**Journal Intime**
Je me sens si triste aujourdhui. Assise devant mon bol de soupe, je tourne ma cuillère sans appétit. Grand-mère mobserve, ses yeux pleins de tendresse.
« Ma petite chérie, quest-ce qui ne va pas ? Tu naimes pas la soupe ? Veux-tu que je te prépare des pommes de terre avec des saucisses ? »
Je secoue la tête. « Non, mamie. Je nai pas faim. »
Elle soupire, pose sa main ridée sur la mienne. « Dis-moi ce qui te tracasse. Je suis là pour toi. »
Je baisse les yeux. « À luniversité, les filles sont toujours bien habillées, à la mode. Moi elles me regardent comme si jétais un épouvantail. Les garçons ne me remarquent même pas. »
« À cause de tes vêtements ? »
« Oui, entre autres. Je suis démodée. Moche. »
Mamie fronce les sourcils. « Qui ta dit une telle sottise ? Tu es la plus belle. Elles sont jalouses, cest tout. Demain, je reçois ma pension. On ira tacheter une belle robe. »
« Non, mamie. » Je secoue encore la tête. « Je veux un vrai jean, une marque connue. Mais tu sais combien ça coûte ? Et avec quoi vivrions-nous ensuite ? Jaurais dû minscrire en cours du soir, trouver un travail »
Son regard se durcit. « Pas question. Tant que je suis là, tu étudieras sérieusement. Les cours du soir, ce nest pas pareil. Et ceux qui se moquent sont des imbéciles. Ce nest pas lhabit qui fait lêtre humain. »
« Mais à quoi bon un bon diplôme aujourdhui ? Tu es trop naïve, mamie. Laisse-moi au moins chercher un petit boulot »
« Ny pense même pas. » Sa voix est ferme. « Je perdrais les allocations si tu changes de filière. Cest peu, mais cest toujours ça. »
Je baisse la tête. Inutile dinsister. Elle ne comprend pas la honte davoir dix-neuf ans et de porter les vieilles jupes et pulls retouchés de maman.
« Mange un peu. Je vais réfléchir à une solution. » Elle se lève et disparaît dans sa chambre. Jentends des tiroirs souvrir, des objets déplacés.
Quand je la rejoins, elle est assise sur le lit, le regard perdu vers la fenêtre.
« Mamie, pardonne-moi » Je massois près delle et lenlace.
« Mais de quoi, ma puce ? Tu as raison. Il te faut une veste neuve, des bottes »
« Surtout, ne va pas emprunter de largent ! On ne pourrait jamais rembourser. »
« Non, non. Jai une bague. Celle que ton grand-père ma offerte. Tu ne la porteras jamais, de toute façon. Je la vendrai demain. » Elle se redresse brusquement. « Tu nas toujours pas mangé ? »
« Plus tard. Dis, mamie tu pourrais me faire une voyance ? »
Elle se retourne, surprise. « Une voyance ? Mais je ne sais pas faire ça ! »
« Si, tu sais. Maman disait que tu lui avais prédit papa. »
Elle hausse les épaules. « Vous, les jeunes, vous voulez tout savoir davance. Mais la destinée, ça ne se triche pas. Et si je vois du mauvais, je ne te le dirai pas. Ça ne ferait quattirer le malheur. »
« Alors dis-moi seulement du bien. » Je lui souris, insistante.
Elle soupire, résignée. « Oh, petite chipie Daccord. Assieds-toi là. »
Elle sort une boîte du placard, étale une nappe en dentelle, puis mélange les cartes avec des gestes précis. « Concentre-toi sur ton vœu le plus cher. »
Je retiens mon souffle. Les cartes, plus larges que les normales, sétalent sur la table. Mamie les retourne une à une, lair absorbé.
« Alors ? » Je guette son expression.
Elle sourit. « Regarde. Deux sept côte à côte. Tu rencontreras bientôt lamour. Le vrai. » Elle désigne dautres cartes. « Le roi de carreau, jeune, et toi près de lui. Beaucoup de paires Cest rare. »
Soudain, elle fronce les sourcils.
« Quoi, mamie ? Quest-ce que tu vois ? »
« Rien de grave. Des trèfles Des soucis à venir. Mais quelle vie nen a pas ? Le bonheur ne va pas sans peines. »
Je lécoute, essayant de graver chaque mot.
