Les Traîtres : Quand la Confiance se Brise dans l’Ombre

Et moi, jai appris à jouer aux cartes à ton petit Louis ! annonça joyeusement Mémé Geneviève.

Pourquoi ? sétonna Élodie, épuisée après sa journée de travail. Louis venait tout juste davoir six ans.

Eh bien, quand il ira chez des amis, ils joueront aux cartes, et il pourra se joindre à eux ! Pour la compagnie, tu vois ?

On pouvait la comprendre : elle avait été élevée à une époque où les parties de cartes et de dominos étaient un passe-temps des plus respectables. Et cela ne se passait pas aujourdhui, mais au beau milieu du siècle dernier, dans cette France dautrefois. Alors, vive la belote et la manille !

Mémé Geneviève venait garder son arrière-petit-fils, le petit Théo, âgé dun an. Louis, qui détestait la maternelle, tournait autour deux. Le garçon était plutôt indépendant une clé autour du cou et son déjeuner dans une boîte isotherme : à lépoque, cétait normal. Aujourdhui, certains ont du mal à sevrer leurs enfants avant quarante ans.

Et la cour de limmeuble était plutôt agréable cosy, entourée de bâtiments de quatre côtés. Il y avait même une table de ping-pong et une aire de jeux correcte, avec bac à sable et balançoires.

Dans lun des immeubles se trouvait aussi le magasin « Lumière ». Un commerce qui vendait, entre autres, des lustres et des appliques… mais aussi, étrangement, des meubles.

Et les meubles, cest lourd. Les livraisons nétaient donc pas toujours accueillies avec enthousiasme.

Du coup, les enfants rapportaient souvent à la maison des mots nouveaux, commençant par toutes les lettres de lalphabet : « Maman, cest quoi un… ? »

On appelait ça les « mots qui brillent ».

Mais ce nétaient que de petits inconvénients, comparés à lénorme avantage : on pouvait laisser les enfants jouer dans la cour sans crainte les livreurs veillaient même sur eux !

Élodie avait été la première à se marier : amoureuse dun camarade de promo, elle était tombée enceinte. Plus tard, sa belle-mère, qui travaillait en crèche, avait pris son fils en semaine ce qui lui avait permis de terminer ses études de médecine.

Ensuite, tous deux étaient devenus généralistes à lépoque, il y avait encore laffectation administrative.

La jolie Margaux, elle, ne sétait mariée quà vingt-cinq ans ce qui, pour lépoque, était tard.

Les sœurs ne se ressemblaient pas du tout : Élodie, mince, vive et brune, était lexact opposé de Margaux, plus lente, ronde et blonde.

Pourtant, toutes deux étaient très belles : le noir et le blanc un contraste, mais aussi deux moitiés dun même tout.

En les voyant, on ne pouvait sempêcher de se demander : « Mais… vous avez bien le même père ? »

Pas sûr ! rétorquaient-elles, toujours très complices.

Leur père était mort depuis longtemps. Leur mère avait refait sa vie ailleurs, laissant lappartement à ses filles adultes. Et elle esquivait habilement les questions : « Mais à quoi bon ? Bien sûr, vous avez le même père ! Le même, vous dis-je ! »

Jusquà ses vingt-quatre ans, Margaux avait mené les hommes par le bout du nez : son cœur dormait encore, même si les amourettes ne manquaient pas.

Elle avait rencontré son futur mari, Pierre, lors dune soirée chez un ancien camarade de lycée il était ami et voisin dAlexandre, un autre ancien élève.

Margaux avait même accepté un rendez-vous avec lui. Mais elle était rentrée déçue.

Tu sais ce quil ma demandé ? Un truc tellement terre-à-terre ! sindignait-elle.

Quoi donc ? demanda Élodie, le cœur serré.

Si javais mis un collant chaud ! Beurk ! sexclama-t-elle en grimacant. Quelle platitude !

Oui, ce garçon de trois ans son aîné, qui lavait trouvée très à son goût, sétait simplement inquiété pour elle. Il faisait moins de zéro ce soir-là, et tout le monde portait des collants en laine.

Rien de répréhensible dans ses mots juste de lattention pour cette petite tête de linotte. Mais la jeunesse est souvent catégorique. Pierre, si attentif, fut donc congédié avec ses collants.

Il ne réapparut dans sa vie que sept ans plus tard. Entre-temps, Margaux, après avoir éconduit une ribambelle dadmirateurs, vivait toujours avec sa sœur dans le même deux-pièces.

Et voilà que, soudain, les prétendants semblaient sêtre évaporés. Elle sen rendit compte après le Nouvel An elle avait dû le fêter chez sa sœur, faute dinvitation.

Puis Élodie avait trouvé une aiguille glissée dans sa couverture. Signe que quelquun lui avait jeté un sort envoutement, désamour, ou pire !

Margaux avait beaucoup damies, qui dormaient souvent chez elle. Lappartement, proche du métro, était pratique pour les études, puis le travail.

Laiguille fut retirée, et peu après, Margaux croisa Pierre par hasard un signe du destin, sans doute. Elle ne pouvait refuser !

Et cette fois, la question des collants il avait osé la reposer ! fut perçue tout autrement : « Tu te rends compte, comme il est attentionné ? »

Elle accepta donc dépouser Pierre, désormais docteur en mathématiques.

Le fiancé emménagea aussitôt, marquant son arrivée par lachat dune nouvelle bouilloire émaillée et dun canapé.

Mais on en a déjà une, de bouilloire ! sétonna Élodie. Pourquoi une autre ?

Celle-ci est à vous, expliqua le mathématicien. Lautre sera à nous !

