Daccord, ma puce, je file, les copains mattendent déjà ! Je nai vraiment pas le temps ! Allez, à plus !
Ces mots ne firent pas seulement sécrouler leurs projets pour la soirée. Un froid glacial envahit Élodie. La veille, elle avait passé des heures aux fourneaux, et aujourdhui, elle sétait précipitée chez elle après une journée épuisante, le cœur léger pour ça ? Un dîner expédié et un baiser coupable sur la joue ?
«Je file» ? Quentin, cest mon anniversaire, aujourdhui ! lui rappela-t-elle, la voix tremblante.
Quentin, déjà en train denfiler ses baskets, se redressa, perplexe. On aurait dit quil ne comprenait vraiment pas le problème.
Mais on a déjà passé du temps ensemble, répondit-il en désignant les assiettes. On a mangé, bu du vin. Je tai offert ce fer à lisser dont tu rêvais. Et puis cest mardi Samedi, on fêtera ça comme il faut, quand les invités seront là.
Mais je voulais être avec toi, rien quavec toi ! Ce soir, maintenant ! rétorqua Élodie, sentant lombre de la solitude lenvelopper.
Quentin soupira, les bras écartés en signe dimpuissance.
Ma chérie, sois raisonnable. Cest pas une soirée entre potes, cest une partie organisée. Ils comptent sur moi.
Ses mots résonnèrent comme une moquerie. *Ils* comptaient sur lui Et elle, alors ? Elle avait espéré une seule soirée, rien queux deux, sans ses « frères de jeu ». Mais visiblement, même ça, cétait trop demander.
Va au diable, Quentin, cracha-t-elle en se détournant. Mais retiens une chose : pour moi, cétait important. Très important. On vit comme deux colocataires, pas comme un couple.
Il haussa les épaules, aussi insouciant que sil sagissait de choisir un film. Pourtant, Élodie ne parlait même pas de son anniversaire. Cétait un cri du cœur. Depuis des mois, elle navait jamais été aussi seule avec lui.
Tout avait commencé bien plus tôt. Pour être honnête, elle récoltait ce quelle avait semé. Elle avait choisi Quentin parce quil était drôle et insouciant. Mais ce qui plaisait pendant les rendez-vous galants devenait un poison dans la vie quotidienne.
À leurs débuts, il lemmenait dans des soirées jeux entre amis. Pas des clubs branchés, mais des soirées conviviales, entre gens calmes et polis. Élodie avait grandi dans une maison où son père buvait jusquà loubli et sa mère se lamentait du matin au soir. Avec Quentin, elle avait découvert un monde paisible, sûr. Elle navait jamais eu denfance alors elle rattrapait le temps perdu à ses côtés.
Quand il lui avait demandé sa main, elle était au septième ciel. Il semblait être lhomme avec qui fonder une famille. Positif, cultivé, toujours prêt à rire. Financièrement, tout allait bien : un héritage confortable lui permettait de travailler à mi-temps, en télétravail, sans perdre des heures dans les transports.
Les premières semaines furent un conte de fées. Quentin lui offrit un véritable voyage de noces : escapades en Provence, bords de mer, nuits à discuter sous les étoiles Elle se sentait comme une princesse.
Mais à leur retour, le carrosse se transforma en citrouille. Dès le premier soir, Quentin la laissa seule pour défaire les valises et préparer le dîner.
Les gars vont sinquiéter si je tarde trop, avait-il dit. Je passe vite fait leur montrer les photos.
À lépoque, Élodie sétait à peine vexée. *Une amitié solide, cest bien*, sétait-elle dit. Mais depuis, cétait toujours la même rengaine. Et chaque fois, elle se retrouvait seule, face à lillusion de leur vie commune.
Les souvenirs des derniers mois défilèrent.
Chaque jour, elle rentrait épuisée. Neuf heures de travail, les bouchons, la course effrénée pour tout gérer Bien sûr, elle navait plus le temps pour les soirées. Elle ouvrait la porte de lappartement et le trouvait dans son fauteuil gaming, casque sur les oreilles, riant aux éclats. À côté, une assiette sale et des canettes de soda vides.
Quentin, peux-tu sortir les poubelles, sil te plaît ? demandait-elle doucement en ramassant la vaisselle.
Tout de suite, ma belle ! Dès quon aura fini cette partie, promis.
Son « tout de suite » durait une heure, deux puis elle finissait par descendre elle-même les sacs. Parce que cétait elle qui devait cuisiner. Parce que cétait elle que lodeur dérangeait.