« Mamie, est-ce que je pourrais savoir »
« Assez ! Tu as eu ta réponse, non ? Cétait lamour qui te tracassait, hein ? Il viendra, et vite. » Elle ramasse les cartes. « Va mettre la bouilloire. »
Nous buvons notre thé. Je pose encore des questions sur le roi de carreau.
« Il travaille dans un bâtiment officiel, jeune. Les cartes nen disent pas plus. »
« Et les soucis ? Rien ne tarrivera, hein, mamie ? »
Elle me rassure dun geste. « Ne tinquiète pas. Même si quelque chose marrivait, ce ne serait pas grave. Jai vécu ma vie. Toi, tu as du bonheur devant toi. Ça suffit. »
Le lendemain, je vais à la fac le cœur léger. Peu importe les moqueries sur mes vêtements. Mamie a dit que lamour ne se juge pas sur les apparences.
En rentrant, je vois une voiture de police devant limmeuble. Des voisins murmurent. Mon cœur saffole.
« Élodie, ma pauvre quel malheur » Tante Lucie, du rez-de-chaussée, marrête, un mouchoir serré dans sa main.
« Quel malheur ? Où est mamie ? » Je me précipite vers lescalier.
La porte de lappartement est entrouverte. Un homme en uniforme se lève à mon arrivée.
« Vous êtes Élodie Martin ? »
« Oui. Où est ma grand-mère ? » Je crie, déjà sûre de la réponse.
« Lieutenant Morel. Votre grand-mère, Geneviève Lefèvre »
« Elle est malade ? Mais pourquoi tout est sens dessus dessous ? »
Il hésite. « Une voisine la trouvée On la frappée à la tête, mais pas fort. Elle est morte dune crise cardiaque. »
Je meffondre sur le canapé. Il me tend un verre deau.
« On la tuée ? »
« Elle retirait sa pension en espèces ? »
Je confirme dun signe.
« Il manque quelque chose de valeur ? Bijoux, argent ? »
Je regarde autour de moi. « Une bague. Un anneau en or avec une grosse pierre jaune. Elle voulait la vendre aujourdhui »
« Elle navait plus rien sur elle. Le voleur la probablement suivie après la poste ou la bijouterie. Il a paniqué en la voyant »
Je sanglote. « Pour quelques euros »
Il pose une main réconfortante sur mon épaule. « Nous le retrouverons. »
Plus tard, tante Lucie maide à ranger. Je dors chez elle, mais je retourne dans notre appartement la nuit suivante. Par habitude. Puis je me souviens Mamie ne reviendra pas.
Le lendemain, le lieutenant Morel revient. Il maide pour les démarches. Les voisins ont collecté de largent. « Choisissez une tenue pour elle. »
Je prends la robe bleu marine. Lannée dernière, quand elle refusait de la mettre pour un anniversaire, elle mavait dit : « Ce sera pour mon enterrement. » Je métais fâchée. Comme si elle pouvait mourir un jour
Les jours suivants sont flous. Je me rends à la fac par automatisme, puis demande un transfert en cours du soir. Je trouve un emploi dans une épicerie.
Morel vient parfois. Un jour, il mannonce : « Nous avons arrêté lhomme qui a attaqué ta grand-mère. Il a avoué, mais la bague était déjà vendue. »
Ça ne change rien.
Un soir, il me regarde timidement. « Élodie tu me plais. Depuis le premier jour. Je sais que ce nest pas le moment, mais sil te plaît, appelle-moi si tu as besoin. »
Il note son numéro dans mon téléphone. Je remarque ses traits fins, son uniforme qui lui va si bien.
« Tu as ton jour de congé vendredi ? On pourrait aller au cinéma ? »
Jacquiesce. Rester seule dans lappartement est trop dur.
Au fil des mois, il devient mon refuge. Quand il me demande en mariage, je dis oui.
La nuit, devant le portrait de mamie, je me souviens soudain de la voyance. Elle avait froncé les sourcils parlé de perte.
« Mamie tu savais ? Tu disais ne pas savoir lire les cartes. Morel me plaît, mais pas à ce prix. Pourquoi ne mas-tu rien dit ? Je ne taurais pas laissée sortir »
Sur la photo, son sourire est doux, comme si elle me chuchotait : « Tout ira bien, ma puce. »