Et pour la première fois, un léger malaise sinstalla entre les sœurs : la bouilloire de Pierre était bien plus belle… et bien plus chère.

Ses parents, aussi, étaient aisés, contrairement au mari dÉlodie, quon surnommait « le gueux » dans son dos.

Bientôt, il fut question déchanger le deux-pièces contre deux studios, avec un apport impossible autrement. Les parents de Pierre promirent encore daider.

Le temps passa, et Théo naquit. Margaux avait repris le travail : le malin mathématicien avait « recruté » sa grand-mère, Mémé Geneviève, pour garder le bébé.

Un soir, Élodie rentra plus tôt elle avait de la fièvre, sans doute attrapée à lhôpital. Ses visites ou « tournées », comme les appelait méchamment une standardiste avaient été confiées à une collègue. « Reposez-vous bien, Docteur Fournier ! »

Lappartement était plongé dans le noir : tout le monde devait dormir.

En réalité, cétait aussi un petit hôpital à domicile : Margaux était en arrêt depuis avant-hier avec Théo, et Antoine, le mari dÉlodie, avait aussi attrapé quelque chose. Quant à Louis, il était toujours là.

Prudemment, Élodie ouvrit la porte et sarrêta net : détranges bruits lui parvenaient. Mon Dieu, que se passait-il ?

Sans même retirer son manteau, elle entra dans la chambre à la lueur du jour déclinant, Louis, six ans, et Théo, un an, bavant joyeusement, étaient assis sur le tapis. Des cartes à la main : Louis apprenait à son frère à jouer à la belote… « pour la compagnie ».

Où est ton père ? demanda Élodie.

Il est avec tante Margaux, ils font la lessive dans la salle de bains ! répondit Louis avant de se tourner vers son frère, qui tenait une carte à peine pas plus. Jy vais, coupe !

Les leçons de Mémé Geneviève portaient leurs fruits…

Depuis combien de temps ils font ça ? demanda Élodie, le cœur serré.

La grande aiguille était sur le six, maintenant elle est sur le neuf ! répondit Louis, fier de sa précision.

« Quinze minutes…, pensa Élodie. Avec moi, il ne «lave» jamais aussi longtemps. »

Elle se sentit mal : voilà pourquoi Margaux refusait toujours de déménager ! Elle trouvait des prétextes ridicules la porte ne lui plaisait pas, cétait trop loin du métro… Mais la vérité éclatait enfin.

Pierre était au courant ? Non, impossible. Sinon, ses parents lui auraient déjà passé un savon. Au lieu de ça, ils comptaient payer la différence pour le nouvel appartement preuve quil ignorait tout.

Toujours en manteau, Élodie se posta devant la salle de bains et attendit la « fin de la lessive ». Bientôt, Antoine et Margaux en sortirent, rouges et visiblement paniqués.

Tu devais être en consultation ! Comment tu es là ?

Je suis venue aider pour la lessive au cas où vous auriez du mal ! répondit Élodie. Alors, ça tourne bien, à en juger par le rythme ? On peut étendre ?

Ce nest pas ce que tu crois ! balbutia Antoine.

Parfait ! acquiesça Élodie. Montre-moi le linge, alors peut-être pourras-tu ten sortir ! Allez, trouve une excuse que tu avais de la fièvre et que Margaux te soignait avec des compresses !

Vraiment, aucun plan B en cas de pépin ?

Ils restèrent muets. Avant ça, tout se passait si bien…

Partez. Tous les deux.

Margaux attrapa Théo qui serrait toujours sa carte et fila. Antoine, après avoir envoyé Louis jouer dehors il faisait encore jour tenta de se justifier : « Cest le diable, ma chérie ! Mais je naime que toi ! Cest elle qui est venue ! »

Mais Élodie, glaciale, ne voulait rien entendre. On lui avait menti. Et sans doute depuis longtemps.

Il savéra plus tard quAntoine et Margaux « faisaient souvent la lessive » et avec quelle discrétion !

Résultat : Antoine, bien que souffrant dune fièvre de 37,5 °C, fut mis à la porte. Les contacts avec Margaux furent réduits au strict minimum.

Élodie décida de ne rien dire à Pierre. Sil apprenait la tromperie, il divorcerait. Et elle se retrouverait coincée avec sa détestable sœur dans ce deux-pièces.

Alors que là, Margaux accepta le premier échange proposé : deux studios avec un apport.

Élodie, divorcée, se retrouva dans une minuscule « cage à lapins », avec une cuisine de quatre mètres carrés et des toilettes sur la baignoire.

Mais cétait chez elle. Mieux vaut un petit chez-soi quun grand chez-les-autres.

Quant à son ex-mari, il dut retourner chez ses parents. Il tenta bien de supplier Élodie, mais le divorce fut prononcé.

Un soir, Élodie rentra du travail elle avait changé de cabinet. Le silence régnait : Louis jouait seul.

Il était très autonome, ce garçon. Même sil sennuyait parfois de son cousin.

Là, il était assis sur le tapis. Adossé aux pieds dune chaise, un gros ours en peluche faisait face à des cartes étalées en éventail : Louis lui apprenait à jouer… « pour la compagnie ».

Et Élodie lentendit murmurer tendrement : « Allez, nounours, tu joues comme un pied ! Tas pas vu que cétait atout ? »

Salut, Mémé Geneviève ! Et salut aux livreurs du magasin « Lumière » vous nous manquez ! Vous nauriez pas des chatouilles dans le dos, par hasard ?

Оцените статью
Les Traîtres : Quand la Confiance se Brise dans l’Ombre
Le jour où j’ai de nouveau fait face à la mer… et retrouvé l’homme que je croyais perdu à jamais