce trou paumé ? »
« On est chasseurs. On sest perdus, et la voiture est en panne. Vous pourriez nous aider ? »
« Et si vous nétiez pas qui vous prétendez ? On ne laisse pas entrer nimporte qui, surtout avec mes deux filles. Et pour la voiture, je ny connais rien. »
Les chasseurs, déconcertés, haussèrent les épaules :
« Désolé de vous déranger Mais où pourrait-on passer la nuit ? »
« Pas dhôtel ici, vous nêtes plus en ville », grogna le voisin avant dajouter, presque à regret :
« La seule qui vous hébergera, cest la vieille Matrone. Un peu folle, mais elle ouvre sa porte à tout le monde. »
Il désigna le bout du village, méprisant :
« Elle a une jeune fille chez elle, vous ne vous ennuierez pas, messieurs les chasseurs. »
Sur ces mots, il rentra chez lui, laissant les étrangers dans le noir.
Les chasseurs ne se découragèrent pas. Ils marchèrent vers la maison indiquée et frappèrent timidement.
« Madame, excusez-nous de débarquer si tard ! Pourrions-nous nous réchauffer ? »
« Bien sûr, entrez ! » répondit Matrone en ouvrant grand la porte. « Doù venez-vous, les gars ? »
« On est chasseurs », balbutièrent-ils, surpris par son accueil.
« Je suis Olivier, et voici mon ami denfance, Vincent », se présentèrent-ils.
Vincent, timide, rougissait comme une jeune fille.
« Ne me craignez pas, les garçons. On dit tout et nimporte quoi sur moi, mais ici, vous serez bien. Je vais préparer le dîner. »
Ils échangèrent un regard ravi enfin un repas chaud.
Pendant que Matrone cuisinait, ils observèrent lintérieur modeste mais soigné. Une vieille icône au mur, des photos sur le rebord de la fenêtre sans doute la fille et le gendre, supposèrent-ils. Et une jeune femme aux yeux tristes. La petite-fille ?
Matrone revint avec des pommes de terre et des conserves maison. Puis du pain frais, dont lodeur rappelait lenfance.
« Comme chez ma grand-mère ! » sexclama Vincent, ému.
« Mangez, je fais chauffer le samovar. On boira du thé à la confiture de pissenlits. Une spécialité quon ne trouve nulle part ailleurs ! »
« De pissenlits ? » Olivier était stupéfait.
« Ma grand-mère en faisait aussi ! » dit Vincent, que Matrone trouvait de plus en plus sympathique.
Soudain, une voix faible appela depuis une autre pièce :
« Mamie Jai soif »
Les chasseurs regardèrent les photos, puis demandèrent :
« Votre petite-fille ? Elle est malade ? »
« Elle a voulu couper du bois hier La fièvre a monté cette nuit. Pas de médicaments, et je suis trop vieille pour aller à la pharmacie par ce temps. »
Vincent fouilla rapidement son sac et lui tendit un antipyrétique :
« Prenez ça pour elle. Si ça ne va pas mieux demain, on trouvera une solution. »
Matrone les installa pour la nuit, puis retourna près dAnnette.
« Pourquoi dit-on quelle est folle ? » chuchota Olivier une fois la porte fermée.
« Une grand-mère comme la mienne Dommage quelle soit partie. »
Ils sendormirent, mais Vincent fut réveillé par des pas. Dans lobscurité, il vit Matrone prendre discrètement sa veste et lemporter.
« Bizarre Elle cherche quelque chose ? »
Au matin, il inspecta sa veste une déchirure sur la manche, soigneusement recousue. Comment avait-elle vu ça ?
Lui, à 27 ans, propriétaire dun restaurant florissant, pouvait sen acheter cent autres. Mais cette attention le toucha profondément.
Il sortit couper du bois pour elles, songeant à la photo dAnnette.
« Elle est belle Et courageuse. Jaimerais la connaître. »
Matrone le surprit, émue :
« Quel travailleur ! Il y a des années quaucun homme na aidé ici. »
Vincent rougit :
« Cest rien, je faisais ça pour ma grand-mère. »
Elle sourit :
« Restez pour la Chandeleur ! »
Olivier refusa net, mais Vincent accepta.
Le voisin revint, sarcastique :
« Votre riche ami ne viendra pas. Il est patron dun grand restaurant, vous croyez quil sintéresse à vous ? »
Annette, blessée, senfuit. Matrone le chassa, mais soudain, une voiture apparut.
Vincent en descendit, un bouquet de roses à la main.
« Matrone, je suis amoureux dAnnette. Puis-je lépouser ? »
Annette courut vers lui, radieuse.
Et les rumeurs reprirent de plus belle la « sorcière » avait ensorcelé un millionnaire pour sa petite-fille. Surtout ce voisin, dont les filles navaient pas su séduire Vincent