Et cétait comme ça pour tout.
Il se couchait à laube, quand elle se levait. Parfois, elle séveillait en sursaut à cause de sa voix excitée dans le micro, en plein débat avec ses amis en ligne.
Ils vivaient côte à côte, mais pas ensemble. Comme un frère et une sœur. Chacun dans son monde. Et ces mondes ne se croisaient presque jamais.
Bien sûr, elle avait essayé de lui en parler. Mais il ne comprenait pas.
Quest-ce qui te manque ? On a tout ici. Je suis presque toujours à la maison. Je peux quand même pas être collé à toi !
À elle, il manquait juste un peu dattention. Dhumanité.
Un jour, elle en avait parlé à ses amies. Léa, léternelle optimiste, lavait rassurée :
Réjouis-toi quil rapporte de largent et ne fasse pas de scandale. Le mien est sur un chantier en Belgique, je vois mes enfants une fois par mois, et je mestime heureuse ! Toi, au moins, tu as tout.
À linverse, Camille avait été tranchante :
Jai connu ça. Tu es seule, même avec lui. Tu nes quune cuisinière et une femme de ménage. Ton gamin na pas fini de jouer, il nest pas prêt pour une famille. Un enfant ? Tu ne le verrais plus du tout.
Ces mots lavaient marquée. Elle avait douté. *Léa a peut-être raison, Quentin est gentil, il travaille Faut-il patienter ?*
Mais ce soir, assise seule devant des plats refroidis et une bouteille de bordeaux, elle comprit : elle ne voulait pas devenir Léa. Ne plus se contenter de miettes. Ne plus subir un homme qui la laissait en plan.
Sur la table, le rôti aux légumes avait perdu sa chaleur. Les bols de salade attendaient en vain. Elle avait tout préparé elle-même, couru les magasins, quitté le travail plus tôt pour quoi ?
Quentin, comme dhabitude, avait enfilé sa veste et était parti. La laissant seule avec son vin, ses larmes, et cette certitude : ça ne changerait jamais. Elle serait toujours seconde. Les fêtes, les enfants, la vieillesse Tout lui passerait sous le nez.
Elle ne supporta plus cette solitude. Pas ce soir. Elle appela un taxi et partit chez sa mère. Solange vivait seule depuis cinq ans. Elle accueillit sa fille dans ses bras, voyant bien ses yeux rougis.
Tant pis, dit-elle après lavoir écoutée. On fêtera ça toutes les deux. Commandons des sushis, ou ce que tu veux.
Cette nuit-là, Élodie redécouvrit ce quétait une famille. Imparfaite, mais réelle. Elles parlèrent pendant des heures. Sa mère écouta, sans linterrompre. Quentin, lui, ne lécoutait plus depuis longtemps.
Alors quand il appela à minuit, elle ignora son téléphone. Elle ne répondit quau matin.
Tétais où toute la nuit ?
Chez maman. Jai fêté mon anniversaire avec quelquun à qui je tiens.
Élo Tes en train de tout dramatiser. Rentre. Jai rien fait de mal.
Justement. Tu nas rien fait. Tu es absent.
Mais on a passé la soirée ensemble ! Cétait si terrible ?
Oh oui, génial. Cinq minutes, et tu as filé.
Putain, je vais pas chez une autre ! Faut pas exagérer.
Sais-tu quoi ? Jaurais préféré. Au moins, jaurais su contre quoi me battre. Là ta famille, ce sont tes potes. Moi, je ne suis quune option.
Un silence tomba. Quentin ne savait que répondre. Ou ne voulait pas.
Quentin, reprit-elle, je ne voulais pas en arriver là, mais Choisis. Eux ou moi.
Les ultimatums, maintenant ? gronda-t-il. Je taime, tu le sais. Mais on ne trahit pas ses amis
Elle soupira. Tout était clair.
Alors reste avec eux.
Elle raccrocha et alla petit-déjeuner. Sa mère avait préparé ses crêpes préférées. Dabord, elle pleura. Puis un poids immense la quitta. Oui, cétait douloureux. Mais enfin, elle pouvait avancer.
Elle retourna chercher ses affaires. Quentin ne la regarda même pas. Il coupa juste son micro, les yeux rivés à lécran.
Il resta dans son monde celui des jeux et des copains. Elle partit vers le sien. Un monde où lon construisait quelque chose de vrai, sans être une simple figurante. Quentin avait choisi léternelle adolescence. Leurs chemins se séparaient.







